[Lamartine]

Ce n'est plus de Jean-Jacques qu'émané directement Lamartine; c'est de Bernardin de Saint-Pierre, de M. de Chateaubriand et de lui-même. [43] La lecture de Bernardin de Saint-Pierre produit une délicieuse impression dans la première jeunesse. Il a peu d'idées, des systèmes importuns, une modestie fausse, une prétention à l'ignorance, qui revient toujours et impatiente un peu. Mais il sent la nature, il l'adore, il l'embrasse sous ses aspects magiques, par masses confuses, au sein des clairs de lune où elle est baignée ; il a des mots d'un effet musical et qu'il place dans son style comme des harpes éoliennes, pour nous ravir en rêverie. Que de fois, enfant, le soir, le long des routes, je me suis surpris répétant avec des pleurs son invocation aux forêts et à leurs résonnantes clairières ! Lamartine, vers 1808, devait beaucoup lire les Études de Bernardin ; il devait dès lors s'initier par lui au secret de ces voluptueuses couleurs dont plus tard il a peint dans le Lac son souvenir le plus chéri :

Qu'il soit dans le zéphir qui frémit et qui passe,
Dans les bruits de tes bords par tes bords répétés,
Bans l'astre au front d'argent qui blanchit ta surface
De ses molles clartés !

Le génie pittoresque du prosateur a passé tout entier en cette muse : il s'y est éclipsé et s'est détruit lui-même en la nourrissant. Aussi, à part Paul et Virginie, que rien ne saurait atteindre, Lamartine dispense à peu près aujourd'hui de la [44] lecture de Bernardin de Saint-Pierre ; quand on nommera les Harmonies, c'est uniquement de celles du poète que la postérité entendra parler. Lamartine, vers le même temps, aima et lut sans doute beaucoup le Génie du Christianisme, René : si sa simplicité, ses instincts de goût sans labeur ne s'accommodaient qu'imparfaitement de quelques traits de ces ouvrages, son éducation religieuse, non moins que son anxiété intérieure, le disposait à en saisir les beautés sans nombre. Quand il s'écrie à la fin de l'Isolement, dans la première des premières Méditations :

Et moi je suis semblable à la feuille flétrie
Emportez-moi comme elle, orageux aquilons !

il n'est que l'écho un peu affaibli de cette autre voix impétueuse : Levez-vous, orages désirés, qui devez emporter René, etc. Rousseau, je le sais, agit aussi très puissamment sur Lamartine ; mais ce fut surtout à travers Bernardin de Saint-Pierre et M. de Chateaubriand qu'il le sentit. Il n'eut rien de Werther ; il ne connut guère Byron de bonne heure, et même en savait peu de chose au delà du renom fantastique qui circulait, quand il lui adressa sa magnifique remontrance. Son génie préexistait à toute influence lointaine. André Chénier, dont la publication tardive [45] (1819) a donné l'éveil à de bien nobles muses, particulièrement à celle de M. Alfred de Vigny, resta, jusqu'à ces derniers temps, inaperçu et, disons-le, méconnu de Lamartine, qui n'avait rien, il est vrai, à tirer de ce mode d'inspiration antique, et dont le style était déjà né de lui-même à la source de ses pensées. J'oserai affirmer, sans crainte de démenti, que, si les poésies fugitives de Ducis sont tombées aux mains de Lamartine, elles l'ont plus ému dans leur douce cordialité et plus animé à produire, que ne l'eussent fait les poésies d'André, quand elles auraient paru dix ans plus tôt. Il ne goûte, il ne vénère que depuis assez peu d'années Pétrarque, le grand élégiaque chrétien, et son plus illustre ancêtre. Saint-Martin, que j'ai nommé, n'aura jamais été probablement de sa bien étroite connaissance. Lamartine n'est pas un homme qui élabore et qui cherche; il ramasse, il sème, il moissonne sur sa route ; il passe à côté, il néglige ou laisse tomber de ses mains; sa ressource surabondante est en lui ; il ne veut que ce qui lui demeure facile et toujours présent. Simple et immense, paisiblement irrésistible, il lui a été donné d'unir la profusion des peintures naturelles, l'esprit d'élévation des spiritualistes fervents, et l'ensemble de vérités en dépôt au fond des moindres cœurs. C'est une sensibilité reposée, méditative, [46] avec le goût des mouvements et des spectacles de la vie, le génie de la solitude avec l'amour des hommes, une ravissante volupté sous les dogmes de la morale universelle. Sa plus haute poésie traduit toujours le plus familier christianisme et s'interprète à son tour par lui. Son âme est comme l'idéal accompli de la généralité des âmes que l'ironie n'a pas desséchées, que la nouveauté n'enivre pas immodérément, que les agitations mondaines laissent encore délicates et libres. Et en même temps, sa forme, la moins circonscrite, la moins matérielle, la plus diffusible des formes dont jamais langage humain ait revêtu une pensée de poète, est d'un symbole constant, partout lucide et immédiatement perceptible…