1854 ArouxAnnée 1854 - Aroux – Dante Hérétique, révolutionnaire et socialiste 

Dante Hérétique, révolutionnaire et socialiste

Révélation d’un catholique sur le Moyen Âge

Par Eugène Aroux, ancien député

Paris, Jules Renouard et Cie, libraires éditeurs, rue de Tournon, n° 6

1854

Chapitre Du Mysticisme, pages 90-104

Quoi qu'on ait dit depuis trente ans et plus, quoi qu'on ait écrit sur le moyen âge, dont on ne s'est pas lassé de vanter la foi, la docile soumission à la voix de l'Église, il n'est pas moins vrai que ce fut une époque de doute, d'examen, de révolte de la raison pour quelques-uns, d'exaltation déréglée pour d'autres. Or pour nous servir des expressions d'un écrivain catholique, qui a étudié à fond et avec un grand talent de style la question du mysticisme, ce qui justifie les larges emprunts que nous nous permettrons de lui faire, « Les âges de doute sont aussi ceux du mysticisme ; tout ébranlement dans les convictions religieuses ou philosophiques a pour réaction nécessaire l'excessif engouement pour ces folles doctrines qu'engendrent l'imagination exaltée et le sentiment sans règle. Il semble, par une loi fatale, que l'homme ne puisse secouer le joug des croyances que pour retomber sous celui des illusions. » Une compression énergique, mais nécessaire, put seule, nous l'avons vu, empêcher au XIIIe siècle l'explosion d'une réforme plus radicale peut-être que ne fut, trois siècles après, celle de Luther et de Calvin. C'est parce que les convictions religieuses étaient fortement ébranlées, témoin cette multitude d'hérésies surgissant de toutes parts, que le mysticisme, par suite d'une réaction inévitable, fit invasion dans les esprits. Il devint une foi pour beaucoup, pour beaucoup aussi il fut un moyen et un instrument. [page 90]

Le même phénomène qui s'était produit au moment où se manifesta le mysticisme alexandrin, quand les âmes, dans lesquelles la foi religieuse était morte, flottaient entre la philosophie enthousiaste de Plotin et les illusions de la théurgie, le même phénomène, qui se renouvela au XVIIIe siècle lors de la croisade des philosophes contre le catholicisme, quand les intelligences ardentes cherchèrent, dans un appel désespéré à des facultés inconnues, un refuge contre l'incrédulité, nous le voyons s'offrir à nous, tout semblable dans sa cause et dans ses effets, au moyen âge ; à côté des sceptiques s'élèvent des inspirés, et les incrédules eux-mêmes ont recours à l'enthousiasme, aux rêves de l'imagination, se jettent dans les abstractions de la métaphysique et dans les délires de l'intuition, pour se frayer une voie nouvelle vers un but déterminé, en donnant satisfaction au sentiment religieux.

D'Apollonius de Tyanes au moine Joachim de Flore et à Jacopone de Todi, de ceux-ci à Jacob Boëhm, à Weishaupt, à Martinez, à Swedenborg et au philosophe inconnu, la chaîne des mystiques ou des illuminés se continue sans interruption. Il y a toutefois une distinction à établir entre le vrai et le faux mysticisme ; le premier, s'élevant vers le ciel dans l'extase de la contemplation et de la prière, a pour point de départ le dogme et s'éclaire des vérités de la révélation ; l'autre, se confiant dans  ses propres lumières, s'élance à l'aventure dans les profondeurs d'une métaphysique raffinée, pour y chercher le Dieu inconnu, en créant lui- même sa cosmogonie, son dogme et son culte. Ce mysticisme-là conduit inévitablement à l'hérésie, il est l'hérésie même, car il est le produit de l'orgueil.

Tel est notamment le mysticisme théosophique, qui ne se borne pas à la contemplation, mais qui dogmatise sur les objets de la plus haute spéculation. Ceux qui vont ainsi cherchant l'absolu, et qui prétendent arriver, par leurs propres efforts, à la connaissance suprême de tous les mystères de la foi et de la nature, sont les illuminés de toute secte et de tout pays, les philosophes hermétiques, les théosophes. A ce groupe de mystiques, se rattachent les gnostiques, les docteurs de la kabbale, les magiciens du moyen âge, alchimistes ou astrologues, ayant tous leurs mystères, leurs initiations, leur doctrine ésotérique et exotérique, leur langage conventionnel et poursuivant tous le même but, la destruction de l'Église de Rome ; tous [page 91] ayant également l'ambition avouée de pénétrer les dernières profondeurs de la science divine, et affectant de même de rattacher leur doctrine, par un lien secret, à la tradition chrétienne, ou tout au moins aux origines mosaïques.

