1830 - L’Ami de la Religion et du Roi - Tome LXII 

L' ami de la religion et du roi: journal ecclésiastique, politique et littéraire, Volume 62.
Compte-rendu du Supplément au Dictionnaire historique de Feller - Article sur Louise-Marie-Thérèse-Mathilde d'Orléans, duchesse de Bourbon

=> Supplément au Dictionnaire historique de Feller

1830 ami religion roi vol62Mercredi 3 février 1830 – n° 1616

Supplément au Dictionnaire historique de Feller, publié à Lyon par J.-F. Rolland.

2 gros volumes in-8°, prix, 14 fr. et 18 fr. franc de port. A Lyon, chez Rolland, et à Paris, au bureau de ce journal. Pages 369-373

On se rappelle qu'il parut à Lyon, de 1821 à 1823, une édition du Dictionnaire historique des grands hommes, de Feller, en 10 gros volumes in-8°. Cette édition était faite sur un plan un peu différent de celui de l'édition de Paris; on n'y touchait point au texte de Feller, et on y ajoutait seulement un assez grand nombre d'articles de personnages morts depuis ou omis par le premier auteur. Nous rendîmes compte de cette édition, nos 790, 820 et autres. Aujourd'hui M. Rolland vient de donner deux volumes de supplément, où il a fait entrer les personnages morts dans ces dernières années et ceux qui avaient pu être encore omis dans les premiers volumes. Il s'est aidé pour cela des ouvrages les plus récents, de la Biographie universelle, de l’Annuaire de M. Mahul, de l'Ami de la religion ; il a emprunté, entr'autres, à ce dernier recueil, la plupart des articles sur des ecclésiastiques. Nous sommes bien loin de lui en faire un reproche, d'autant plus que l'éditeur cite quelquefois notre journal comme lui ayant été utile. Il a d'ailleurs beaucoup d'autres articles nouveaux et rédigés avec soin; et nous donnerons ici l'extrait de quelques-uns qui ne seront point déplacés dans ce journal :

[Suit l’article sur François-David Aynès, Michel Ciamciam ou Triamcian, Jean-Baptiste Lasausse.]

[370] … Nous n'indiquerons qu'en passant d'autres articles sur des personnages et des écrivains morts récemment. On distinguera surtout ceux de Léon XII, de l'empereur Alexandre, de Mme Krudener, de Mlle Labrousse, de MM. Marchangy, Laveaux, Nougaret, etc. L'éditeur s'est trompé en mettant au nombre des morts M. de Champagny, duc de Cadore ; cet ancien ministre vit toujours. L'article de Mme la duchesse de Bourbon, morte en 1822, aurait été susceptible de plus de développements; l'éditeur a sans doute été retenu par des considérations respectables, et nous-même nous avions usé de la même réserve en annonçant la mort de la duchesse dans notre n° 775, tome XXX. Mais depuis, on a rendu publics des faits qui étaient jusque-là peu [371] connus, et les écrits de la princesse ont été mentionnés dans plusieurs recueils. Nous ne croyons donc point commettre d'indiscrétion en donnant ici une notice ou nous rappelons les opinions singulières de la duchesse.

« Louise-Marie-Thérèse-Mathilde d'Orléans, née à St-Cloud le 9 juillet 1750, était fille du duc d'Orléans et épousa, en 1770, M. le duc de Bourbon, plus jeune qu'elle de six années. Ils eurent un fils, M. le duc d'Enghien, né en 1772. Ils se séparèrent en 1780. La duchesse, douée d'un esprit vif, instruite même, était par caractère disposée à croire au merveilleux ; elle s'engoua du magnétisme et eut des relations suivies avec Saint-Martin, dit le philosophe inconnu. Elle nous apprend elle-même que la lecture des écrits de Mme Guyon faisait son bonheur. Elle fut, au commencement de la révolution, admiratrice zélée de la fille Labrousse, l'admit dans son palais et y tenait des réunions avec dom Gerle, l'évêque Pontard et d'autres chefs du parti constitutionnel. Un chapelain de la duchesse, ecclésiastique estimable qui vit encore, M. l'abbé F. fut obligé de sortir de sa maison, parce qu'il refusa de recevoir la fille Labrousse à la communion. La duchesse fit, dit-on, les frais d'une édition des prophéties de cette fille.

