[Saint-Martin]

Un homme, un homme seul au dix-huitième siècle, nous semble recueillir en lui, amonceler dans son sein et n'exhaler qu'avec mystère, tout ce qui tarissait ailleurs de pieux, de lucide et de doux, tout ce qui s'aigrissait au souffle du siècle dans de bien nobles âmes ; humilité, sincérité parfaite, goût de silence et de solitude, inextinguibles élancements de prière et de désir, encens perpétuel, harpe voilée, lampe du sanctuaire, c'était là le secret de son être, à lui ; cette nature mystique, ornée des dons les plus subtils, éveille l'idée des plus saints emblèmes. Au milieu d'une philosophie matérialiste envahissante et d'un christianisme de plus en plus appesanti, la quintessence religieuse s'était réfugiée en sa pensée comme en un vase symbolique, soustrait aux regards vulgaires. Ce personnage, alors inconnu et bien oublié de nos jours, qui s'appelait lui-même à travers le désert bruyant de son époque le Robinson de la spiritualité, que M. de Maistre a nommé le plus aimable et le plus élégant des théosophes, créature de prédilection véritablement faite pour aimer, pour croire et pour prier, Saint-Martin s'écriait, en s'adressant de bien loin aux hommes de son temps, dans ce [38] langage fluide et comme imprégné d'ambroisie, qui est le sien : « Non, homme, objet cher et sacré pour mon cœur, je ne craindrai point de t'avoir abusé en te peignant ta destinée sous des couleurs si consolantes. Regarde-toi au milieu de ces secrètes et intérieures insinuations qui stimulent si souvent ton âme, au milieu de toutes les pensées pures et lumineuses qui dardent si souvent sur ton esprit, au milieu de tous les faits et de tous les tableaux des êtres pensants, visibles et invisibles, au milieu de tous les merveilleux phénomènes de la nature physique, au milieu de les propres œuvres et de tes propres productions ; regarde-toi comme au milieu d'autant de religions ou au milieu d'autant d'objets qui tendent à le rallier à l'immuable vérité. Pense avec un religieux transport que toutes ces religions ne cherchent qu'à ouvrir tes organes et tes facultés aux sources de l'admiration dont tu as besoin… Marchons donc ensemble avec vénération dans ces temples nombreux que nous rencontrons à tous les pas, et ne cessons pas un instant de nous croire dans les avenues du Saint des Saints. » [Œuvres posthumes, tome II, 1807, p.376]  N'est-ce pas un prélude des Harmonies qu'on entend ? Un bon nombre des psaumes ou cantiques, qui composent l'Homme de Désir, pourraient passer pour de larges et mouvants canevas, jetés [39] par notre illustre contemporain, dans un de ces moments d'ineffable ébriété où il chante :

Encore un hymne, ô ma lyre !
Un hymne pour le Seigneur !
Un hymne dans mon délire,
Un hymne dans mon bonheur !

Aux soi-disants poètes de son époque qui dépensaient leurs rimes sur des descriptions, des tragédies ou des épopées, toutes de convention et d'artifice, Saint-Martin fait honte de ce matérialisme de l'art :

Mais voyez à quel point va votre inconséquence !
Vous vous dites sans cesse inspirés par les cieux,
Et vous ne frappez plus notre oreille, nos yeux,
Que par le seul tableau des choses de la terre;
Quelques traits copiés de l'ordre élémentaire,
Les erreurs des mortels, leurs fausses passions,
Les récits du passé, quelques prédictions
Que vous ne recevez que de votre mémoire,
Et qu'il vous faut suspendre où s'arrête l'histoire ;
Voilà tous vos moyens, voilà tous les trésors
Dont vous fassent jouir vos plus ardents efforts ! [Œuvres posthumes, tome II, 1807, Phanor, p.305]

Par malheur, Saint-Martin lui-même, ce réservoir immense d'onction et d'amour, n'avait qu'un instrument incomplet pour se répandre; le peu de poésie qu'il a essayée, et dont nous venons de donner un échantillon, est à peine tolérable ; bien plus, il n'eut jamais l'intention d'être [40] pleinement compris. Lié à des doctrines occultes, s'environnant d'obcurités [sic] volontaires, tourné en dedans et en haut, il n'est là, en quelque sorte, que pour perpétuer la tradition spiritualiste dans une vivacité sans mélange, pour protester devant Dieu par sa présence inaperçue, pour prier angéliquement derrière la montagne durant la victoire passagère des géants. J'ignore s'il a gagné aux voies trop détournées, où il s'est tenu, beaucoup d'âmes de mystère ; mais il n'a en rien touché le grand nombre des âmes accessibles d'ailleurs aux belles et bonnes paroles, et dignes de consolation. Il faut, en effet, pour arriver à elles, pour prétendre à les ravir et à être nommé d'elles leur bienfaiteur, joindre à un fonds aussi précieux, aussi excellent que celui de l'Homme de Désir, une expression peinte aux yeux sans énigme, la forme à la fois intelligente et enchanteresse, la beauté rayonnante, idéale, mais suffisamment humaine, l'image simple et parlante comme l'employaient Virgile et Fénelon, de ces images dont la nature est semée, et qui répondent à nos secrètes empreintes ; il faut être un homme du milieu de ce monde, avoir peut-être moins purement vécu que le théosophe, sans que pourtant le sentiment du Saint se soit jamais affaibli au cœur ; il fait enfin croire en soi et oser, ne pas être humble de l'humilité contrite des solitaires, et aimer un [41] peu la gloire comme l'aimaient ces poètes chrétiens qu'on couronnait au Capitole.