On retrouve chez les mystiques occidentaux tous les éléments constitutifs des anciennes religions de l'Orient, adoptés et remaniés par les nouveaux platoniciens, et l'on y rencontre également une ardeur immodérée de franchir les bornes du monde sensible. A quelque époque qu'on envisage leurs systèmes et les doctrines qui en découlent, ils s'accordent généralement sur ces points principaux : émanation du sein de Dieu de tous les êtres spirituels, dégénération progressive de ces émanations, rédemption et retour vers la pureté du Créateur, rétablissement de la primitive harmonie de tous les élus, vie heureuse et vraiment divine de tous dans le sein même de Dieu.

C'est comme un enfantement de l'Orient se produisant au milieu des contemplations, des intuitions, des irradiations habituelles, où viennent se combiner, avec la magie des images, les plus hautes spéculations de l'antiquité attaquées et renversées par le Christianisme ; c'est comme une résurrection des doctrines de l'Asie, de l'Egypte et de la Grèce, se liguant pour lutter contre la loi divine qui les a terrassées, allant même jusqu'à faire alliance avec elle pour mieux réussir à en triompher.

Pour leurs apôtres, les choses véritables, réelles, sont les idées ou les types, les intelligences, d'après lesquelles ont été créées toutes les choses visibles, qui ne sont qu'autant de phénomènes transitoires. La seule, la véritable philosophie est pour eux, comme pour Platon et pour les gnostiques, la connaissance du monde intellectuel. Sur leurs traces, ils rêvent aux moyens de rentrer dans leur primitive union avec l'être un, infini, immuable et éternel ; de l'alliance d'une âme pure et divine avec une âme irrationnelle ; de la régénération de tous les êtres par leur retour vers le Cosmos nontos et son chef, l'Être suprême, seule voie possible pour rétablir la primitive harmonie de la création tout entière, harmonie qui nous reporte à la musique sphérique du système de Pythagore.

Le génie de ces théosophes, dans leur panthéisme plus ou moins déguisé, est le génie de l'abstraction poussée à ses dernières limites, [page 92] le raisonnement voulant se passer de l'expérience comme de la révélation, et l'imagination voulant construire un monde et un Dieu. Tous les systèmes mystiques reposent sur le dogme de l'émanation proclamé par la gnosis, c'est-à-dire sur le panthéisme ; car tous les êtres, corps ou esprits, n'y sont que des développements très variés de l'être unique, de la monade, se manifestant à différents degrés. Dans quelques-uns, comme dans celui de Saint-Martin, au siècle dernier, l'homme déchu de la divinité par sa révolte, doit s'y réintégrer par l'extase ; il peut, il doit redevenir Dieu. Le dogme de l'émanation aboutit ainsi logiquement au dogme de la transformation de l'homme.

Pour un grand nombre de ces adeptes de la philosophie occulte, religion en opposition constante avec la foi catholique, et dont les premiers fondateurs remontent aux premiers jours de l'ère chrétienne, le Verbe est la substance de tous les êtres, il est l'expansion de la substance universelle, la manifestation de l'être, la vie répandue dans tous les mondes ; il est donc au fond de chacun de nous foncièrement, substantiellement. Quand nous n'emprisonnons pas le Verbe dans la matière, quand nous dépouillons la chair, le vieil homme, nous entendons le Verbe parler en dedans de nous. Il se révèle ainsi à chaque instant à l'homme purifié, qui devient le Christ, le Verbe incarné.

A cette théorie se rattache celle de la Sophia, si célèbre dans tous les systèmes mystiques dérivant du gnosticisme, et toute cette série d'émanations désignées tour à tour par les noms de puissances, forces, dynaméis (virtù en italien), éons (l) et anges.

