M. de Saint-Martin, Madame de Bœcklin, les deux Saltzmann, Gœthe.

Mon cher Directeur,

Je viens recourir à la Revue d’Alsace et à sa publicité pour obtenir, s’il est possible, un renseignement d’un intérêt général que je n’ai pas pu me procurer autrement et pour rectifier, à cette occasion, une erreur de biographie qui devient trop commune partout et qui y est trop étrange en Alsace. L’objet de ma lettre est double, mais je serai aussi bref que le permettra la nature des choses.

Un des hommes les plus distingués de la fin du dernier siècle et qui se qualifiait de philosophe inconnu dans ses premiers écrits, mais qui n’est pas resté longtemps inconnu ni toujours philosophe, M. de Saint-Martin, est allé passer à Strasbourg, en 1790, l’année la plus décisive de sa vie. Appliquant ses belles facultés et ses nobles tendances à l’étude des sciences mystiques, mais peu satisfait des pratiques et des prétentions de quelques associations secrètes auxquelles il était affilié, et moins satisfait encore de l’esprit d’autres sociétés qui le recherchaient, il se mit tout-à-coup à étudier l’allemand pour aborder la lecture du plus grand des philosophes mystiques du dix-septième siècle, Jacques Bœhm. Le jeune officier s’éprit pour ce philosophe, aujourd’hui également préconisé par Schelling, par Baader et par Feuerbach, mais alors peu prisé, d’un tel enthousiasme qu’il entreprit et publia une traduction française d’une partie de ses œuvres, laissant là les écrits de Swedenborg et les entretiens du neveu de ce grand visionnaire, M. Silfverhelm qu’il avait rencontré à Strasbourg.

Deux personnes de Strasbourg, Madame de Bœcklin et M. Saltzmann, furent les initiateurs de M. de Saint-Martin à l’étude du mysticisme, disons mieux, de la théosophie de Bœhm. C’est au sujet de ces deux personnes que j’ai à demander un renseignement et à faire une rectification.

Qui fut Madame de Bœcklin ? Voilà le renseignement demandé.

Il y a vingt ans je n’avais qu’à poser cette question devant Mme Saltzmann, pour obtenir tous les renseignements désirables. Mme Saltzmann, à qui Saint-Martin aimait à faire lire ses premiers écrits et de qui je tiens un beau portrait du noble penseur, avait connu ce dernier et ses amis de Strasbourg aussi bien que M. Saltzmann lui-même. Elle avait connu mieux que lui ses relations féminines, toutes analogues alors à celles qui l’attachaient à Madame la duchesse de Bourbon, ayant toutes pour objet la sanctification de la vie et le progrès des études mystiques. On sait à quel point Saint-Martin était dévoué à la duchesse : c’était quelque chose de plus absolu, et surtout de plus mystique, que le dévouement de l’abbé Barthélemy à la duchesse de Choiseul. Et pourtant ses relations avec Madame de Bœcklin lui étaient plus précieuses encore. Il avait de la peine à élever Madame de Bourbon jusqu’à lui. L’esprit un peu crédule de la princesse inclinait aux aberrations du jour ; elle écoutait, outre les Mesmer et les Puységur, des oracles et des somnambules assez vulgaires et ses entretiens avec elle ne dépassaient pas un certain niveau. Madame de Bœcklin, au contraire, comprenait tout Saint-Martin et l’aidait à s’élever plus haut. Elle l’arrachait à ces opérations théurgiques dont Martinez Pasqualis et les sociétés secrètes de Bordeaux, de Marseille et de Lyon lui avaient inspiré le goût ; elle lui faisait comprendre que la théurgie ne menait pas à la vraie théosophie ; elle lui montrait la source la plus pure de cette étude, qui demeure rarement pure, qui s’égare si facilement et va si loin. Saint-Martin, ses Mémoires en font foi, suivit ces indications, car ce n’était que cela, avec une docile ardeur ; il fit de Jacques Bœhm son vrai maître, le juge de toutes ses doctrines, le guide de ses plus hautes aspirations. Il le préféra à Swedenborg lui-même. Il déclare bien nettement qu’il n’a eu que deux maîtres, Martinez Pasqualis, dont il écrit le nom aussi fautivement que celui de Madame de Bœcklin, et Jacques Bœhm.