Elle ne sortit point de France au commencement de la révolution, fut enfermée à Marseille en 1793 par suite des décrets de la Convention, et lui écrivit, le 17 octobre, qu'elle faisait don à la nation de ses biens ; on passa à l'ordre du jour sur cette offre. Le 29 avril 1795, la Convention accorda 18,000 francs à la princesse. Un décret la bannit le 18 fructidor ; on lui avait promis sur ses biens une rente de 50,000 francs, qui fut fort mal payée. Elle se retira en Espagne et resta jusqu'en 1814 en Catalogne. C'est, à ce qu'on croit, à Barcelone que fut imprimée, en 1812, la Correspondance entre madame de B. et M. R. sur leurs opinions religieuses, 2 vol. in-8°. A la suite de cette Correspondance, il y a dans le second volume des Opuscules ou Pensées d'une âme de la foi sur la religion chrétienne pratiquée en esprit et en vérité. Cet ouvrage ne fut tiré, dit-on, qu'à 200 exemplaires, et fut prohibé en 1819 par l'inquisition d'Espagne, comme obscène, plein de propositions hérétiques, impies, blasphématoires, séductrices et téméraires. La première qualification s'applique sans doute au récit d'un voyage de Barcelone, qui se trouve en tête du premier volume, et qui a pour titre : Voyage tragique et tendrement comique pour servir d'introduction.

La Correspondance est adressée à M. R. que Barbier dit être Ruffin, et que la duchesse appelle son cher ange ; il est mort depuis et chrétiennement, à ce qu'on assure. La duchesse lui parle avec force en faveur de la révélation, et lui déclare que J.-C. est la seule porte pour arriver au ciel ; mais elle ne l'engage pas à croire aux prêtres ni à leur Eglise visible (*). Elle demande à Dieu de bons pasteurs, mais elle doute si les prêtres actuels sont les vrais successeurs des apôtres, s'ils ont les clés du royaume des cieux pour lier et pour délier. Elle espère qu'elle ne sera pas rejetée par le Sauveur, si [372] elle est rejetée par les prêtres, qui refusent de l'admettre aux sacrements de l'Eglise, parce qu'elle ne croit pas à eux. Les promesses ont été faites, dit-elle, non au corps des pasteurs, mais à la généralité des êtres purs et saints.

Dans une profession de foi insérée dans les Opuscules, la duchesse semble dire que l'Eglise actuelle a un bandeau sur les yeux. Elle ne voit pas la nécessité de rejeter ou d'adopter tous les articles de croyance de l'Eglise ; elle croit à ce qu'elle peut croire, elle rejette ce qu'elle ne peut adopter. Tantôt elle se tait sur la maxime hors de l'Eglise point de salut, tantôt elle l'admet. Dans toutes les sectes qui croient en Jésus-Christ, il y a des âmes qui sont ses épouses. Dans ce système, l'Eglise véritable serait la réunion de toutes les églises chrétiennes; d'ailleurs, l'auteur reconnaît que Jésus -Christ a fondé son l'église, qu'elle est la colonne de la vérité, que celui qui ne l'écoute pas doit être regardé comme un païen, et que Jésus-Christ sera avec elle jusqu'à la consommation des siècles. Sur 1’eucharistie, la duchesse pense que le corps et le sang de Jésus-Christ ne résident que dans la foi et non dans le pain et le vin ; elle soutient même que le sacrement est indépendant des paroles du prêtre dans le saint sacrifice, et que, quiconque se nourrit du pain et du vin avec une foi vive, participe au corps et au sang du Seigneur.

Ainsi la duchesse s'était fait une religion à part, ou plutôt elle écrivait suivant l'idée qui la frappait au moment même, et qu'une autre idée effaçait ensuite. Il y a dans ses Opuscules des propositions très extraordinaires : « Nous sommes une des portions de cette âme universelle que Jésus-Christ est venu racheter... Notre être est composé de trois choses, esprit, âme et corps ; l'âme est à l'égard de l'esprit ce que le corps est à l'égard d'elle, c'est-à-dire, son enveloppe... Adam, avant son péché, était mâle et femelle, il pouvait engendrer lui-même en son prototype divin ; mais ayant péché et mangé du fruit défendu, Dieu lui envoya le sommeil et tira la femme de son côté. » Nous ne ferons point de réflexions sur ces idées bizarres, que la duchesse n’entendait peut-être pas bien elle-même, et nous finirons par des citations d’un autre genre.

