Eclair 1797

Résultats de l’altération des associations humaines.

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On a vu dans ma lettre, déjà citée, que la propriété de l’homme aujourd’hui était son indigence, et que la souveraineté des peuples était leur impuissance ; je puis ajouter ici que dans l’état d’altération où l’espèce humaine languit depuis la chute, la première lumière des publicistes et des législateurs humains est leur ignorance.

L’indigence des hommes se prouve par les soins universels qu’ils prennent tous pour y suppléer et qui les trompent de la manière la plus abusive (car ce pourrait être une assertion extraordinaire, mais ce ne serait pas une assertion fausse, que de dire que c’est parce que l’homme autrefois ne possédait rien qu’il avait tout, et que depuis qu’il est sur cette terre, c’est parce qu’il possède tout qu’il n’a rien.).

L’impuissance des peuples se prouve par leurs armes.

L’ignorance des publicistes se prouve par leurs tâtonnements sur le [21] pacte social ; celle des législateurs par les lois précaires et hasardées qui émanent d’eux journellement et qu’ils lancent toujours en aveugles sans pouvoir en mesurer la portée.

Dans le vrai, les maximes des publicistes, ainsi que nous l’avons vu, font marcher l’esprit et l’intelligence à reculons, en allant chercher dans l’ordre inférieur les bases et les sources de l’association humaine, qui ne peuvent se trouver que dans l’ordre supérieur. En outre, elles le font marcher dans le vague, en composant le pacte social avec des droits que l’homme n’a plus ; en lui faisant transporter aux autres membres, ses concitoyens, une lumière et des pouvoirs qu’il n’a pas, et en lui faisant abjurer ceux qu’il a, s’ils ne sont pas conformes à l’ordre factice qu’il plaît à ces publicistes de faire résulter de la simple volonté humaine, ou de ce qu’ils appellent la volonté générale, expression dont ils sont bien loin d’avoir le vrai sens, comme on le verra en son lieu.

Une autre espèce d’altération, qui dérive de ces aberrations de l’intelligence des publicistes, c’est lorsque l’association et ceux qui la dirigent, loin de porter les yeux de l’homme vers ce point du niveau divin spirituel et religieux dont il est descendu, et vers lequel ils devraient tourner sans cesse les regards et les efforts de la famille sociale, ne les portent plus que vers les objets matériels qui ne concernent que son existence animale et que la sûreté physique du corps politique, toutes choses qui devraient bien être un accessoire de l’œuvre sociale, mais ne devraient pas en absorber, comme elles le font, le but et l’esprit. Or, qu’elle est l’association politique sur la terre qui ne nous offre pas ce caractère évident de dégradation !

Ainsi toutes ces autorités politiques, qui, sur la terre, ne savent plus remuer dans leur administration que des leviers matériels, ou, si l’on veut, que les immondices qui recouvrent entièrement l’objet de l’association humaine, sembleraient, si la comparaison était plus présentable, n’être plus que comme cette classe d’hommes dont l’emploi est de ramasser dans les villes et de transvaser les boues et les excréments, et qui, en travaillant uniquement ces matières d’infection, voudraient cependant se comparer et se confondre avec les administrateurs de l’État et les colonnes du gouvernement.

Que sera-ce donc si nous observons comment les gouverneurs des nations remplissent même le but matériel auquel ils ont fait descendre l’association humaine ? Nous y verrons que, bien loin d’apporter au peuple les secours de l’homme-esprit, conformément au niveau divin et [22] religieux, qui est son unique terme comme son unique principe ; au lieu même de lui procurer le bonheur dans son existence matérielle, qui découlerait naturellement de la même voie, ils ne savent gouverner qu’en extrayant de ce même peuple ces mêmes biens qu’ils auraient dû verser sur lui ; ils ne savent administrer les propriétés de leur pupille qu’en ravageant ces mêmes propriétés et en martyrisant, sous tous les rapports, ceux qu’ils auraient dû soulager.

Quelle distance il y a de cet ordre de choses à celui par où les associations humaines ont commencé et par lequel elles auraient dû se régir, si les autorités eussent continué d’être réelles et effectives dans l’ordre de l’esprit comme elles ont dû l’être dans l’origine où la chose divine et religieuse fut le vrai noyau et le vrai centre de l’association des hommes ! [1797 : pas de paragraphe].