M. Saltzmann, aussi enthousiaste du philosophe teutonique que Madame de Bœcklin, le recommanda comme elle à leur commun ami. Il comprenait les textes du célèbre mystique aussi bien qu’elle, ses écrits [522] nous le disent, et il est difficile, il est impossible aujourd’hui de démêler la part d’influence de chacun de ces deux initiateurs. Saint-Martin qui dit, qu’il a trouvé beaucoup de gens voulant être des maîtres à peine capables d’être des disciples, parle de Madame de Bœcklin, mais pas de Saltzmann. L’autorité de Madame de Bœcklin fut donc prépondérante auprès de son esprit, comme l’amitié le fut auprès de son cœur, lequel s’échappe une ou deux fois, soit dans ses souvenirs, soit dans sa correspondance : Saint-Martin la nomme un peu familièrement, si l’on me pardonne le mot, ma chère Bœcklin, ou ma chérissime B. Mais cette familiarité est bien rachetée par ces lignes : « J’ai par le monde une amie comme il n’y en a point ; je ne connais qu’elle avec qui mon âme puisse s’épancher à mon aise, et s’entretenir sur les grands objets qui m’occupent, parce que je ne connais qu’elle qui se soit placée à la mesure où je désire que l’on soit pour m’être utile. Malgré les fruits que je ferais auprès d’elle, nous sommes séparés par les circonstances. Mon Dieu, qui connaissez les besoins que j’ai d’elle, faites-lui parvenir mes pensées et faites-moi parvenir les siennes : et abrégez, s’il est possible, le temps de notre séparation ».

Maintenant comment arrive-t-il que, dans une ville aussi littéraire que Strasbourg, une femme aussi distinguée ait pu passer comme inaperçue ? Ou bien dois-je poser tout autrement la question et me demander à moi-même, comment il m’est arrivé, et à moi seul peut-être, de n’avoir pas même entendu prononcé son nom dans ma jeunesse ? Et comment m’arrive-t-il aujourd'hui de n’en plus trouver trace ? Sans nul doute, si j’avais lu plus tôt le portrait historique et philosophique de Saint-Martin fait par lui-même, c’est-à-dire les souvenirs de Saint-Martin, et si j’avais su questionner plus tôt, j’étais facilement renseigné. Les femmes si instruites qui brillaient, il y a trente et quarante ans , dans la société de Strasbourg, Madame la baronne de Frank, dont la maison hospitalière recevait et attirait ce qu’il y avait de plus distingué dans le pays et d’entre les étrangers ; Madame de Montbrison, la spirituelle fille de la spirituelle baronne d’Oberkirch, et qui unissait à tous les avantages de la naissance tous ceux d’une rare éducation ; Madame la baronne de Faviers, dont l’esprit était si vaste et le cœur si haut ; — ces femmes si éminentes de l’ancienne société de Strasbourg et dont les deux dernières finirent leurs jours à Paris, mais dont la jeunesse s’était rencontrée dans les salons avec la noble amie de Saint-Martin, non seulement l’avaient connue, mais elles l’avaient assurément écoutée et appréciée. Aujourd’hui, il n’y a plus personne qui ait joui du charme ou de l’instruction de sa parole. Y a-t-il quelqu’un qui ait reçu des confidences sur ses études ? Voilà le renseignement qu’en désespoir de cause je demande par les voies de la publicité, après avoir frappé inutilement à la porte de la seule personne de ma connaissance qui garde encore le nom devenu cher à Saint-Martin, puis à la porte de la fille aînée de l’illustre Schweighœuser et enfin à celle du doyen des hommes de lettres dont s’honore l’Alsace, M. Lamey.

J'arrive maintenant au second initiateur de Saint-Martin et à la rectification qui le concerne, M. Saltzmann. Ici il s’agit non plus d’un simple oubli, mais d’un effacement complet.

