2è article, pages 89-106 (1)

1865 seances academieSéances et Travaux de l'Académie des Sciences Morales et Politiques (Institut impérial de France)
Compte rendu par M. Ch. Vergé, avocat, docteur en droit, sous la direction de M. Mignet, secrétaire perpétuel de l’Académie
1865 – Quatrième trimestre
24e année – Cinquième série
Tome quatrième (LXXIVe de la collection).
Paris. Auguste Durand, libraire, 7, rue des Grès Sorbonne
1865
1. V. t. LXVI, p. 199.(ci-dessus, 1er article)

1865 Franck 2e articlePar sa naissance, son éducation, sa constitution même, autant que par la pente naturelle de son esprit, Saint-Martin était prédestiné à la tâche qu'il a remplie, et se trouvait armé contre les influences qui auraient pu l'en détourner. Né à Amboise, le 18 janvier 1743, d'une famille noble, mais pauvre et obscure (2. II était, comme il nous l'apprend lui-même dans son Portrait historique, le quatrième rejeton d'un soldat aux gardes), il se voyait en quelque sorte désintéressé dans le terrible conflit qui devait éclater à la fin du siècle et qui existait dès lors dans les esprits entre les deux classes inégales de la société. La faiblesse de son organisation le mettait à l'abri des entraînements qui sont, pendant un temps, le plus grand obstacle de la vie contemplative. Il était, quoique beau de visage et élégant dans ses proportions, d'une apparence si délicate, qu'il a pu dire (3. Portrait historique n° 5.) : « On ne m'a donné de corps qu'un [90] projet. » — « La divinité, écrit-il un peu plus loin (4. Portrait historique, n° 24.), ne m'a refusé tant d'astral (5. C'est le nom mystique par lequel il désigne les qualités de la matière.) que parce qu'elle voulait être mon mobile, mon élément et mon terme universel. » Doué d'une âme tendre et aimante, mais qui, selon son aveu (6. Portrait historique n° 36. « Dans l'ordre de la matière, j'ai été plutôt sensuel que sensible, et je crois que, si tous les hommes étaient de bonne foi, ils conviendraient que, dans cet ordre, il en est d'eux comme de moi. »), n'était pas étrangère à toute sensualité, il n'avait besoin que d'une première impulsion pour se trouver sur la pente qu'il a suivie toute sa vie. Cette direction décisive, il la reçut de sa belle-mère, car sa mère lui fut enlevée peu de temps après lui avoir donné le jour. C'est à cette femme qu'il se reconnaît redevable d'une grande partie des qualités qui l'ont fait aimer de Dieu et des hommes. Il se rappelle « avoir senti en sa présence une grande circoncision intérieure, qui lui a été fort instructive et fort salutaire. » II n'y a pas jusqu'à l'humeur sévère de son père qui, en le forçant de se contraindre et de refouler en lui-même les meilleurs mouvements de son cœur, ne contribuât à le pousser vers les solitaires contemplations. Elle servait à nourrir en lui ces dispositions mélancoliques qui étaient, comme il nous l'apprend lui-même, le fond de sa nature : « J'ai été gai, mais la gaieté n'a été qu'une nuance secondaire de mon caractère; ma couleur réelle a été la douleur et la tristesse (7. Ibid., n° 1.). [page 91]

Ainsi préparé, il entre au collège de Pontlevoi, où les lectures mystiques l'attirent déjà plus que les lectures classiques. Nous ne trouvons chez lui, à quelque âge de sa vie qu'on le considère, aucun souvenir des auteurs de l'antiquité grecque et latine, tandis que nous savons que, dans son enfance, il faisait ses délices de l'Art de se connaître soi-même d'Abadie (8. Portrait historique, n° 418.). A un ouvrage de ce genre, venait sans doute se joindre l'étude de la Bible, dont il est resté comme un parfum dans tous ses écrits, particulièrement dans ses pensées détachées. Conformément au précepte qu'il donne aux autres, il a dû, de bonne heure, « mettre son esprit en pension chez les Écritures saintes (9. Ibid., n* 319.) ! »

