Stael de l allemagne 3 1813 - Mme de Staël De l’Allemagne – T 3

Par Mme la Baronne [Anne Louise Germaine] de Staël-Holstein

Tome troisième. Paris. H. Nicolle, à la librairie stéréotype, rue de Seine, n° 12. 1810.

Ré-imprimé par John Murray, Albemarle Street, Londres. 1813

Un site entièrement consacré à l’auteur existe : www.stael.org

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Quatrième partie - Chapitre V – De la disposition religieuse appelée mysticité

Extrait page 315

La disposition religieuse appelée mysticité n’est qu’une manière plus intime de sentir et de concevoir le christianisme. Comme dans le mot de mysticité est renfermé celui de mystère, on a cru que les mystiques professaient des dogmes extraordinaires, et faisaient une secte à part. Il n'y a de mystères chez eux que ceux du sentiment appliqués à la religion, et le sentiment est à la fois ce qu’il y a de plus clair, de plus simple et de plus inexplicable : il faut distinguer cependant les théosophes, c’est-à-dire, ceux qui s’occupent de la théologie philosophique, tels que Jacob Boehme, Saint-Martin, etc., des simples mystiques; les premiers veulent pénétrer le secret de la création, les seconds s’en tiennent à leur propre cœur.

Extrait pages 322-325

L’élévation de l’âme vers son Créateur est [322] le culte suprême des chrétiens mystiques ; mais ils ne s’adressent point à Dieu pour demander telle ou telle prospérité de cette vie. Un écrivain français qui a des lueurs sublimes, M. de Saint-Martin, a dit que la prière était la respiration de l’âme. Les mystiques sont, pour la plupart, convaincus qu’il y a réponse à cette prière, et que la grande révélation du christianisme peut se renouveler en quelque sorte dans l’âme, chaque fois qu’elle s'élève avec ardeur vers le ciel. Quand on croit qu’il n’existe plus de communication immédiate entre l’Être Suprême et l’homme, la prière n’est, pour ainsi dire, qu’un monologue ; mais elle devient un acte bien plus secourable, lorsqu’on est persuadé que la Divinité se fait sentir au fond de notre cœur. En effet, on ne saurait nier, ce me semble, qu’il ne se passe en nous des mouvements qui ne nous viennent en rien du dehors, et qui nous calment ou nous soutiennent, sans qu'on puisse les attribuer à la liaison ordinaire des événements de la vie.

Quatrième partie - Chapitre VII – Des philosophes religieux appelés théosophes

Extrait, page 349

Lorsque j'ai rendu compte de la philosophie moderne des Allemands, j’ai essayé de tracer une ligne de démarcation entre celle qui s’attache à pénétrer les secrets de l’univers, et celle qui se borne à l’examen de la nature de notre âme. La même distinction se fait remarquer parmi les écrivains religieux : les uns, dont j’ai déjà parlé dans les chapitres précédents, s’en sont tenus à l’influence de la religion sur notre cœur ; les autres, tels que Jacob Bœhme, en Allemagne, Saint-Martin, en France, et bien d'autres encore, ont cru trouver dans la révélation du christianisme, des paroles mystérieuses qui pouvaient servir à dévoiler les lois de la création.

Extrait, page 352

Le plus fameux de ces philosophes religieux, c'est Jacob Bœhme, un cordonnier allemand, qui vivait au commencement du dix-septième siècle ; il a fait tant de bruit dans son temps, que Charles I. envoya un homme exprès à Gorlitz, lieu de sa demeure, pour étudier son livre et le rapporter en Angleterre. Quelques-uns de ses écrits ont été traduits en français par M. de Saint Martin : ils sont très difficiles à comprendre ; cependant l'on ne peut s'empêcher de s'étonner qu'un homme sans culture d'esprit ait été si loin dans la contemplation de la nature. Il la considère en général comme un emblème des principaux dogmes du christianisme ; partout il croit voir dans les phénomènes du monde les traces de la chute de l'homme et de sa régénération, les effets du principe de la colère et de celui de la miséricorde ; et tandis que les philosophes grecs tâchaient d'expliquer le monde par le mélange des éléments de l'air, de l'eau et du feu, Jacob Bœhme n'admet que la combinaison des forces morales, et s'appuie sur des passages de l'évangile pour interpréter l'univers.

