1946 - La formation de la société française moderne
Philippe Sagnac (1868-1954)
Professeur honoraire à la Sorbonne
La formation de la société française moderne
Tome II
La révolution des idées et des mœurs et le déclin de l'Ancien Régime (1715-1788)
Presses universitaires de France
108, boulevard Saint-Germain
Paris
1946
IV. — L'atmosphère mystique : la Franc-maçonnerie nouvelle, pages 208-211
Cette atmosphère morale, ou immorale, dans laquelle vit la société de ce temps se modifie encore sous l'action de la franc-maçonnerie, non pas seulement la maçonnerie rationaliste, fille des « lumières » du siècle, mais encore une maçonnerie mystique, que la science moderne et expérimentale, trop lente à livrer les secrets de l'univers, ne contente pas, et qui aspire au surnaturel. Ce n'est pas, d'ailleurs, un phénomène propre à la France, pas plus, d'ailleurs, que la propagation de la maçonnerie rationaliste (1). Pendant que celle-ci se centralise avec le « Grand-Orient » (1773), dont Montmorency-Luxembourg est le créateur, et qu'elle développe ses « loges » et ses « ateliers » — en 1789, on en comptera six cent vingt-neuf, réunissant des princes du sang, de grands nobles d'épée ou de robe, des ecclésiastiques et des bourgeois — une nouvelle maçonnerie, toute mystique, s'organise, en France comme en Europe. Ses ancêtres sont les grands mystiques modernes, Allemands, Français, Suédois : Jacob Bochme, Mme Guyon et Fénelon, Martinez de Pasqually (de Grenoble) et Swedenborg. Elle compte de nombreux adeptes en Suède, en Allemagne, en Angleterre, en France même. Comme la maçonnerie rationaliste du Grand-Orient et des « Illuminés » de Bavière, la maçonnerie mystique se dresse en une puissance internationale. Elle est cependant beaucoup moins répandue en France qu'en Allemagne. C'est précisément au voisinage de l'Allemagne et de la Suisse qu'elle a le plus de racines, surtout à Lyon, non loin des grands foyers de mysticisme maçonnique que sont Zurich, où domine Lavater, et les cités princières de l'Allemagne, où règne l'« Ordre de la Stricte Observance », en lutte avec la secte rationaliste et révolutionnaire des « Illuminés » bavarois du Dr Weishaupt. Cette « province » (2) maçonnique et mystique de Lyon, avec, au Midi, Grenoble et Chambéry, et au Nord-Est, Strasbourg comme filiales, n'est qu'une petite province du vaste royaume de la maçonnerie mystique européenne ; elle est en relation avec les autres « provinces » de l'étranger, en particulier avec la Suisse de Lavater et avec l'Allemagne et ses princes. Ceux-ci ne dédaignent point le modeste bourgeois qui s'est mis à la tête de la maçonnerie lyonnaise, un grand commissionnaire en soieries, qui, pour [page 209] mieux servir sa mission, a renoncé aux affaires, et qui a fondé une secte influente, Jean-Baptiste Willermoz. La secte qui a une élite d'initiés, « les Grands Profès » est en communication directe avec la « Stricte Observance » d'Allemagne et les Rose-Croix (3). Il est vrai qu'elle ne réunit pas tous les mystiques : il en est d'indépendants ; l'individualisme fleurit, même dans la maçonnerie. Claude de Saint-Martin, qui signe « Le philosophe inconnu », est un chef sans soldats et entend rester un chef. Il se sépare de Martinez de Pasqually (de Grenoble), de son « ordre » : l'« Ordre des Élus Coëns de l'Univers », de sa doctrine de la « réintégration », de sa croyance à l'astrologie, à l'alchimie, à la magie ; il reste, au fond, très chrétien de cœur ; un sage qui, par la méditation et la prière, veut hâter l'avènement du règne visible du Christ, et qui, sans fonder d'« ordre » ni de « loge », exerce une influence profonde en France et même en Allemagne. Il est un isolé, comme Lavater, le sage de Zurich.