Du collège il passa à l'école de droit, probablement celle d'Orléans [SM a fait ses études de droit à Paris], qui le laissait en quelque sorte au sein de sa famille. On verra tout à l'heure qu'il n'y est pas devenu un grand jurisconsulte, et que le droit coutumier et le droit romain n'ont pas beaucoup occupé ses veilles. En revanche, il se prit d'une véritable passion pour le droit naturel. Le mal n'aurait pas été grand, si l'attrait qu'il trouvait à cette branche de la jurisprudence l'avait mis en communication avec Grotius ou avec Leibnitz; mais, soit ignorance, soit mauvais goût, il aima mieux s'adresser à un écrivain de second ordre. « C'est à Burlamaqui, dit-il (10. Ibid., n° 418.), que je dois mon goût pour les bases naturelles de la raison et de la justice de l'homme. » C'est lui qui lui a donné la force de combattre Rousseau. Aussi le compte-t-il parmi les trois [page 92] hommes qui ont exercé le plus d'empire sur sa destinée et qu'il reconnaît pour ses maîtres. Les deux autres sont Martinez Pasqualis et Jacob Bœhm.

A la même époque, c'est-à-dire à l'âge de dix-huit ans, il connaissait déjà presque tous les philosophes du XVIIIe siècle. Mais leurs écrits ne firent aucune brèche à ses croyances, parce que la foi était dans son cœur beaucoup plus que dans son esprit. Mais, pour lui, il y voyait une preuve de la grâce particulière dont il se figurait être l'objet et du rôle providentiel que lui attribuait son naïf orgueil. « Le passage de l'Évangile, voici à quels signes on les reconnaîtra ; les poissons ne leur feront pas de mal; ils toucheront des serpents, s'est vérifié sur moi dans l'ordre philosophique. J'ai lu, vu, écouté les philosophes de la matière et les docteurs qui ravagent le monde par leurs instructions, et il n'y a pas une goutte de leur venin qui ait percé en moi, ni un seul de ces serpents dont la morsure m'ait été préjudiciable. Mais tout cela s'est fait naturellement en moi et pour moi; car, lorsque j'ai fait ces salutaires expériences, j'étais trop jeune et trop ignorant pour pouvoir compter mes forces pour quelque chose (11. Portrait historique, n° 618, conf., n° 28.). »

Il avait un grand-oncle appelé M. Poucher, qui était conseiller d'État. Dans l'espérance que cette position pourrait un jour passer à lui par droit d'héritage, son père voulut qu'il entrât dans la magistrature, et le fit nommer avocat du roi au siège présidial de Tours. Saint-Martin se laissa faire avec cette obéissance filiale qu'il garda jusqu'au [page 93] déclin de sa vie. Le succès aurait dû couronner son sacrifice; mais il n'en fut rien. L'opinion qu'il donna de lui en prenant possession de sa charge fut si malheureuse, qu'il versa des larmes, nous dit-il lui-même, plein son chapeau. Il persista encore six mois ; mais, au bout de ce temps, l'épreuve lui parut décisive, et il obtint de son père de quitter une profession pour laquelle il n'avait pas plus d'aptitude que de goût. Il avait beau assisté, à ce qu'il nous assure, à toutes les plaidoiries, aux délibérations, aux voix et au prononcé du président, il n'a jamais su une seule fois qui est-ce qui gagnait, ou qui est-ce qui perdait le procès.