Tous ces êtres, et l'homme lui-même, reflètent l'univers et Dieu. Le monde reflète à son tour Dieu et l'homme, qui est son image, « les miroirs vont ainsi se multipliant sans fin, » dit l'historien de l'illuminisme (2), qui pourra voir cette multiplication infinie se produire dans le Paradis de Dante. L’homme est donc un univers en petit, un microcosme (3), l’univers ou mégacosme, un homme en [page 93] grand ; idée commune à tout ce qui est illuminé ou mystique (4). La nature de l'homme et celle de l'univers sont identiques ; elles reposent sur le même fond, agissent avec les mêmes facultés, obéissent à la loi des mêmes principes. « De là, tout un système de correspondances mystérieuses, de corrélations secrètes, enchaînant l'homme au monde, par une série d'actions et de réactions réciproques, d'influences hostiles et salutaires. La magie et l'astrologie sont tout près, l'une, qui subordonne les lois physiques à la volonté humaine, l'autre, qui soumet notre liberté à des phénomènes matériels, liant ainsi par une chaîne mystique la vie individuelle et libre de l'homme à la vie générale du monde (5). » Rien de rationnel, du reste, dans tous ces rêves de l'esprit humain, quelle que soit la prétention de ceux qui les enfantent au rationalisme, car la raison peut-elle avoir rien à faire avec des systèmes où tout émane de Dieu, aspire à Dieu et finit par rentrer en Dieu ? Si ce n'était pas là le panthéisme, où serait-il? « Tout ce que nous appelons des êtres, tous les corps, tous les esprits, ne sont que des développements variés de l'être unique se manifestant à différents degrés. Ce sont les rayons divins se condensant et s'obscurcissant, à mesure qu'ils s'éloignent de leur foyer, mais rattachés toujours au principe et à tous les développements du principe, par une multitude de liens et par des relations réciproques qui, dans cette divergence infinie de rayons, établissent l'unité de la source lumineuse et témoignent de la communauté d'origine. Tous les systèmes mystiques reposent ainsi sur le dogme de l'émanation, c'est-à-dire sur le panthéisme (6).

Pour le mystique qui se jette dans les illusions de la théosophie, la contemplation conduit à l'extase ; mais pour lui ce n'est plus un don de la grâce, « il en a fait un art et se la procure, pour ainsi dire, artificiellement en exaltant ses facultés ; il y a donc en lui, comme dans l'adepte de la théurgie, un dédoublement de personne. Le mystique joue envers soi-même le rôle de Dieu absent. Dans l'extase, ce partage de sa personne se fait tout à l'intérieur. C'est comme un songe où nous sommes tout à la fois le théâtre et le [page 94] parterre, l'acteur et le spectateur, et où notre imagination donne à son gré des fêtes si bizarres à notre intelligence.

« L'explication de presque tous les phénomènes de l'illuminisme se trouverait, nous n'en doutons pas, dans une théorie complète du sommeil et du rêve. Tous les systèmes mystiques ne sont-ils pas, plus ou moins, des songes éveillés ; le mysticisme n'est-il pas le rêve éternel de l'orgueil ou de l'amour qui aspire à faire de l'homme un dieu (7) ?

Non-seulement le mystique arrive, par une opération mentale produisant une véritable fantasmagorie, à dédoubler son être ; mais comme les anges de Milton, il réunit les deux sexes, ou plutôt, ange lui-même, il est hermaphrodite, car il est à la fois la Sophia platonique (8) ; l'Ennoia gnostique (9) et le Verbe, le Logos (10), l'esprit ou le Pneuma (11) réuni à la Psyché (12) ; il est le plérôme divin (13).

Le Pneuma et la Psyché se contemplent, se courtisent et s'aiment en lui ; de leur union intime résulte une génération qui est le Verbe. Ceux chez lesquels elle s'opère conçoivent donc, portent et enfantent à la manière des pauliciens du moine de Zigabène ; leur séparation volontaire est la mort heureuse, la mort du philosophe, et aussi celle des mystiques ; cette génération, comme cette mort, ne peut avoir lieu que par la répudiation, le dépouillement de la hylé ou matière, la mort du vieil homme. Ceux chez lesquels domine l'élément esprit, intelligence, sont les pneumatiques ; ceux qui subissent plus particulièrement l'influence de l'élément animal siège de la passion sont les psychiques, enfin ceux que subjugue la matière sont les hyliques, asservis à leurs penchants grossiers et voués à l'erreur (8).

On voit à quoi se réduit tout cet étalage de mots sonores, tout cet appareil métaphorique, dont il est aisé de comprendre le mécanisme : platoniciens, gnostiques, kabbalistes, théosophes, de tous les [page 95] pays et de tous les temps se ressemblent et se répètent, parce qu'ils suivent la même voie, ont le même point de départ, tendent à un même but : remplacer ce qui est par ce qu'ils rêvent. Les uns et les autres n'ont fait qu'hypostasier leurs idées, ou se sont contentés d'emprunter les idées de l'Orient hypostasiées en autant d'êtres. De là cette richesse, ce luxe d'intelligences, qui, à les en croire, peupleraient le monde supérieur, ainsi que la région moyenne, et surveilleraient le monde terrestre. C'est donc bien en vain, pour ceux qui sont venus après lui, que le logicien Okkam a dit « qu'il ne faut pas multiplier les êtres sans nécessité. » Nous n'insisterons pas, et nous laisserons parler M. Caro, car on ne saurait mieux dire : « Le mystique interroge l'homme, et il voit qu'il souffre ; l'homme expie donc un crime ; fils de Dieu, émané et non créé, type de l'espèce, heureux d'abord, il goûtait le bonheur dans l'âme universelle ; coupable ensuite, il tombe, la matière le reçoit et l'emprisonne. Il perd le glorieux privilège de l'hermaphroditisme ; il est divisé en deux sexes; par son esprit, ange captif, il communique encore, de loin en loin, avec l'immortelle vérité ; par son âme, siège et principe des passions, il connaît la tentation et souffre les feux impurs ; son corps, enfin, le met sous la loi de l'univers matériel.

