Stael de l allemagne 3 1814a1814 - Mme de Staël - De l’Allemagne

Par Mme la Baronne Anne-Louise-Germaine de Staël-Holstein

Seconde édition. Tome troisième

À Paris

Chez H. Nicolle, à la librairie stéréotype, rue de Seine, n° 12.

Chez Mame frères, imprimeurs libraires, rue du pot de Fer, n° 14.

M. DCCC. XIV, 1814 – Staël - De l'Allemagne

Quatrième partie – La religion et l’enthousiasme

CHAPITRE V - De la disposition religieuse appelée mysticité – Pages 312-320

[L’orthographe a été respectée]

De la disposition religieuse appelée mysticité.

[p. 312] La disposition religieuse, appelée mysticité, n'est qu'une manière plus intime de sentir et de concevoir le christianisme. Comme dans le mot de mysticité est renfermé celui de mystère, on a cru que les mystiques professoient des dogmes extraordinaires et faisoient une secte à part. Il n'y a de mystères chez eux que ceux du sentiment appliqués à la religion, et le sentiment est à la fois ce qu'il y a de plus clair, de plus simple et de plus inexplicable : il faut distinguer cependant les théosophes, c'est-à-dire ceux qui s'occupent de la théologie philosophique, tels que Jacob Boehme, Saint-Martin, etc., des simples mystiques; les premiers veulent pénétrer le secret de la création ; les seconds s'en tiennent à leur propre cœur. Plusieurs pères de l'église, Thomas [p. 313] A-Kempis, Fénélon, S. François-de-Sales, etc. ; et chez les protestants un grand nombre d'écrivains anglais et allemands ont été des mystiques, c'est-à-dire des hommes qui faisoient de la religion un amour, et la mèloient à toutes leurs pensées comme à toutes leurs actions.

Le sentiment religieux, qui est la base de toute la doctrine des mystiques, consiste dans une paix intérieure pleine de vie. Les agitations des passions ne laissent point de calme : la tranquillité de la sécheresse et de la médiocrité d'esprit tue la vie de l'âme; il n'y a que dans le sentiment religieux qu'où trouve une réunion parfaite du mouvement et du repos. Cette disposition n'est continuelle, je crois, dans aucun homme, quelque pieux qu'il puisse être ; mais le souvenir et l'espérance de ces saintes émotions décident de la conduite de ceux qui les ont éprouvées.

Si l'on considère les peines et les plaisirs de la vie comme l'effet du hasard ou du bien joué, alors le désespoir et la joie doivent être pour ainsi dire des mouvements convulsifs. Car quel hasard que celui qui dispose de notre existence ? quel orgueil ou quel regret ne doit-on pas éprouver, quand il s'agit d'une démarche qui a pu influer sur tout notre sort ? A quels tourments [p. 314] d'incertitude ne devroit-on pas être livré, si notre raison disposoit seule de notre destinée dans ce monde? Mais si l'on croit, au contraire, qu'il n'y a que deux choses importantes pour le bonheur, la pureté de l'intention et la résignation à l'événement, quel qu'il soit, lorsqu'il ne dépend plus de nous, sans doute beaucoup de circonstances nous feront encore cruellement souffrir, mais aucune ne rompra nos liens avec le ciel. Lutter contre l'impossible est ce qui engendre en nous les sentiments les plus amers; et la colère de Satan n'est autre chose que la liberté aux prises avec la nécessité, et ne pouvant ni la dompter, ni s'y soumettre.

L'opinion dominante parmi les chrétiens mystiques, c'est que le seul hommage qui puisse plaire à Dieu c'est celui de la volonté dont il a fait don à l'homme : quelle offrande plus désintéressée pouvons-nous, en effet, présenter à la divinité ? Le culte, l'encens, les hymnes ont presque toujours pour but d'obtenir les prospérités de la terre, et c'est ainsi que la flatterie de ce monde entoure les monarques : mais se résigner à la volonté de Dieu, ne vouloir rien que ce qu'il veut, c'est l'acte religieux le plus pur dont l'âme humaine soit capable. Trois sommations [p. 315] sont faites à l'homme pour obtenir de lui cette résignation, la jeunesse, l'âge mûr et la vieillesse : heureux ceux qui se soumettent à la première !

C'est l'orgueil en toutes choses qui met le venin dans la blessure : l'âme révoltée accuse le ciel, l'homme religieux laisse la douleur agir sur lui, selon l'intention de celui qui l'envoie ; il se sert de tous les moyens qui sont en sa puissance pour l'éviter ou pour la soulager : mais quand l'événement est irrévocable, les caractères sacrés de la volonté suprême y sont empreints.