Les autorités qui ont succédé à ces autorités antiques et virtuelles, n’étant plus que le fruit de la convention humaine, qui est tout le secret des publicistes, n’ont remplacé cette pensée pure, efficace et divine qu’elles n’avaient plus, que par des tâtonnements et des fureurs extravagantes, au lieu des secours réels en tous genres et puisés dans l’homme-esprit bien ordonné qu’elles n’auraient jamais dû cesser de verser sur nous.

Aussi tous les gouvernements politiques quelconque et sous quelque mode qu’ils se présentent, n’étant plus animés de ce noyau central, divin et religieux qui fut leur principe, n’ayant conservé que le nom de ce noyau vivificateur, ou même l’ayant éloigné tout à fait, ne sont plus aux yeux de l’homme observateur que comme des mains différentes dans lesquelles passe alternativement le même bistouri avec lequel elles s’industrient à disséquer les nations tout en prétendant les organiser et protéger leur existence.

Et à ce sujet, pour ceux qui ne portent pas leur science politique plus loin que l’écorce de l’arbre social, et ne voient rien au-delà des formes du gouvernement, voici tout ce que j’aurais à leur répondre, d’après les tableaux qu’on vient de parcourir : Vous vous disputez, leur dirais-je, pour savoir quelle est la meilleure forme de gouvernement ; eh bien ! si ces mains dont je viens de vous parler sont maladroites ou mal intentionnées, vous devez désirer d’en resserrer le nombre le plus possible, parce qu’alors le mal ira au rabais ; si elles étaient adroites et bien intentionnées, ce serait le contraire, parce qu’alors l’enchère du bien ou la diminution du mal irait en [23] accroissement. Mais en trouverez-vous beaucoup de ce genre ? Si elles étaient éclairées et rapprochées de ce noyau central, divin et religieux, qui est la seule clef de la véritable association humaine, vous n’auriez point à spéculer sur leur nombre et sur leurs mouvements, vous n’auriez autre chose à faire que de vous y abandonner avec confiance.

Résumons ici le tableau des progressions successives de l’association humaine et des altérations qu’elle a subies. En contemplant cet objet, selon qu’une pensée approfondie le montrera à tout être attentif, voici l’échelle que nous trouverons :

État primitif, pur et divin, telle que nous sentons qu’il aurait dû être, et vers lequel tendent tous les peuples : Dieu, centre et noyau de toutes les associations de l’homme-esprit, et bien ordonné dans toute la régularité de ses mesures. Républiques divines où tous les membres n’auraient eu qu’un seul esprit.

État secondaire simple, mais au-dessous de la première harmonie, gouvernement théocratique religieux : L’homme-roi, parmi les siens, pour leur transmettre ce qu’il a pu conserver de son premier état, soit par lui-même, soit par les faveurs bienfaisantes de la main suprême qui ne l’abandonna point et qui seule l’appela à la royauté, dont il posséda éminemment tous les pouvoirs sans exception.

État troisième, laborieux et en délibération, théocratie simplement spirituelle : Aristocratie supérieure où, par de sages conseils, la famille sociale trouverait de puissants secours pour se soutenir contre ses ennemis, et où les gouvernants auraient aussi quelques pouvoirs de l’homme-roi, mais d’une manière plus compliquée.

État quatrième, multiple, sans lumières, excepté celles de la nature inférieure : Les diverses familles du genre humain, livrées à tous les torrents qui s’écoulent de la source de l’homme-esprit non régulier ; mais cependant, étant alors plus égaré que perverti, et où il lui reste des ombres et des images de la justice et des pouvoirs de l’homme-roi qu’il pourrait exercer encore utilement s’il prenait le soin d’en recueillir attentivement les débris et de les raviver par la droiture de ses intentions.

Il y a un cinquième degré, qui est l’iniquité même et dont il n’est pas nécessaire de parler ici, quoiqu’il en filtre des rayons dans la plupart des associations humaines.

Au lieu de remonter tous ces degrés par lesquels l’ordre social était descendu, les hommes ont voulu passer de leur dispersion naturelle à [24] la couronne humaine, puis aux aristocraties humaines, puis aux républiques humaines, le tout sans apporter dans tous ces mouvements aucun des éléments qui les avaient suivis dans les progressions supérieures ou spirituelles ; et c’est alors qu’à force de marcher dans l’ordre inverse, ils font que les extrêmes se touchent et que l’un de ces extrêmes attire l’autre, surtout lorsque les choses arrivent à un point où ce n’est plus l’homme seul qui fait les révolutions, comme cela se voit dans la nôtre, malgré les horreurs et les extravagances dont elle a été souillée.