Cet écrivain théosophe, né en 1749, partage avec une femme instruite le mérite d’avoir arraché les nobles facultés du « philosophe inconnu » à l’étude des sciences occultes, en l’engageant dans les sciences mystiques, mérite secondaire aux yeux des uns, immense à ceux des autres. M. Saltzmann en eut d’autres et de plus grands, mais aujourd’hui il a l’infortune de risquer jusqu’à sa personne, menacée, non pas seulement de se confondre avec une autre, mais de s’y anéantir. En effet, il s’est trouvé à Strasbourg, dans les trente dernières années du dix-huitième siècle et au commencement du nôtre, deux hommes de lettres du même nom, de la même famille, assez proches parents. L’un fut secrétaire d’une commission municipale (Actuarius) et commensal de Gœthe, de Jung-Stilling et de Herder pendant le séjour que ces trois personnages, alors jeunes et inconnus, depuis devenus si célèbres, firent à Strasbourg en 1771. L'autre, conseiller de légation de la Saxe ducale, fut intimement lié avec Saint-Martin pendant le séjour que ce philosophe fit à Strasbourg en 1790. A cette liaison, peu continuée par la correspondance, il en succéda une autre avec Jung-Stilling, suivie, de 1791 à 1810, et embellie d’une correspondance du plus grand intérêt pour l’histoire du mysticisme pendant cette période et qui (je l’ai entre mes mains) parait avoir affaibli singulièrement celle de Saltzmann et de Saint-Martin, un peu tracassé comme Saltzmann pendant la terreur et mort dès 1803.

Il ne se conçoit pas deux hommes plus divers que les deux cousins Saltzmann, morts, l’un, l’ami de Gœthe, en 1812; l’autre, l’ami de Saint-Martin, en 1821.

Il ne se conçoit pas non plus de vie plus agitée que celle de l’un, du conseiller de légation, qui fut journaliste sous Louis XVI, la République, la Terreur, le Directoire, le Consulat et l’Empire, ni de vie plus calme que celle de l’autre, de celui qui ne fut Actuarius que pendant un an.

Et pourtant, c’est précisément le dernier des deux, celui qui ne fut rien, si ce n’est un homme de goût et un homme de bien, qui est devenu un personnage célèbre, et est assuré, comme ami de Gœthe, de vivre à tout jamais dans l’histoire des lettres ; car il figurera à perpétuité dans toutes les biographies de l’incomparable poète, tandis que l’autre, l’auteur de quinze volumes imprimés et d’autant de volumes manuscrits, n’est connu que dans le cercle très restreint des plus pieux et plus mystiques théosophes.

Ce n’est pas tout, son cousin n’ayant jamais mis son nom dans aucun de ses livres, l’heureux Actuarius, en véritable vache maigre, menace d’avaler la vache grasse, le conseiller de légation, auteur de tant de volumes, au point de ne plus en laisser trace. En effet, ces deux hommes si divers, non seulement on les confond l’un avec l’autre, en faisant des deux un seul et même individu, mais on absorbe l’un dans l’autre ; et ce n’est pas la vague tradition, ni l’ignorante insouciance, c’est l’histoire, c’est la biographie qui fait cette erreur. Du moins ce sont les savants, et non pas les étrangers, par exemple les Anglais ou les Américains, ce sont même les compatriotes de l’un et de l’autre qui la propagent. Ce sont en un mot des gens qui ont pu coudoyer l’un et l’autre dans les rues si peu larges de la savante cité du Rhin. Vous-même, mon cher Directeur, êtes un peu complice du fait, et vous vous croyez peut-être trop innocent. L’élégant biographe de Dietrich, un des membres qui brillent le plus dans la docte phalange des historiens de l’Alsace, prend ici même, dans la Revue, le conseiller pour l’Actuarius, quand il dit que le spirituel ami de Gœthe seconda dans son journal le digne maire de Strasbourg.

