1927 - Le Poème des Arcanes
Oscar Vladislas de Lubicz-Milosz (1877-1939)
Collection des Florilèges
Librairie Teillon
83, rue des Saint-Pères
Paris
1927
VERSET 93.
« Comme le cosmos lui-même, cette chair était lumière incorporelle de la beauté, de la vision. Fécondée par l’esprit saint comme le cosmos et comme la terre, comme eux elle enfanta, et ses enfants nés pour l’action se mouvaient bien au-delà de l’action pour le rythme ».
ELLE ENFANTA. Pages 129-132
Dans son « Traité de la Réintégration des Êtres », Martines de Pasqually, par ailleurs si bizarre et si confus, nous donne un tableau singulièrement émouvant des différentes phases de la matérialisation du monde. La doctrine du juif portugais [page 130] renferme maint article de foi excellent, ce qui explique la patience dont le Philosophe Inconnu et quelques autres disciples ont fait preuve à son endroit. Mais les méthodes de Jéhovah sont infiniment plus simples que celles de ses adorateurs. Si la compréhension de Dieu pouvait avoir des bornes, certaines de nos complications psychiques et mentales — sans même parler de notre espace infini et contenant — lui seraient sans doute inintelligibles. Tout le système divin est fondé sur la liberté. Hélas ! je doute que le libéralisme de Hiram et de l’Eglise apostolique elle-même puisse jamais, dans la société future, se donner à ce point carrière. Néanmoins, la sainteté de l’amour exige que les rigueurs de la loi soient proportionnées à une liberté si étendue. La révolte des anges nous montre que l’idée archétype de la résistance et du péché contre l’Esprit existait déjà dans le monde non manifesté à côté de celle d’un « extérieur », d’un rien. De sorte qu’il n’est guère possible de concevoir liberté égale en grandeur et perfection à celle de l’homme, sans s’égarer aussitôt dans des considérations, contraires à toute philosophie vraie, sur la perfection suprême d’un impossible non-être. Créé pour servir d’expression vivante à l’amour du voyant pour la vision et de la vision pour le voyant, spirituel dans son sang et sa chair, fils et époux d’une vierge, tel était Adam, Roi du monde. Sa progéniture était appelée à gouverner les trois règnes dans une parfaite communion d’essence et de langage, rien ne pouvant demeurer étranger à un être formé par le sang d’un livre écrit par la lumière. Le désir d’apprendre où est l’espace engendre celui de connaître ce qu’est l’amour.
Mais le Sacre dévoilait aux Rois le mouvement de la lumière incorporelle : leur pensée était constatation et amour de ce mouvement où se trouvaient réunis affection et lieu. La perception de ce dernier enseignait à désirer un état qui ouvre à l’intelligence, au delà de la cime assignée à ses rencontres avec Metatron, le chemin de retour de l’extérieur vers l’intérieur resté fidèle, ces contraires ne désignant, cela va sans dire, que [page 131] les deux aspects idéaux du lieu unique et seul situé.
La lumière est à la fois séparée et inséparable du feu. L’émission est continue et cependant la lumière voyage : physique, elle par court en quatre-vingt-quatre milliards d’années la courbure de l‘espace avant de retomber dans son foyer d'origine ; spirituelle, elle décrit tout le cercle de l‘évolution, et retourne à l ’Empyrée de feu secret du Dante, au ciel dixième immobile. La course des deux lumières est inconcevable et néanmoins réelle ; elle embrasse dans tous ses points la sphère merveilleuse de la Vision, l’espace total, d’apparence matérielle, projeté dans le Rien. C’est par elle que s’explique la résurrection des morts : car après le Jugement dernier, la lumière spirituelle du sang et sa sœur la lumière physique, essence des corps, se fondent, par transmutation à rebours, en une seule lumière incorporelle, celle-là même qui a été répandue à l ’instant de la création. Cette lumière restituée retourne au foyer divin avec tous les corps dont la lumière physique transformable en électricité était l ’essence.
Il convient, dans les considérations de cette nature, de prendre garde que l’amour et le désir intense de la foi en sont l’unique excuse ; la curiosité qui s’aventure seule dans ce dédale est condamnée d’avance ; le fil lui échappant des doigts, elle finit misérablement dans les ténèbres de la démence : car il faut qu’on le sache, la folie est le châtiment de la curiosité dépourvue de charité et de foi, de même qu’elle est la fin de la fornication sans amour — une des plus horribles formes de notre curiosité.
La prévarication d’Adam n’a pas eu la seule conséquence de transformer, dans notre représentation, la sphère de la vision divine de lumière en un univers de matière situé dans ses propres ténèbres sans fin ; elle a encore obscurci la clarté spirituelle du soleil de la mémoire, identifiant de la sorte notre sang, assujetti aux passions, avec le feu physique, lui aussi pure matière située dans le faux espace infini : lorsque ce sang répugne à réabsorber, par le canal de la prière, la lumière spirituelle qui est sa véritable essence, il se voit condamné aux [page 132] tourments sans fin de son propre feu mensongèrement physique et situé dans un faux espace déterminable par la seule multiplication sans fin.
Ce feu abominable de la pseudo-liberté infernale subsiste, après la transmutation de retour, dans le monde d’avant et d’après la manifestation, comme idée archétype de la résistance, de la révolte et de la fausse liberté du matérialisme. Là-bas comme ici, le châtiment est de se trouver en Dieu et de ne le point savoir. Ce châtiment est éternel, car Dieu le mesure au minime effort qu’il nous demande : celui de prononcer, dans les commencements, entre quatre murs, quelques paroles prescrites qui, sous leur signification extérieure banale, renferment toute la sagesse et toute la charité de Dieu. La misérable fin de Frédéric Nietzsche devrait contribuer à nous mettre en garde contre les interprétations matérialistes d’une éternité, (« Car je t’aime, ô Eternité »), que le grand poète ne craignait point d'assimiler — par pure intuition d’ailleurs — à la rotation, mentionnée plus haut, de la lumière, mais de la seule lumière physique créatrice d’espace-temps et d’étendues-corps, rotation qu’il a appelée éternel retour, en souvenir, peut-être, de Vico et de Grosseteste.
Le monde, matériel en apparence, n’étant rien autre chose qu’une vision spirituelle du Divin, sa nature véritable est ce qu’en fait l’homme dans sa représentation. Antérieurement à la prévarication, les êtres et les choses se trouvaient dans leur situation relative d’aujourd’hui et revêtus d’un identique aspect. Mais ils étaient purs dans la pensée du Roi qui ne les situait pas encore dans leur matière. La Nature, conçue du Saint-Esprit dans la lumière incorporelle, sans germe et par transmutation, avait reçu pour loi fondamentale une procréation également spirituelle. Dans son acception supérieure, purement logique, le mot « naturel » ne peut s’appliquer qu’à l’Immaculée Conception de la Vierge et à la naissance de son divin Fils.
Source gallica.bnf.fr / BnF : 1927 - Le Poème des Arcanes, Oscar Vladislas de Lubicz-Milosz