 Quatrième partie - Chapitre VIII – De l’esprit de secte en Allemagne – Pages 355-366

[p. 355] L'habitude de la méditation porte à des rêveries de tout genre sur la destinée humaine. La vie active peut seule détourner notre intérêt de la source des choses, mais tout ce qu'il y a de grand ou d'absurde en fait d'idées, est le résultat du mouvement intérieur qu'on ne peut dissiper au dehors. Beaucoup de gens sont très irrités contre les sectes religieuses ou philosophiques, et leur donnent le nom de folies, et de folies dangereuses. Il me semble que les égarements même de la pensée sont bien moins à craindre pour le repos et la moralité des hommes, que l'absence de la pensée. Quand on n'a pas en soi cette puissance de réflexion qui supplie à l'activité [p. 356] matérielle, on a besoin d'agir sans cesse et souvent au hasard.

Le fanatisme des idées a quelquefois conduit, il est vrai, à des actions violentes, mais c'est presque toujours parce qu'on a recherché les avantages de ce monde à l'aide des opinions abstraites. Les systèmes métaphysiques sont peu redoutables en eux-mêmes, ils ne le deviennent que quand ils sont réunis à des intérêts d'ambition, et c'est alors de ces intérêts dont il faut s'occuper si l'on veut modifier les systèmes ; mais les hommes capables de s'attacher vivement à une opinion indépendamment des résultats qu'elle peut avoir sont toujours d'une noble nature.

Les sectes philosophiques et religieuses qui, sous divers noms, ont existé en Allemagne, n'ont presque point eu de rapport avec les affaires politiques, et le genre de talent nécessaire pour entraîner les hommes à des résolutions vigoureuses s'est rarement manifesté dans ce pays. On peut se disputer sur la philosophie de Kant, sur les questions théologiques, sur l'idéalisme ou l'empirisme, sans qu'il en résulte jamais rien que des livres.

L'esprit de secte et l'esprit de parti diffèrent [p. 357] à beaucoup d'égards ; l'esprit de parti présente les opinions par ce qu'elles ont de saillant pour les faire comprendre au vulgaire ; et l'esprit de secte, surtout en Allemagne, tend toujours vers ce qu'il y a de plus abstrait : il faut; dans l'esprit de parti, saisir le point de vue de la multitude pour s'y placer ; les Allemands ne pensent qu'à la théorie, et dût -elle se perdre dans les nuages, ils l'y suivront. L'esprit de parti excite dans les hommes de certaines passions communes qui les réunissent en masse. Les Allemands subdivisent tout à force d'expliquer, de distinguer et de commenter. Ils ont une sincérité philosophique singulièrement propre à la recherche de la vérité, mais point du tout à l'art de la mettre en œuvre. L'esprit de secte n'aspire qu'à convaincre ; l'esprit de parti veut rallier. L'esprit de secte se dispute sur les idées ; l'esprit de parti veut du pouvoir sur les hommes. Il y a de la discipline dans l'esprit de parti, et de l'anarchie dans l'esprit de secte. L'autorité quelle qu'elle soit, n'a presque rien à craindre de l'esprit de secte, on le satisfait en laissant une grande latitude à la pensée ; mais l'esprit de parti n'est pas si facile à contenter, et ne se borne point à ces [p. 358] conquêtes intellectuelles dans lesquelles chaque individu peut se créer un empire sans destituer un possesseur.

On est en France beaucoup plus susceptible de l'esprit de parti que de l'esprit de secte : on s'y entend trop bien au réel de la vie, pour ne pas transformer en action ce qu'on désire, et en pratique ce qu'on pense ; mais peut-être y est-on trop étranger à l'esprit de secte : on n'y tient pas assez aux idées abstraites pour mettre de la chaleur à les défendre ; d'ailleurs, l'on ne veut être lié par aucun genre d'opinions, afin de s'avancer plus libre au-devant de toutes les circonstances. Il y a plus de bonne foi dans l'esprit de secte que dans l'esprit de parti, ainsi les Allemands doivent être bien plus propres à l'un qu'à l'autre.

Il faut distinguer trois espèces de sectes religieuses et philosophiques en Allemagne ; premièrement, les différentes communions chrétiennes qui ont existé, surtout à l'époque de la réformation, lorsque tous les esprits se sont tournés vers les questions théologiques ; secondement, les associations secrètes ; et enfin, les adeptes de quelques systèmes particuliers, dont un homme est le chef. Il faut ranger dans la première classe les anabaptistes [p. 359] et les Moraves ; dans la seconde, la plus ancienne des associations secrètes, les francs-maçons ; et, dans la troisième, les différents genres d'illuminés.