« L'homme ne peut rentrer dans sa loi qu'en se réintingrant [sic] dans l'unité, en Dieu.... C'est par l'extase que doit s'opérer ce retour à l'unité rompue; quand l'homme sera redevenu dieu pensé, dieu parlé, dieu opéré, il accomplira l'œuvre universelle de la réintégration en Dieu.

« L'unité, vrai nom de Dieu, sort de son silence, de son repos. Elle parle, et sa parole est le Verbe ; elle agit, et chaque acte est un être, c'est un épanchement sans limite ; l'immensité et l'éternité se peuplent de ces verbes émanés, qui ne sont, à vrai dire, qu'un être et qu'un verbe, la parole en acte de Dieu. La pensée, la volonté, l'action, sont les trois grands attributs divins, les trois termes du ternaire sacré. C'est d'eux que sortent les trois mondes : corporel, spirituel, divin (1).

« Tout se distingue en sortant du centre générateur, tout devient un en y rentrant. Ces vertus, ces puissances émanées, ces êtres créés, [page 96] reposent sur le même fond immuable, le Verbe, qui est l'unité des essences, le lien métaphysique des mondes.

« Le mal n'est pas un être, c'est un acte ; ce n'est pas un principe, c'est une déviation de l'unique principe ; les démons et l'homme sont tombés en se détournant de Dieu... Cette doctrine n'est pas douteuse, elle distingue deux mondes, deux univers, deux natures ; le monde apparent et le monde réel, l'univers matériel et l'univers intelligible, la nature mixte et la nature simple. Cet univers principe est un grand être sensible, vivant, animé, qui a son principe, ses réalités, sa fin dans le Verbe. La barrière qui s'oppose à son retour en Dieu est la matière, voile ténébreux, qui se dissipera un jour devant la clarté victorieuse du Verbe.

« Telles sont les grandes lignes du système, dont le premier et le dernier mot sont l'unité. Ajoutez à ces traits essentiels l'idée de symbolisme, l'univers, image de l'homme et de Dieu ; l'homme, image de Dieu et de l'univers, des rapprochements inattendus entre les diverses régions des êtres ; ajoutez-y la science des nombres, le langage énigmatique du chiffre, et vous pourrez apprécier cette prétendue science, qui, depuis trois mille ans, sous des noms divers, symbolisme égyptien, mysticisme alexandrin, philosophie hermétique, kabbale, gnose, magie, théurgie, alchimie, extase, illuminisme, poursuit l'impossible et n'aboutit qu'au néant, en aspirant à faire de l'homme un dieu.

« Les caractères communs à toutes ces écoles sont : la prétention de remonter à une révélation directe, une profanation universelle, un pillage scandaleux de la divine parole, la transmission du dogme par la chaîne secrète des initiés, la séparation absolue de la vie pratique et de la vie contemplative, l'inspiration individuelle et l'exégèse de fantaisie.

« La préexistence des âmes dans l'Homme-Verbe, abrégé de l'universel ; sa séparation de l'unité ; sa corporation, son exil, son retour à l'unité, par la science et par l'amour, double chemin qui conduit à l'extase ; sa transformation en Dieu ; les détails principaux de cette psychologie mystique, la distinction de l'homme en trois principes : l'intelligence ou l'esprit, la passion ou l'âme , la vie animale ou le corps ; ce sont là des dogmes dont nous pourrions dire qu'ils sont perpétuels au sein de la théosophie. Le symbolisme et la théorie des [page 97] nombres, la théurgie et la prise de possession du monde invisible, par la magie ou par l'amour, complètent cet ensemble de dogmes invariables (15). »

En traçant, avec tant de doctrine, ce brillant résumé de l'œuvre d'un mystique moderne, et nous l'avons abrégé de beaucoup, à notre vif regret, M. Caro ne soupçonnait probablement pas qu'il eût à s'adapter si hermétiquement à l'œuvre entière de Dante Alighieri. On peut déjà voir, pourtant, combien il jette de lumière sur la conception et l'exécution de sa Vie Nouvelle, dont nous nous sommes occupé précédemment, et plus nous avancerons dans l'examen de sa Comédie, plus nous y retrouverons tous les caractères, tous les signes révélateurs du mysticisme panthéistique. Sa politique même, tendant à l'unité, dans la Monarchie, se trouvera éclairée par ce que nous apprend le livre de M. Caro de la politique de Saint-Martin, le philosophe inconnu, avec cette différence, que ce dernier confond le spirituel et le temporel, que Dante semble vouloir séparer, et qu'il adopte pour principe social la religion, qui ne peut accepter d'autre théorie politique que la théocratie pure.