Quel malheur accidentel peut être comparé à la vieillesse et à la mort. Et cependant presque tous les hommes s'y résignent, parce qu'il n'y a point d'armes contre elles : d'où vient donc que chacun se révolte contre les malheurs particuliers, tandis que tous se plient sous le malheur universel ? C'est qu'on traite le sort comme un gouvernement à qui l'on permet de faire souffrir tout le monde, pourvu qu'il n'accorde de privilèges à personne. Les malheurs que nous avons en commun avec nos semblables sont aussi durs, et nous causent autant de souffrance que nos malheurs particuliers; et cependant ils n'excitent presque jamais en nous la même rébellion. Pourquoi [p. 316] quoi les hommes ne se disent-ils pas qu'il faut supporter ce qui les concerne personnellement, comme ils supportent la condition de l'humanité en général ? C'est qu'on croit trouver de l'injustice dans son partage individuel. Singulier orgueil de l'homme de vouloir juger la divinité avec l'instrument qu'il a reçu d'elle ? Que sait- il de ce qu'éprouve un autre ? Que sait-il de lui-même ? Que sait-il de rien, excepté de son sentiment intérieur ? Et ce sentiment, plus il est intime, plus il contient le secret de notre félicité ; car n'est-ce pas dans le fond de nous-mêmes que nous sentons le bonheur ou le malheur ? L'amour religieux ou l'amour-propre pénètrent seuls jusqu'à la source de nos pensées les plus cachées. Sous le nom d'amour religieux sont renfermées toutes les affections désintéressées, et sous celui d'amour-propre tous les penchants égoïstes : de quelque manière que le sort nous seconde ou nous contrarie, c'est toujours de l'ascendant de l'un de ces amours sur l'autre que dépend la jouissance calme ou le malaise inquiet.

C'est manquer, ce me semble, tout à fait de respect à la Providence que de nous supposer en proie à ces fantômes qu'on appelle les événements : leur réalité consiste dans ce qu'ils produisent [p. 317] sur l'âme, et il y a une égalité parfaite entre toutes les situations et toutes les destinées, non pas vues extérieurement, mais jugées d'après leur influence sur le perfectionnement religieux. Si chacun de nous veut examiner attentivement la trame de sa propre vie, il y verra deux tissus parfaitement distincts; l'un qui semble en entier soumis aux causes et aux effets naturels; l'autre dont la tendance tout à fait mystérieuse ne se comprend qu'avec le temps. C'est comme les tapisseries de haute-lice, dont on travaille les peintures à l'envers, jusqu'à ce que mises en place on en puisse juger l'effet. On finit par apercevoir même dans cette vie pourquoi l'on a souffert, pourquoi l'on n'a pas obtenu ce qu'on désiroit. L'amélioration de notre propre cœur nous révèle l'intention bienfaisante qui nous a soumis à la peine ; car les prospérités de la terre auroient même quelque chose de redoutable, si elles tomboient sur nous après que nous nous serions rendus coupables de grandes fautes : on se croiroit alors abandonné par la main de celui qui nous livreroit au bonheur ici-bas, comme à notre seul avenir.

Ou tout est hasard, ou il n'y en a pas un seul dans ce monde, et s'il n'y en a pas, le sentiment [p. 318 ] religieux consiste à se mettre en harmonie avec l'ordre universel, malgré l'esprit de rébellion ou d'envahissement que l'égoïsme inspire à chacun de nous en particulier. Tous les dogmes et tous les cultes sont les formes diverses que ce sentiment religieux a revêtues selon les temps et selon les pays ; il peut se dépraver par la terreur, quoiqu'il soit fondé sur la confiance ; mais il consiste toujours dans la conviction qu'il n'y a rien d'accidentel dans les événements, et que notre seule manière d'influer sur le sort c'est en agissant sur nous-mêmes. La raison n'en règne pas moins dans tout ce qui tient à la conduite de la vie ; mais quand cette ménagère de l'existence l'a arrangée le mieux qu'elle a pu, le fond de notre cœur appartient toujours à l'amour, et, ce qu'on appelle la mysticité, c'est cet amour dans sa pureté la plus parfaite.