Dans des Fragments sur la morale chrétienne, au tome Ier, l’auteur dit : « Née dans l’opulence et la grandeur, la révolution m’ayant offert les moyens de m’abaisser, je les ais saisis avec empressement en femme chrétienne. Jésus-Christ ayant dit anathème aux riches, j’ai joui de me voir enlevé qui pouvait m’éloigner du centre de la vie. » La princesse voudrait que toutes les professions fussent également honorées, que l'on n'admît d'autre distinction que celle des vertus et des talents, que l'on abolît la peine de mort. Elle se déclare pour le gouvernement de fait. « Ces maximes, dit-elle encore dans ses Fragments, furent la règle invariable de mes sentiments et de ma conduite. Placée dans le monde par ma naissance pour commander, et par mon sexe pour obéir, libre alors de suivre ma volonté, j'ai cru devoir rester dans ma patrie et me soumettre aux puissances diverses qui ont paru successivement sur la scène, sans chercher à examiner si le gouvernement était juste et leurs lois bonnes. Il me suffit que Dieu permette qu'ils possèdent l'autorité pour la respecter, car Jésus-Christ n'a point spécifié qu'il fallait se soumettre aux puissants légitimes, mais seulement aux puissances.

La princesse se trouvait à Barcelone lorsque les armée françaises envahirent l’Espagne en 1809 ; on assure qu’elle n’eut point à se plaindre des procédés des généraux français. Elle rentra en France en 1814 et on lui [373] rendit ses biens. Elle profita de son opulence pour encourager un grand nombre de bonnes œuvres. Il est certain qu'elle donnait beaucoup. Elle paraissait souvent aux assemblées de charité et on ne l'implorait point en vain pour les malheureux. Elle établit dans son hôtel même, rue de Varennes, un hospice qui fut nommé hospice d'Enghien, en mémoire de son fils si indignement assassiné en 1804; elle y mit des Sœurs de la charité. L'hospice a depuis été transporté à Picpus, où il est plus commodément. Le 10 janvier 1822, la duchesse étant allée à sainte-Geneviève pour prier pendant l’octave, fut frappée d’apoplexie en entrant dans l’église ; elle tomba sur le pavé et fut transportée à l’école de droit où elle expira quelques instants après. Son corps fut depuis porté à Dreux et inhumé dans le caveau destiné à la maison d’Orléans.

L'auteur auquel nous avons emprunté les extraits des écrits de la princesse, M. Grégoire s'exprime ainsi dans son Histoire des sectes : Hâtons-nous de dire cependant, sur des témoignages irrécusables, que, dans les derniers temps de sa vie, son cœur et son esprit étaient complètement soumis à la morale évangélique et au joug de la foi. Nous aurions voulu pouvoir confirmer un fait si consolant et nous avons consulté des personnes qui avaient eu des relations étroites avec la princesse. Leur témoignage irrécusable nous a convaincus que ses jugements et ses dispositions n'avaient pas changé depuis 1812. Elle faisait un amalgame des vérités de la foi et de ses opinions particulières ; tantôt catholique, tantôt protestante, tantôt inclinant pour le quakerisme. Elle ne parlait jamais en public contre la religion, mais dans ses entretiens, surtout avec des ecclésiastiques, elle ne manquait guère de mettre la conversation là-dessus et de leur proposer ses objections. Elle lisait beaucoup saint Paul, qu'elle expliquait à sa manière. Des ecclésiastiques distingués essayèrent plusieurs fois de l'éclairer et de la toucher; sa bonté et sa charité leur donnaient l'espérance d'y parvenir, mais elle leur échappait bientôt par la singularité et par le désordre de ses idées. Il en est un, homme singulièrement estimable et aussi sage que pieux, qu'elle pria de la confesser, mais elle ne voulut point sans doute se soumettre à ce que par préliminaire il exigeait d'elle, et elle se retira. On ne peut que déplorer qu'elle ait persévéré dans un système et dans des illusions dont l'âge, la réflexion et les conseils auraient dû la désabuser. Puisse Dieu l'avoir éclairée à ses derniers moments ! Prions-le, pour elle, comme autrefois saint François pour Henri IV, son aïeul, et demandons-lui de faire miséricorde pour celle qui la fit à tant de malheureux ! »

* Nous tirons ces citations d’un chapitre curieux de l’Histoire des sectes religieuses, par M. Grégoire, tome II, page 72.