« Il confie le gouvernement divin à l'homme régénéré, commissaire de Dieu et intermédiaire naturel entre le ciel et la terre. Il sera roi, grand prêtre, grand juge et souverain législateur (16). » Dante se fait aussi mitrer et couronner dans son poème.

« M. de Maistre est plus pratique, dit le même auteur, il cite une seule fois Saint-Martin, avec de grands éloges, mais que de fois il le loue bien davantage encore en l'imitant d'assez près, en le traduisant presque, et sans le citer (17) ! Pour M. de Maistre, ce souverain, ce roi, ministre de Dieu, c'est le pape, type suprême de la souveraineté (18). » Pour Dante, c'est l'empereur ; mais on se tromperait fort en croyant que le pontife, envers lequel il doit se conduire comme un fils respectueux, soit celui qui siégeait alors au Vatican. Car on peut dire de lui, comme de Saint-Martin : « L'esprit général de son mysticisme est [page 98] un esprit d'hostilité à l'égard des prêtres catholiques, corrupteurs du dogme, ouvriers illégitimes, comme il les appelle. Ses œuvres sont toutes animées de cette idée, que l'Église catholique a trahi sa mission et introduit dans le sanctuaire l'idolâtrie de ses erreurs, la vénalité de ses intérêts, le trafic de ses passions, à la place de la grande religion du Verbe (19). »

Faudrait-il s'étonner de voir dans le grand poète florentin, un mystique hostile à la foi catholique, un théosophe rêvant un nouvel ordre de choses social, un illuminé enfin, quand M. de Maistre lui- même, si dévoué à l'Église de Rome et à la papauté, nous est dénoncé comme imbu d'idées touchant de bien près à l'illuminisme ? En effet, après avoir signalé un certain nombre de points de contact entre lui et le philosophe inconnu, dont M. de Maistre déclare avoir étudié de près les œuvres et qui, dès lors, ne peuvent être l'effet du hasard, l'écrivain catholique, que nous ne nous lassons pas de citer, ajoute : « La trace de Saint-Martin s'est marquée sur ce grand esprit. Quand M. de Maistre nous expose tout au long ses raisons pour admettre deux principes immatériels et distincts dans l'homme, l'âme animale et l'esprit, que fait-il, que reproduire rigoureusement la théorie psychologique de Saint-Martin ? Et cependant cette théorie est contraire à la doctrine de l'Église définie par un concile (20). N'est-il pas illuminé encore quand il professe sa foi dans l'authenticité des songes et la réalité des communications nocturnes (21) ; quand il nous expose son système astronomique, astrologique plutôt, où des anges conduisent des planètes et où il déclare expressément, que les mouvements de l'univers ne peuvent s'expliquer par des lois mécaniques (22) ? Ajouterons-nous enfin que nous avons retrouvé dans M. de Maistre les théories les plus hasardées de Saint-Martin, celle des noms, par exemple, et celle des nombres (23) ? »

Rien ne peut faire mieux comprendre le mysticisme sectaire du moyen âge que l'illuminisme des temps modernes, car il s'y rattache étroitement ; si bien que nous avons vu M. de Balzac mettre en parallèle Dante et Swedenborg dans son livre mystique, où Séraphitus [page 99]-Séraphita réunit les deux sexes, sembler même accorder au théosophe moderne la supériorité du génie, paradoxe assez difficile à soutenir. Ce qui paraît évident lorsqu'on parcourt les œuvres volumineuses de l'illuminé suédois, et qu'on les compare à celles du poète italien, c'est qu'elles sont conçues dans un ordre d'idées analogue, dans un même esprit d'hostilité contre l'Église romaine, et que leurs figures, leurs métaphores symboliques appartiennent à la même famille. Il y a toutefois cette différence entre eux que Dante n'a donné son voyage dans les trois royaumes du monde surnaturel que pour une fiction poétique, tandis que Swedenborg n'a cessé de prétendre sérieusement à la mission de prophète et d'affirmer, comme un fait réel, ses communications intimes avec les anges du ciel. Il nous faut donc, de toute nécessité, reproduire ici quelques-unes des assertions de ce bizarre personnage, afin qu'on puisse juger jusqu'à quel point elles se rapportent à certains passages de Dante, à plusieurs des locutions qu'il emploie. Lorsqu'on aura vu un écrivain du XVIIIe  siècle avoir recours à un langage conventionnel pour exprimer des idées et des doctrines hétérodoxes, on sera moins étonné que, cinq siècles avant lui, lorsque la pensée était loin de jouir d'une aussi grande liberté, Dante ait usé d'un artifice semblable. Lorsqu'on réfléchira qu'à une époque de lumières, non seulement ce sycophante s'est posé en messie, mais qu'il a trouvé des prosélytes et des croyants en grand nombre, on sera moins disposé à se récrier si, dans des temps d'ignorance et de foi naïve, comme on le répète sur tous les tons, Dante a pu vouloir s'ériger en réformateur et en apôtre. Lorsqu'on reconnaîtra enfin que les expressions dont il se sert, réduites à leur véritable valeur, expliquent de la manière la plus naturelle le sens d'expressions pareilles dans la Comédie et dans les autres ouvrages de Dante, on en sera plus disposé à accepter l'interprétation que nous leur donnons, parce que nous la croyons la seule véritable.