L'élévation de l'âme vers son Créateur est le culte suprême des chrétiens mystiques; mais ils ne s'adressent point à Dieu pour demander telle ou telle prospérité de cette vie. Un écrivain français qui a des lueurs sublimes, M. de Saint-Martin, a dit que la prière était la respiration de l'âme. Les mystiques sont pour la plupart convaincus qu'il y a réponse à cette prière, et que la grande [p. 319] révélation du christianisme peut se renouveler en quelque sorte dans l'âme chaque fois qu'elle s'élève avec ardeur vers le ciel. Quand on croit qu'il n'existe plus de communication immédiate entre l'Etre Suprême et l'homme , la prière n'est pour ainsi dire qu'un monologue ; mais elle devient un acte bien plus secourable, lorsqu'on est persuadé que la divinité se fait sentir au fond de notre cœur. En effet, on ne saurait nier, ce me semble, qu'il ne se passe en nous des mouvements qui ne nous viennent en rien du dehors, et qui nous calment ou nous soutiennent, sans qu'on puisse les attribuer à la liaison ordinaire des événements de la vie.

Des hommes qui ont mis de l'amour-propre dans une doctrine en entier fondée sur l'abnégation de l'amour-propre ont tiré parti de ces secours inattendus pour se faire des illusions de tout genre : ils se sont crus des élus ou des prophètes ; ils se sont imaginé qu'ils avoient des visions ; enfin ils sont entrés en superstition vis-à-vis d'eux-mêmes. Que ne peut l'orgueil humain, puisqu'il s'insinue dans le cœur sous la forme même de l'humilité ! Mais il n'en est pas moins vrai que rien n'est plus simple et plus pur que les rapports de l'âme avec Dieu, tels qu'ils [p. 320] sont conçus parce qu'on a coutume d'appeler les mystiques, c'est-à-dire les chrétiens qui mettent l'amour dans la religion.

Chapitre VII – Des philosophes religieux appelés Théosophes – Pages 346-351

Des philosophes religieux appelés Théosophes.

Lorsque j'ai rendu compte de la philosophie moderne des Allemands, j'ai essayé de tracer une ligne de démarcation entre celle qui s'attache à pénétrer les secrets de l'univers et celle qui se borne à l'examen de la nature de notre âme. La même distinction se fait remarquer parmi les écrivains religieux : les uns dont j’ai déjà parlé dans les chapitres précédents s'en sont tenus à l'influence de la religion sur notre cœur : les autres, tels que Jacob Bœhme, en Allemagne, Saint-Martin, en France, et bien d'autres encore, ont cru trouver dans la révélation du christianisme des paroles mystérieuses qui pouvoient servir à dévoiler les lois de la création. Il faut en convenir, quand on commence à penser il est difficile de s'arrêter; et soit que la réflexion conduise [p. 347] au scepticisme, soit qu'elle mène à la foi la plus universelle, on est souvent tenté de passer des heures entières, comme les faquirs, à se demander ce que c'est que la vie. Loin de dédaigner ceux qui sont ainsi dévorés par la contemplation, on ne peut s'empêcher de les considérer comme les véritables seigneurs de l'espèce humaine, auprès desquels ceux qui existent sans réfléchir ne sont que des serfs attachés à la glèbe. Mais comment peut-on se flatter de donner quelque consistance à ses pensées, qui, semblables aux éclairs, replongent dans les tenèbres après avoir un moment jeté sur les objets d'incertaines lueurs.

Il peut être intéressant toutefois d'indiquer la direction principale des systèmes théosophiques, c'est-à-dire des philosophes religieux qui n'ont cessé d'exister en Allemagne depuis l'établissement du christianisme, et surtout depuis la renaissance des lettres. La plupart des philosophes grecs ont fondé le système du monde sur l'action des éléments; et si l'on n'en excepte Pythagore et Platon, qui tenoient de l'Orient leur tendance à l'idéalisme, les penseurs de l'antiquité expliquent tous l'organisation de l'univers par des lois physiques. Le christianisme, en allumant la vie [p. 348] intérieure dans le sein de l'homme, devoit exciter les esprits à s exagérer le pouvoir de l'âme sur le corps ; les abus auxquels les doctrines les plus pures sont sujettes ont amené les visions, la magie blanche (c'est-à-dire celle qui attribue à la volonté de l'homme sans l'intervention des esprits infernaux la possibilité d agir sur les éléments), toutes les rêveries bizarres enfin qui naissent de la conviction que l'âme est plus forte que la nature. Les secrets d'alchimistes, de magnétiseurs et d'illuminés s'appuient presque tous sur cet ascendant de la volonté qu’ils portent beaucoup trop loin, mais qui tient de quelque manière néanmoins à la grandeur morale de l'homme.