Il y a plus encore. D’entre les amis eux-mêmes du conseiller, le très savant Schubert, qui vient de terminer si honorablement sa glorieuse carrière, donne l’exemple de l’absorption. Il n’est pas possible de parler de M. Frédéric-Rodolphe Saltzmann d’une manière plus touchante et dans un langage plus admirable que ne le fait à deux reprises M. de Schubert, qui était allé lui rendre visite en 1820 ; et pourtant M. de Schubert qui connaît si bien les écrits de son ami, l’ami de Saint- Martin , croit qu’il s’est entretenu avec l’Actuarius, avec l’ami de Gœthe, avec l’homme mort en 1812, homme dont il n’a jamais lu une page ni reçu une lettre, mais dont le nom illuminé d’un reflet tombé de celui de Goethe, domine sa pensée et égare son imagination au point de lui faire commettre les plus éclatatants [sic] des non-sens et des anachronismes.

Si cela arrive aux amis, est-il étonnant que cela arrive à d’autres, et puisque la Revue d’Alsace est là tout exprès pour illustrer encore les hommes illustres déjà de l’Alsace et que d’ailleurs elle est un peu complice de la confusion, n’est-il pas juste qu’elle soit l’organe principal de la rectification ?

Qu’on confonde ensemble, dans la suite des temps et à distance, deux parents du même nom et de la même époque, cela n’a rien d’extraordinaire ; mais que cette confusion se fasse au milieu de compatriotes et de contemporains, cela étonne.

Qu’on oublie au bout d’une seule génération la personne qui a guidé un illustre philosophe, cela afflige ; car cela nous montre trop ce que vaut l’humanité, ce que valent nos facultés, notre attention, notre mémoire, et ce que valent nos traditions, notre histoire, même contemporaine et locale.

Voyez plutôt.

Quand je me suis occupé des dernières années de l’Ecole d’Alexandrie, de la chute du polythéisme, de la proscription de ses derniers prêtres, du silence imposé à ses derniers philosophes, de l’alliance suprême des uns avec les autres dans les sanctuaires, conclue aux jours de la persécution, après leurs longues querelles soutenues aux jours de la prospérité, j’ai rencontré dans les familles des uns et des autres quelques femmes d’idolâtre piété, instruites, éloquentes, qui se sont chargées d’initier aux sciences, à la religion et à la philosophie, plusieurs des penseurs les plus distingués et des personnages les plus constants dans leur culte. J’ai trouvé dans Eunape et d’autres historiens, sur les Edésie, les deux Asclépigénie, les Sosipatra et d’autres, des renseignements plus précis que je ne puis m’en procurer aujourd'hui relativement à la personne qui a exercé la plus heureuse influence sur M. de Saint-Martin, l’ami de mon grand-père par alliance. De Madame de Bœcklin, il ne me reste que le nom.

Nous imprimons beaucoup ; écrivons-nous assez? Notons-nous assez ?

Distinguons-nous suffisamment entre ce qui ne devrait pas même préoccuper nos propres pensées et ce qui mériterait d’être noté et transmis à la postérité ?

Aimons-nous assez à questionner nos pères sur ce qu’ils aimeraient le plus à nous apprendre ?

Attachons-nous assez de prix aux grands et beaux souvenirs de famille ?

Honorons-nous, comme nous le devons, les beaux exemples et les grands enseignements qui, de quelque part qu’ils viennent, ne doivent pas être livrés à l’abandon et à l’indifférence ?

Les réponses à ces questions sont trop faciles. Ce n’est pas pour les avoir que je fais les questions et ce ne sont pas au fond des questions que je fais, ce sont des leçons que je voudrais offrir sous cette forme.

Oui, renonçons enfin à une bizarre indifférence pour tout ce qui n’est pas éclat et coup de théâtre ; à ce grossier préjugé, qu’il n’y a d’intéressant que les choses dramatiques qui se rattachent à de grands noms. Toutes les belles choses créent de beaux noms et fondent de belles traditions, le temps, qui est la poésie, aidant la mémoire. Mais il faut ces deux puissances. Notons les belles choses et transmettons-les toutes à la postérité, elles lui seront de grands exemples.

Agréez, mon cher Directeur, l’expression de mes sentiments affectueux et distingués.

Matter.

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