Les anabaptistes étaient plutôt une secte révolutionnaire que religieuse ; et comme ils durent leur existence à des passions politiques et non à des opinions, ils passèrent avec les circonstances. Les Moraves, tout à fait étrangers aux intérêts de ce monde, sont, comme je l'ai dit, une communion chrétienne de la plus grande pureté. Les quakers portent au milieu de la société les principes des Moraves : ceux-ci se retirent du monde pour être plus sûrs de rester fidèles à ces principes.

La franc-maçonnerie est une institution beaucoup plus sérieuse en Écosse et en Allemagne qu'en France. Elle a existé dans tous les pays ; mais il paraît cependant que c'est de l'Allemagne, surtout, qu'est venue cette association, transportée ensuite en Angleterre par les Anglo-Saxons, et renouvelée à la mort de Charles Ier par les partisans de la restauration, qui se rassemblèrent près de l'église de Saint Paul, pour rappeler Charles II, sur le trône. On croit aussi que les francs-maçons, [p. 360] surtout en Écosse, se rattachent de quelque manière à l'ordre des Templiers. Lessing a écrit sur la franc-maçonnerie un dialogue où son génie lumineux se fait éminemment remarquer. Il affirme que cette association a pour but de réunir les hommes malgré les barrières établies par la société ; car si, sous quelques rapports, l'état social forme un lien entre les hommes en les soumettant à l'empire des lois, il les sépare par les différences de rang et de gouvernement : cette fraternité, véritable image de l'âge d'or, a été mêlée dans la franc-maçonnerie à beaucoup d'autres idées qui sont aussi bonnes et morales. On ne saurait se dissimuler cependant, qu'il est dans la nature des associations secrètes de porter les esprits vers l'indépendance ; mais ces associations sont très favorables au développement des lumières, car tout ce que les hommes font par eux-mêmes et spontanément, donne à leur jugement plus de force et d'étendue.

Il se peut aussi que les principes de l'égalité démocratique se propagent par ce genre d'institutions qui met les hommes en évidence d'après leur valeur réelle et non d'après leur rang dans le monde. Les associations secrètes [p. 361] apprennent quelle est la puissance du nombre et de la réunion, tandis que les citoyens isolés sont, pour ainsi dire, des êtres abstraits les uns pour les autres. Sous ce rapport, ces associations pourraient avoir une grande influence dans l'état ; mais il est juste cependant de reconnaître que la franc-maçonnerie ne s'occupe en général que des intérêts religieux et philosophiques.

Ses membres se divisent entre eux en deux classes ; la franc-maçonnerie philosophique et la franc-maçonnerie hermétique ou égyptienne. La première a pour objet l'église intérieure ou le développement de la spiritualité de l'âme. La seconde se rapporte aux sciences, à celles qui s'occupent des secrets de la nature. Les frères Rose-Croix, entre autres, sont un des grades de la franc-maçonnerie, et les frères Rose-Croix dans l'origine étaient alchimistes.

De tout temps, et dans tous les pays, il a existé des associations secrètes, dont les membres avaient pour but de se fortifier mutuellement dans la croyance à la spiritualité de l’âme ; les mystères d’Éleusis, chez les païens, la secte des Esséniens, chez les Hébreux, étaient fondés sur cette doctrine, [p. 362] qu’on ne voulait pas profaner en la livrant aux plaisanteries du vulgaire. Il y a près de trente ans qu’à Wilhelms-Bad il y eut une assemblée de francs-maçons présidée par le duc de Brunswick ; cette assemblée avait pour objet la réforme des francs-maçons d’Allemagne, et il paraît que les opinions mystiques en général, et celle de Saint-Martin en particulier, influèrent beaucoup sur cette réunion. Les institutions politiques, les relations sociales, et souvent même celles de famille, ne prennent que l'extérieur de la vie : il est donc naturel que de tout temps on ait cherché quelque manière intime de se reconnaître et de s’entendre; et tous ceux dont le caractère a quelque profondeur, se croient des adeptes, et cherchent à se distinguer par quelques signes du reste des hommes. Les associations secrètes dégénèrent avec le temps ; mais leur principe est presque toujours un sentiment d’enthousiasme comprimé par la société.