Non seulement le christianisme, en affirmant la spiritualité de l'âme, a porté les esprits à croire à la puissance illimitée de la foi religieuse ou philosophique, mais la révélation a paru à quelques hommes un miracle continuel qui pouvoit se renouveler pour chacun d'eux, et quelques-uns ont cru sincèrement qu'une divination surnaturelle leur étoit accordée, et qu'il se manifestoit en eux des vérités dont ils étoient plutôt les témoins que les inventeurs. Le plus fameux de ces philosophes religieux c'est Jacob Bœhme, [p. 349] un cordonnier allemand, qui vivoit au commencement du dix-septième siècle ; il a fait tant de bruit dans son temps, que Charles I envoya un homme exprès à Gorlitz, lieu de sa demeure, pour étudier son livre et le rapporter en Angleterre. Quelques- uns de ses écrits ont été traduits en français par M. de Saint-Martin : ils sont très difficiles à comprendre ; cependant l'on ne peut s'empêcher de s'étonner qu'un homme sans culture d'esprit ait été si loin dans la contemplation de la nature. Il la considère en général comme un emblème des principaux dogmes du christianisme ; partout il croit voir dans les phénomènes du monde les traces de la chute de l'homme et de sa régénération, les effets du principe de la colère et de celui de la miséricorde ; et tandis que les philosophes grecs tâchoient d'expliquer le inonde par le mélange des éléments de l'air, de l'eau et du feu, Jacob Bœhme n'admet que la combinaison des forces morales, et s'appuie sur des passages de l'Evangile pour interpréter l'univers.

De quelque manière que l'on considère ces singuliers écrits qui, depuis deux cents ans, ont toujours trouvé des lecteurs ou plutôt des adeptes, on ne peut s'empêcher de remarquer les deux [p. 350] routes opposées que suivent, pour arriver à la vérité, les philosophes spiritualités et les philosophes matérialistes. Les uns croient que c'est en se dérobant à toutes les impressions du dehors, et en se plongeant dans l'extase de la pensée, qu'on peut deviner la nature : les autres prétendent qu'on ne saurait trop se garder de l'enthousiasme et de l'imagination dans l'examen des phénomènes de l'univers ; l'on diroit que l'esprit humain a besoin de s'affranchir dû corps ou de l'âme pour comprendre la nature, tandis que c'est dans la mystérieuse réunion des deux que consiste le secret de l'existence.

Quelques savants en Allemagne affirment qu'on trouve dans les ouvrages de Jacob Bœhme des vues très profondes sur le monde physique ; l'on peut dire au moins qu'il y a autant d'originalité dans les hypothèses des philosophes religieux sur la création que dans celles de Thalès, de Xénophane, d'Aristote, de Descartes et de Leibnitz. Les théosophes déclarent que ce qu'ils pensent leur a été révélé, tandis que les philosophes en général se croient uniquement conduits par leur propre raison ; mais puisque les uns et les autres aspirent à connoître le mystère des mystères, que signifient à cette hauteur [p. 351]  les mots de raison et de folie ? et pourquoi flétrir de la dénomination d'insensés ceux qui croient trouver dans l'exaltation de grandes lumières ? C'est un mouvement de l'âme d'une nature très remarquable, et qui ne lui a sûrement pas été donné seulement pour le combattre.

Chapitre VIII – De l’esprit de secte en Allemagne – Extrait, pages 358-359

[p. 358] De tout temps et dans tous les pays il a existé des associations secrètes, dont les membres avoient pour but de se fortifier mutuellement dans la croyance à la spiritualité de l’âme ; les mystères d'Eleusis chez les païens, la secte des esséniens chez les Hébreux étoient fondés sur cette doctrine, qu'on ne vouloit pas profaner en la livrant aux plaisanteries du vulgaire. Il y a près de trente ans qu'à Wilhelms-Bad il y eut une assemblée de francs-maçons, présidée par le duc de Brunswick; cette assemblée avoit pour objet la réforme des francs-maçons d'Allemagne, et il paroît que les opinons mystiques en général, et celles de Saint-Martin en particulier, influèrent beaucoup sur cette réunion. Les institutions politiques, les relations sociales, et souvent même celles de famille, ne prennent que [p. 359] l'extérieur de la vie : il est donc naturel que de tout temps on ait cherché quelque manière intime de se reconnoître et de s'entendre ; et tous ceux dont le caractère a quelque profondeur se croient des adeptes, et cherchent à se distinguer par quelques signes du reste des hommes. Les associations secrètes dégénèrent avec le temps; mais leur principe est presque toujours un sentiment d'enthousiasme comprimé par la société.

Il y a trois classes d'illuminés ; les illuminés mystiques, les illuminés visionnaires et les illuminés politiques. La première, celle dont Jacob Bœhme, et dans le dernier siècle, Pasqualis et Saint-Martin peuvent être considérés comme les chefs, tient par divers liens à cette église intérieure, sanctuaire de ralliement pour tous les philosophes religieux ; ces illuminés s'occupent uniquement de la religion et de la nature interprétée par les dogmes de la religion.