Combien les sectes mystiques de France comprennent-elles d'adeptes à Lyon, à Strasbourg, à Chambéry, à Grenoble, à Montpellier ou encore à Bordeaux, sans compter Paris, où une élite de mystiques, somnambules, magnétiseurs, la duchesse de Bourbon, sœur du duc Philippe d'Orléans, le comte de Puységur, Bergasse et beaucoup d'autres suivent les séances de magnétisme du Docteur viennois Mesmer, et celles de Cagliostro (de son vrai nom Joseph Balsamo) qui, dès 1780, a fait fureur à Strasbourg, auprès du cardinal de Rohan, et à Lyon, où les adeptes de sa loge la « Sagesse triomphante » tombent en extase devant Moïse et Élie qui leur apparaissent ? Les statistiques font défaut. Mais, ce qui est hors de doute, c'est la ruée de la haute société des grandes villes vers Mesmer et Cagliostro, ces brillants météores qui étonnent et attirent puissamment nobles, ecclésiastiques même, écrivains, avocats célèbres. La Fayette passe un « contrat » avec Mesmer (1784) (4) ; Claude de Saint-Martin, André Chénier, Charles de Villers, Restif de la Bretonne, suivent assiduement les cours du docteur, et l'avocat Bergasse, enthousiaste, propage sa doctrine. Celle-ci influera sur Lavater, et plus tard sur les [page 210] Polonais et les Russes, si portés au mysticisme (5). Les adeptes rêvent d'une régénération religieuse et d'une régénération sociale. Certains pensent qu'une révolution qui ouvre le secret de l'au-delà, qui nous fait converser avec les morts, devance, surnaturellement, la lente science expérimentale des savants et des Académies, qui s'en tient à la Terre, et qu'elle va être suivie fatalement d'une régénération de l'humanité. Déjà Bergasse l'annonce imperturbablement :
« Un monde physique nouveau doit nécessairement être accompagné d'un monde moral nouveau. »
Ainsi parle le prophète moderne.
Au reste, ce ne sont pas seulement les mystiques des nouvelles sectes, mais les maçons rationalistes du Grand-Orient qui répandent la même consigne et semblent animés de la même foi.
« Le but que nous poursuivons, déclare une circulaire du Grand-« Orient, en 1776, consiste à établir entre tous nos prosélytes une communication active de sentiments de fraternité et de secours en tout genre, à faire revivre les vertus sociales, à en rappeler la pratique, enfin à rendre notre association utile à chacun des individus qui la composent, utile à l'Humanité même. »
Elle s'inspire du principe d'utilité sociale, cher à la philosophie, et du principe de fraternité et de charité, celui-là même du Divin Maître dont la parole a retenti à travers les siècles : « Aimez-vous les uns les autres » ; elle est à la fois individualiste et sociale. Sans doute cette franc-maçonnerie du Grand-Orient est beaucoup plus pénétrée d'esprit rationaliste que de sentiment, et cela la différencie de la franc-maçonnerie mystique d'un Saint-Martin ou d'un Willermoz. Mais, en somme, toutes ces sectes, « loges » et « ordres », qui s'affilient à une foule d'autres, en France et à l'étranger, ne sont que les manifestations exubérantes d'une foi profonde dans la régénération de l'individu et de la société. Ils ne s'arrêtent point à une doctrine politique, et même ils n'y songent point. Ils visent beaucoup plus haut : d'un coup d'aile ils vont à la fraternité et à l'égalité sociale, sans laquelle il n'est pas de fraternité. Rien, d'ailleurs, n'est encore par eux précisé ; même en 1790, le « Philosophe inconnu », dans L'Homme de Désir, demeurera sur le plan très élevé, étranger au monde profane, [page 211] où il s'est d'abord placé. C'est le cœur qui parle, dans sa pureté, son langage de rêve. Et ces aspirations profondes, se communiquant à un peuple entier, visant à la « régénération », l'animeront d'une foi puissante qui commandera l'avenir.