Nous emprunterons la plupart de nos citations à l'ouvrage intitulé la Nouvelle Jérusalem céleste, imprimé à Stockholm en 1788. Mais pour laisser le moins possible à deviner, nous commencerons par prévenir que, par le ciel, il faut entendre l'Église sectaire, ses adeptes et ses doctrines tout ensemble, et, par anges, les hauts dignitaires de cette Église. Maintenant, c'est le prophète lui-même qui va parler : [page 100]

« Dieu m'a fait la grâce d'être corporellement sur la terre et spirituellement dans les cieux (24). — Dans le ciel, la parole est dans le sens interne et spirituel ; sur la terre, elle présente un sens naturel fait pour les hommes (25). Dans tout homme il y a l'intérieur et l'extérieur ; l'intérieur ne peut se former que dans le ciel, l'extérieur se forme dans le monde. Quand l'intérieur est formé dans le ciel, il correspond avec l'extérieur, il influe sur lui et le forme ; alors les deux hommes, l'intérieur et l'extérieur, ne font qu'un. Cette opération, qui est la régénération, est le salut (26). Les objets spirituels sont représentés dans le naturel, et ce qui est représenté est représentatif et correspondance. La science des correspondances était chez les anciens la science des sciences. Elle fut connue des Orientaux et des Égyptiens, qui l'exprimèrent par des signes, par des hiéroglyphes. Tout est donc image et correspondance. La science des correspondances peut seule ouvrir les yeux de l'esprit, dévoiler le sens spirituel, et faire concevoir ce qui ne tombe pas sous les sens corporels (27). — Le sens intérieur a été dévoilé à quelques hommes, et surtout par les anges, qui aperçoivent dans la parole tout autre chose que ce que l'homme y voit. Pour les anges mêmes, il y a deux sens internes, le spirituel et le céleste, qui est encore plus interne et plus sublime. — Le sens interne de la parole contient une infinité de secrets et de mystères. Les Noms, les Usages, les Nombres mêmes signifient des choses spirituelles et importantes. La puissance de la parole est inexprimable ; elle est le bon et le vrai dans son effet, elle a produit l'univers, elle est l'âme humaine. Plusieurs choses, dans le sens littéral, sont des apparences de vrai qui cachent le vrai réel (28).

« Je me trouvai avec des esprits et des anges qui avaient passé leur vie mortelle dans la Grande-Tartarie : ils me dirent que de toute antiquité, ils possédaient une parole divine (divinum verbum) qui réglait leur culte, lequel était tout en correspondances. — Cette ancienne parole du Seigneur se conserve encore chez quelques peuples de la Tartarie-Orientale, avec le culte relatif, par les correspondances (29). [page 101]

« Il n'y a dans les cieux qu'une langue, dont le plus ou moins d'énergie est relatif à l'ange qui parle : dès qu'on est admis dans les cieux, on sait cette langue (30). Les formes varient dans les sociétés angéliques selon les fonctions dont elles sont chargées (31). Dans le ciel, la parole est dans le sens interne et purement spirituel, sur la terre elle présente un sens naturel fait pour les hommes (32).

« La forme du ciel, où le Seigneur notre Dieu est homme, où les anges sont des hommes, admet tous les objets qui sont sur la terre. Le Seigneur ayant ouvert les yeux de mon esprit, j'ai vu moi-même tous ces objets : des anges avec qui je conversais, comme avec mes semblables, m'ont conduit dans tous les cieux (33). Dieu est homme ; les anges ne le voient que sous la forme humaine ; les hommes sur la terre le représentent (34). — II y a dans les cieux un culte divin semblable au nôtre, quant à l'extérieur, mais différent par l'intérieur. On m'a accordé l'entrée du Temple et j'ai assisté aux prédications. — La base des instructions est toujours la divinité humanifiée du Seigneur et son humanité déifiée (35).