Il y a trois classes d’illuminés : les illuminés mystiques, les illuminés visionnaires, et les illuminés politiques. La première, celle dont Jacob Bœhme, et, dans le dernier siècle, Pasqualis et Saint-Martin peuvent être considérés [p. 363] comme les chefs, tient par divers liens à cette église intérieure, sanctuaire de ralliement pour tous les philosophes religieux ; ces illuminés s’occupent uniquement de la religion, et de la nature interprétée par les dogmes de la religion.

Les illuminés visionnaires, à la tête desquels on doit placer le Suédois Swedenborg, croient que par la puissance de la volonté ils peuvent faire apparaître des morts et opérer des miracles. Le feu roi de Prusse Frédéric Guillaume a été induit en erreur par la crédulité de ces hommes ou par leurs ruses, qui avaient l'apparence de la crédulité. Les illuminés idéalistes dédaignent ces illuminés visionnaires comme des empiriques ; ils méprisent leurs prétendus prodiges, et pensent que la merveille des sentiments de l'âme doit l'emporter à elle seule sur toutes les autres.

Enfin, des hommes qui n'avoient pour but que de s'emparer de l'autorité dans tous les états, et de se faire donner des places, ont pris le nom d'illuminés ; leur chef était un Bavarois, Weisshaupt, homme d'un esprit supérieur, et qui avait très bien senti la puissance qu'on pouvait acquérir en réunissant les forces éparses des individus et en les [364] dirigeant toutes vers un même but. Un secret, quel qu'il soit, flatte l'amour-propre des hommes ; et quand on leur dit qu'ils sont de quelque chose dont leurs pareils ne sont pas, on acquiert toujours de l'empire sur eux. L'amour-propre se blesse de ressembler à la multitude ; et dès qu'on veut donner des marques de distinction connues ou cachées, on est sûr de mettre en mouvement l'imagination de la vanité, la plus active de toutes.

Les illuminés politiques n'avaient pris des autres illuminés que quelques signes pour se reconnaître ; mais les intérêts, et non les opinions, leur servaient de point de ralliement. Ils avaient pour but, il est vrai, de réformer l’ordre social sur de nouveaux principes ; toutefois, en attendant l'accomplissement de ce grand œuvre, ce qu'ils voulaient d'abord, c'était de s'emparer des emplois publics. Une telle secte a bien des adeptes par tout pays, qui s'initient d'eux-mêmes à ses secrets : en Allemagne, cependant, cette secte est la seule peut-être qui ait été fondée sur une combinaison politique ; toutes les autres sont nées d'un enthousiasme quelconque, et n'ont eu que la recherche de la vérité pour but.

Parmi les hommes qui s'efforcent de pénétrer [p. 365] les secrets de la nature, il faut compter les alchimistes, les magnétiseurs, etc. il est probable qu'il y a beaucoup de folie dans ces prétendues découvertes ; mais qu'y peut-on trouver d'effrayant ! Si l'on arrivait à reconnaître dans les phénomènes physiques ce qu'on appelle du merveilleux ! on en aurait avec raison de la joie. Il y a des moments où la nature paraît une machine qui se meut constamment par les mêmes ressorts, et c’est alors que son inflexible régularité fait peur ; mais quand on croit entrevoir en elle quelque chose de spontané comme la pensée, un espoir confus s'empare de l'âme, et nous dérobe au regard fixe de la nécessité.

Au fond de tous ces essais et de tous ces systèmes scientifiques et philosophiques, il y a toujours une tendance très marquée vers la spiritualité de l'âme. Ceux qui veulent deviner les secrets de la nature, sont très opposés aux matérialistes ; car c'est toujours dans la pensée qu'ils cherchent la solution de l'énigme du monde physique. Sans doute un tel mouvement dans les esprits pourrait conduire à de grandes erreurs ; mais il en est ainsi de tout ce qui est animé ; dès qu'il y a vie, il y a danger.

[p. 366] Les efforts individuels finiraient par être interdits si l'on s'asservissait à la méthode qui régulariserait les mouvements de l'esprit, comme la discipline commande à ceux du corps. Le problème consiste donc à guider les facultés sans les comprimer ; et l'on voudrait qu'il fût possible d'adapter à l'imagination des hommes l'art encore inconnu de s'élever avec des ailes, et de diriger le vol dans les airs.