1919 - Ramond de Carbonnières
Le passé du pyrénéisme
Notes d'un bibliophile.
Ramond de Carbonnières.
Le cardinal de Rohan - Cagliostro
Henri Beraldi (1849-1931).
IV – Martines de Pasqually
Extrait, pages 40-42
On s'est demandé souvent, avec étonnement : comment le XVIIIe siècle, le siècle de la philosophie, a-t-il pu être le siècle du merveilleux ?
Eh! bien, comment, au milieu du XIXe siècle, le [page 41] siècle de la vapeur et de l’électricité, a-t-on pu écrire : « notre siècle est celui du merveilleux » ? Le siècle des escargots sympathiques, des tables tournantes, des esprits frappeurs et des médiums — et du zouave guérisseur.
Et comment, le XXe siècle commençant, le siècle des obus de quatre-cent-vingt et des gaz asphyxiants, peut-il abonder en somnambules, mages, cabalistes et occultistes ?
C’est, a dit Louis Figuier, que le merveilleux est de tous les temps — et, ajoute-t-il — toujours le même : il n’y a qu’un seul merveilleux, le spiritisme.
Le grand spirite du XVIIIe siècle, le père de l’illuminisme est Swedenborg, qui, après avoir été un savant remarquable et prodigieusement fécond, au cerveau surmené, devient vers la soixantaine un halluciné visionnaire, peuplant les espaces d’invisibles ou d’Esprits, ou d’Anges, conversant couramment avec eux, fondant une nouvelle religion chrétienne réformée, la Jérusalem Céleste, et ayant aussitôt un très grand nombre de sectateurs dans le Nord de l’Europe.
Le swedenborgisme va essayer de pénétrer en France. Il n’ira pas loin.
Un jour, Swedenborg a reçu des Invisibles communication d’un ordre nouveau, d’un rite en huit grades, au titre biblique, les Elus-Coëns. Cette fois les grades ne sont pas pour rire, étant d’institution céleste.
Swedenborg communique — à Londres, dit-on — ce rite à un illuminé, qu’on a appelé Martinez Paschalis, [page 42] et supposé juif portugais converti, puis supposé espagnol parce qu’il a signé Don Martinès de Pasqually, puis aujourd’hui supposé français (dauphinois), parce qu’il a signé aussi Depasqually de la Tour (1).
Martinès — que nous devons suivre, pour lui comparer ensuite Cagliostro — importe en France le rite nouveau, et une nouvelle religion, chrétienne, spirite et magique. En substance : par la prière et les vertus, l’homme arrive à se réintégrer dans les pouvoirs qu’il eut à la création et que le péché originel lui a fait perdre : par cette réintégration il reprend la faculté d’évoquer les Invisibles, les évocations se font par la magie. Ajoutons que ce nouveau christianisme est anticlérical, hostile au pape et au clergé catholique. Il n’est pas ami des francs-maçons : Martinès, qui tient ses grades des Invisibles, dédaigne les gens qui se sont donné eux-mêmes les leurs, — et qui d’ailleurs considèrent Martinès et ses disciples comme des aliénés. La Grande-Loge de France refuse de reconnaître le nouveau rite.
Les adeptes de Martinès de Pasqually, les Elus-Coëns, vont être surtout connus sous le nom de martinistes.
Remarquons que, pour fonder un rite, point n’est besoin d’être des milliers ou des centaines, quelques [page 43] unités suffisent. Les martinistes sont extrêmement peu nombreux, moins qu’une poignée : une pincée, la magie n’étant pas à l’usage du nombre, mais ils se recrutent exclusivement parmi des gens distingués (2), à tendances spirites. Le martinisme, aristocratique (à prétentions, dit Thory), ne fait pas de politique, et est l’ennemi des Templiers.
Martinès s’est fait quelques adhérents en France et à Paris depuis 1754. En 1767, âgé d’une quarantaine d’années, il va à Bordeaux où il restera cinq ans, y épouse la nièce d'un ancien major du régiment de Foix; il a un fils, le fait baptiser, et au sortir du baptême le nomme grand-maître Coën. Il initie quelques disciples de choix, officiers pour la plupart (comte d’Abzac, marquis de Lescourt, de Grainville, de Balzac, Bacon de la Chevalerie, de Champollion [sic pour Champollon], de Luzignan ; un peu plus tard : marquis de Ségur, abbé Rozier, Caignet de Lester, Cazotte (3)). Les deux plus marquants sont :
Un négociant estimé de Lyon, Jean-Baptiste [page 44] Willermoz, adonné aux affaires de Maçonnerie jusqu'à l’obsession permanente, et qui par-là deviendra légendaire (le fameux Willermoz est d’ailleurs un très mauvais médium, il mettra dix ans à réussir une évocation) ;
Un jeune officier du régiment de Foix, le marquis de Saint-Martin, le futur théosophe surnommé « le philosophe inconnu ».
En résumé, Martinez Paschalis et ses « martinistes » nous offrent la réussite d’une maçonnerie telle que l’essaiera Cagliostro. Adeptes très peu nombreux, distingués (pour Cagliostro : riches (4)) et spirites.
Notes
1 Martinez Paschalis est mieux connu, ou moins inconnu, depuis la publication de : Martinès de Pasqually, sa vie, ses pratiques magiques, son œuvre, ses disciples ; suivis des catéchismes des Élus-Coens, par Papus (Encausse), docteur en médecine et docteur en kabbale, président du Suprême Conseil de l'Ordre Martiniste. Paris. Chamuel, 1895.
2. Sur « l’invasion de l'illuminisme dans la Maçonnerie », voir Jouaust, qui traite le sujet en quelques lignes : « L’illuminisme créa dans la Maçonnerie une nouvelle direction, beaucoup plus innocente en France, beaucoup plus redoutable en Allemagne, que les aberrations templières. Les illuminés de France firent simplement de la Maçonnerie une petite Église où ils se livraient à leurs spéculations mystiques. Ils ne tardèrent pas à donner dans le travers ridicule des sciences occultes.... L’apparition du merveilleux ou, comme on dit de nos jours, du spiritisme, forme un des traits les plus bizarres de la Société à la fois superstitieuse et incrédule de la fin du XVIIIe siècle. »
3. Et un « Saint-Amand » que Gustave Bord croit être Saint-Amans, d’Agen (?).
4. Le « chef de l'illuminisme en France » ( !), Martinès, paraît avoir été sans fortune et hors d'état de payer pour sa femme une robe de soie de 200 livres.
Après un voyage à Paris en 1771, Martinès revient à Bordeaux, passe à Saint-Domingue pour recueillir une succession, et y meurt en 1774. Sa veuve se remarie en 1779. Son fils est au collège de Lescar près Pau : on ne voit point qu’il ait persisté à être grand-maître Coën.
Autre fondateur : à Avignon — terre papale — l’ex-bénédictin Pernetti, ex-aumônier de l’expédition Bougainville, traducteur de Swedenborg, et « homme aimable », établit les Illuminés d’Avignon ou Rite de Pernetti, en six grades. Avec une centaine d’adhérents, dit-on. Chiffre considérable pour un groupe spirite.
Autre rite swedenborgien, en six grades, composé par le chirur[gien] francais Chastagnier, et transporté à Londres : Les Illuminés théosophes.
Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque municipale de Toulouse : 1919 - Ramond de Carbonnières - IV – Martines de Pasqually