« Le langage des anges est la forme extérieure de la pensée et de l'affection. Leur sagesse se forme et se perfectionne par tous les objets qu'ils peuvent voir, entendre, toucher, sentir et goûter. Tous ces objets s'accordent avec leur sagesse, parce que ce sont des correspondances, des formes représentatives et toutes relatives à l'intérieur des anges. — J'ai vu arriver dans les cieux des hommes très simples qui, tout à coup, participant à la sagesse angélique, comprenaient ce qu'ils n'avaient pu comprendre, et parlaient comme ils n'avaient jamais parlé. — Pour me faire voir un trait de la sagesse angélique, un ange m'expliqua, par ordre, la régénération et ses mystères, et chacun de ces mystères faisait naître des idées dont chacune renfermait une multitude d'autres arcanes, touchant cette régénération, dans laquelle l'homme est conçu, [page 102] porté et élevé spirituellement, comme il l'a été naturellement.

« L'homme ne peut être régénéré que successivement. Dans l'accroissement naturel des animaux et des végétaux naissants, il doit voir l'image de son accroissement spirituel. Le premier acte de sa régénération s'appelle réformation, et il s'opère dans l'entendement ; le second acte s'appelle régénération, et il s'opère dans la volonté, pour passer ensuite de la volonté dans l'entendement. C'est alors seulement que l'esprit est régénéré, quand le cœur pur a réformé l'esprit éclairé, quand le bon a produit le vrai. Autrement, il n'y a point de régénération... L'homme régénéré a une volonté nouvelle et un entendement nouveau (ce qui constitue sa vie nouvelle), parce que son intérieur a passé de la société des esprits infernaux dans la société des anges du ciel. Dans le sens spirituel, homme signifie l'intelligence du vrai, femme signifie l'affection du bien. L'amour conjugal étant le mariage du bon et du vrai, il existe comme l'homme et avec lui. Le mariage céleste, bien différent du terrestre, est l'union de deux en un même esprit, en une même âme, c'est le mariage de l'entendement et de la volonté du bon et du vrai. Le bon et le vrai font la vie de Dieu dans l'homme. Les anges seront donc éternellement hommes, mâle et femelle, mari et femme.

« Les esprits me représentaient l'entendement humain comme une belle femme, à laquelle ils donnaient une forme active et convenable à la vie de l'affection (vie d'amour, vie nouvelle, régénération), et ils opérèrent d'une manière qu'on ne peut décrire, mais si adroitement que les anges leur applaudirent. Des savants de notre terre étaient présents. Ils ne comprirent rien à cette représentation (36).

« Les anges du troisième ciel sont tels parce qu'ils sont dans l'amour du Seigneur, qui ouvre le troisième degré de l'esprit intérieur, lequel est le réceptacle de toute la sagesse. Ces anges du troisième ciel croissent en sagesse par le moyen de l'oreille et non par le moyen des yeux ; l'oreille correspond à la perception et les yeux à l'intelligence (37). Par la science, apanage des anges, on apprend que [page 103] l'homme renaît homme après sa mort Qu'il y a trois degrés dans la vie, lesquels correspondent aux trois cieux, que l'esprit de l'homme est divisé en trois degrés, le naturel, le spirituel et le céleste.... Que Dieu va établir une nouvelle Église dont il a révélé la doctrine, en donnant le sens interne de l'Apocalypse, prophétie uniquement relative à l'établissement de cette nouvelle Église, que l'Écriture nomme partout la nouvelle Jérusalem (38). Le clergé romain, qui a criminellement profané la parole de Dieu, qui en a détourné le sens, pour lui substituer ses décisions, etc., le clergé romain, pasteur infidèle, etc., est positivement désigné, réprouvé dans l'Apocalypse, au sujet de la nouvelle Jérusalem, et la destruction de l'Eglise romaine y est formellement annoncée. Je puis attester que je l'ai appris dans les cieux. J'atteste en toute vérité que le Seigneur a daigné me choisir pour m'enseigner sa doctrine. J'atteste qu'ayant été plusieurs années dans le monde spirituel et dans le monde terrestre, j'ai vu les cieux et les enfers, que j'ai conversé mille fois avec les anges et les esprits ; que le Seigneur lui-même a ouvert les yeux de mon esprit, qu'il m'a révélé le sens interne de l'Écriture sainte, qu'il m'a ordonné de publier ses révélations et d'annoncer l'établissement prochain de sa nouvelle Église, qui est la nouvelle Jérusalem (39). »

C'en est assez et trop peut-être sur un sujet qu'il ne faut pas chercher à fouiller trop profondément, car on est pris d'une sorte de vertige, quand on met le pied dans ce monde du surnaturalisme, où les mots, perdant leur sens ordinaire, semblent n'en plus avoir, où la pensée échappe et devient inintelligible pour qui n'a pas la clef du mystère, au milieu de phrases sans suite ni liaison apparente. Tout ce langage pourtant est plein d'inspirations sublimes dans leur délire, il est le résultat de la méditation des siècles ; il contient l'essence, les germes divers, trop mélangés d'erreurs, des plus hautes conceptions de la philosophie, de la morale, de la politique.