En somme, de 1770 à 1787, même avant la crise, on vit dans une époque d'instabilité, de contradiction et de confusion dans tous les domaines de la pensée et de l'action. A la fois raison et sentiment, Voltaire et Rousseau ; science expérimentale et croyance au surnaturel ; esprit critique et crédulité ; romantisme et néo-classicisme ; liberté économique et intervention de l'État ; capitalisme et corporation ; espérances politiques et sociales, brutales déceptions, enfin attente raisonnée ou mystique ; gestation collective d'aspirations nouvelles, mélange d'influences françaises et étrangères, et formation d'idées qui n'apparaîtront à la pleine clarté de la conscience qu'au moment de la crise suprême du régime, et qui se constitueront en une sorte de religion : la foi en l'homme, la « résurrection des Français en hommes », la « régénération » de la société française, et, par delà même, celle de l'humanité : tel est le spectacle infiniment varié, mouvant, contradictoire, que présente le milieu social.
Cependant, dans la haute société, à Versailles, à Paris, en nombre de villes, partout, persiste l'illusion. Que de témoignages de cette « douceur de vivre », de cette illusion de grandeur et de prospérité ! Talleyrand, Ségur, Beugnot et tant d'autres ont dit le charme de la vie sociale et le bonheur public. Quelle gloire, après la victoire en Amérique ! Quelle honte effacée !
« L'avenir, écrira Beugnot, ne s'offrait que sous de riantes couleurs. L'abondance régnait dans nos ports et sur nos marchés. Les capitaux de l'Europe affluaient à Paris, et, comme si les dons du Ciel avaient dû couronner ceux de la politique, les récoltes en tout genre des années 1784 et 1785 avaient été admirables. La liberté était venue s'établir au milieu de la France sans que personne l'eût appelée... On écrivait, on parlait, on discutait de toutes manières. Le Clergé était constamment en aide au gouvernement, jamais en contradiction, il allait lui-même au devant de la tolérance pratique... Un air de contentement animait d'un charme nouveau nos lieux de réunion, nos spectacles, nos sociétés de famille ; il semblait qu'on respirât dans ce beau pays de France le parfum de la félicité publique (6). »
Notes
1.- On trouvera une bibliographie très sélective de la franc-maçonnerie dans Peuples et Civilisations, t. XII, La Fin de l'Ancien régime et la Révolution Américaine, p. 444-445 ; où les ouvrages indiqués de Le Forestier, Lantoine, Dermenghem, Viatte, Monglond, Alice Joly, Gaston Martin, B. Fay, etc. permettront de dresser une bien plus abondante bibliographie.
2.- On l'appelle « province d'Auvergne ».
3.- Mme Alice Joly, Un Mystique lyonnais et les secrets de la franc-maçonnerie, Willermoz.
4.- Etienne Charavay, Le Général La Fayette. Reproduction du contrat (5 avril 1784), après la p. 102. Par ce contrat Mesmer s'engage à « instruire La Fayette dans tous les principes qui constituent cette doctrine », et La Fayette « à ne former aucun élève, ni transmettre, directement ou indirectement, à qui que ce puisse être, ni tout, ni la moindre partie des connaissances relatives, sous quelque point de vue que ce soit, à la découverte du Magnétisme Animal, sans un consentement par écrit signé de moi (Mesmer) ».
5.- Mme de Krudener, l'Egérie d'Alexandre Ier, et Wronski. Mais déjà, avant Alexandre ; voir, sur Paul Ier, encore jeune grand-duc, les Mémoires de Mme d'Oberkirch, qui, elle aussi, est portée au mysticisme, à la croyance au surnaturel, t. II, p. 87, elle dit au sujet du siècle, immoral et crédule : « Ne serait-ce pas que, comme les vieux pécheurs, il a peur de l'enfer, et croit se repentir par ce qu'il craint ? En regardant autour de nous, nous ne voyons que des sorciers, des adeptes, des nécromanciens et des prophètes... Chacun a ses visions, ses pressentiments et tous lugubres, tous sanglants. »
6.- Beugnot, Mémoires, p. 41. Ici bien des réserves à faire sur « les récoltes admirables - (voir Labrousse, ouvr. cité), sur le Clergé, qui précisément ne vient pas en aide au gouvernement, dans ces années critiques. C'est un tissu d'erreurs graves. Comme il faut se défier de la littérature des Mémoires ! Mais comme elle est précieuse pour la psychologie ! — Ségur, Mémoires, t. Ier.