Supposez maintenant qu'un génie vigoureux s'empare de ces germes et les féconde, qu'une pensée mâle croie apercevoir la lumière dans ces ténèbres et qu'elle s'élance vers elle avec l'enthousiasme de l'adepte, le zèle du sectaire et l'aveuglement de l'esprit de parti ; qu'elle donne à ces théories nuageuses une expression plus [104] énergique, qu'à l'aide d'un langage savant et coloré tout à la fois, en mettant en œuvre la pompe des images, l'algèbre des nombres mystiques et les ressources de la symbolique la plus abstraite, elle parvienne, à force d'art, à faire apparaître et à dissimuler, à son gré, ce qu'il lui convient de montrer aux uns et de cacher aux autres, vous aurez alors Dante Alighieri à la place des sophistes alexandrins, des rêveurs de la kabbale, des inspirés de la gnose, des illuminés de tous les temps, et son œuvre s'appellera La Comédie.

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Notes

(1) Voy. sur la théorie des Eons, saint Irénée, saint Epiphane et saint Augustin. Contr. Epist. fundamenti, c. 13.

(2) E. Caro, Du mysticisme au XVIIIe siècle, p. 166.

(3) Saint Augustin, De natura boni, c. 46. — Alex. Licopol. c. IV. Cf. Disputat. Archelai, § 7.

(4) Voy. Benj. Consiant, De la religion, etc., t. II, p. 457.

(5) E. Caro, Du mysticisme au XVIIIe siècle.

(6) Ibid., p. 107.

(7) Caro, Du mysticisme, p. 201.

(8) Philon, De temulentia, p. 244.

(9) Cf Irénée, I, ch. 12 ; Tertull. Adv. Valentin., c. 36; Epiph. Hœres, 31; saint Augustin, Epist. fundamenti.

(10) Epiphane, 42, p. 342 ; Tertullien, I, 19.

(11) Dialogue De recta fide, attribué à Origène, p. 826, A.

(12) Gregor. Nazanz. Orationes, 23 et 44.

(13) Voy. Origène, Cont. Celsum, vers. de Mosheim, p. 580. Matter, op. cit., t. II, p. 140 et suiv.

(14) Correspondant à l'Enfer, au Purgatoire et au Paradis.

(15) E. Caro, ouv. cité, p. 288, 298.

(16) Ouv. cité, p. 281. Cette idée que les vrais initiés du Christianisme, les vrais fidèles de la loi d'amour sont faits rois et prêtres, est à la fois persane, judaïque, chrétienne et gnostique. Voy. Apocalypse, ch. I, v. 6, et ch. V, v. 10, et Matter, ouv. cité, p. 172.

(17) Caro., p. 279.

(18) Ibid., p. 281.

(19) Caro, p. 105.

(20) Traité des sacrifices, — Soirées de Saint-Pétersbourg, t. II, p. 37S, etc.

(21) Ibid., p. 87.

(22) Ibid., p. 319.

(23) Ouvr. cité, p. 284.

(24) Ouvrage cité, p. 41.

(25) Ibid., p. 51.

(26) Ibid., p. 327.

(27) Ibid., p. 82, 83.

(28) Ibid., p. 131, 132, 133.

(29) Ibid., p. 135,139. Qu'on veuille bien rapprocher ce passage de celui de la lettre d'Ivon de Narbonne, dans Mathieu Pâris, année 1243, où il est aussi question de Tartares feignant d'aller en pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle, et peut-être trouvera-t-on que les Tartares ou Tartarins du moyen âge ressemblent beaucoup à ceux du XVIIIe siècle, appelés ici Orientaux par les anges, probablement parce qu'ils relèvent comme eux d'un grand Orient.

(30) Ouvrage cité, p. 33.

(31) Ibid., p. 36

(32) Ibid., p. 51.

(33) Ibid., p. 32.

(34) Ibid., p. 1, 2.

(35) 1bid., p. 38.

(36) Les merveilles du ciel et de l’enfer, t. II. —Des terres planétaires. Berlin, 1782.

(37) Nouvelle Jérusalem, p. 181 et suiv.

(38) Ibid., p. 181 et suiv.

(39) Ibid., p. 241