Que faire après cela? car on ne lui permettait pas de rester oisif, ou, ce qui était la même chose pour son père, de vivre dans la retraite et dans l'étude. Pour un jeune homme de noble extraction, qui venait de quitter la robe, il n'y avait que la carrière des armes. Ce fut celle qu'embrassa Saint-Martin, presque avec joie, bien qu'au fond elle ne s'accommodât pas mieux à son caractère que celle d'où il sortait : « J'abhorre la guerre, j'adore la mort, » écrit-il plus lard (12. Portrait historique, n° 952.), et ces paroles expriment les sentiments de sa plus tendre jeunesse. Mais il se flattait que le service militaire se prêterait beaucoup mieux que la magistrature à ses goûts contemplatifs. Grâce à la protection de M. de Choiseul, le jeune avocat du roi démissionnaire reçut un brevet d'officier au régiment de Foix, et Saint-Martin, sans autre préparation que ses souvenirs philosophiques de l'école de droit alla rejoindre son corps qui tenait garnison à Bordeaux. [page 94]

Ce fut un moment solennel dans son existence, et qui lui revient à chaque instant à la mémoire ; car Bordeaux fut pour lui le chemin de Damas; c'est à Bordeaux qu'il rencontra son premier précepteur spirituel, qu'il fut introduit par quelque camarade de régiment, déjà initiés dans la loge de Martinez : « C'est à Martinez de Pasqualis, dit-il (13. Portrait historique, n° 418 ; voyez aussi n° 73), que je dois mon entrée dans les vérités supérieures. C'est à Jacob Bœhm que je dois les pas les plus importants que j'ai faits dans ces vérités. » A l'exception de ces deux hommes, il n'a vu sur la terre que des gens qui voulaient être maîtres, et qui n'étaient pas même en état d'être disciples. Saint-Martin, à cette époque, n'avait encore que vingt-trois ans, mais son esprit fut irrévocablement fixé; il avait enfin trouvé sa carrière.

Cependant ce ne fut que cinq ans plus lard, en 1771, qu'il quitta le service pour se vouer tout entier à la cause qu'il avait épousée, ou, comme il a coutume de s'exprimer dans le langage qu'il s'est fait, pour s'occuper uniquement de ses objets. En considérant l'abandon où le laissaient ses idées au milieu du courant qui entraînait son siècle, il se comparait au héros de Daniel Foë, il se disait « le Robinson de la spiritualité (14. Ibid., n° 458.). » Mais, quand il songeait que les germes de vérité déposés dans son esprit étaient les semences de la vie éternelle, le seul aliment qui convînt aux âmes dévastées, alors il avait la conviction qu'il était revêtu d'un sacerdoce (15. C'est la véritable signification du titre de Cohen, donné par Martinez à ses adeptes) et qu'il se devait à l'avancement de ses [page 95] semblables comme au sien. Cette œuvre de propagande, il résolut de l'accomplir de deux manières: par ses livres et par sa conversation. C'est ce qui nous explique comment Saint-Martin, malgré les ouvertures qui lui furent faites à ce sujet, n'a jamais fondé ni dirigé aucune loge, aucune société secrète, et comment sa vocation intérieure ne l'empêchait pas d'être extrêmement répandu dans le monde. Il y cherchait, pour me servir de ses expressions, des terrains à défricher, c'est-à-dire des âmes à convertir, quelques petits poulets à qui il pût donner la becquée spirituelle (16. « II y a quelques petits poulets qui viennent de temps en temps me demander la becquée. » Corresp. inéd., p. 250.). Ajoutons que le monde ne lui déplaisait pas, en dépit des vices et des erreurs dont il le voyait rempli. « J'abhorre, dit-il (17. Portrait historique, n° 776.), l'esprit du monde, et cependant j'aime le monde et la société. »

Au reste, il avait tout ce qu'il faut pour y réussir : un esprit délicat et fin, que le XVIIIe siècle, à travers les nuages du mysticisme, avait marqué de son empreinte; une conversation vive, pénétrante, pleine de saillies ; des manières naturellement élégantes, parce qu'elles répondaient à la noblesse inférieure; une figure charmante et des yeux d'une telle douceur, qu'une de ses amies lui dit un jour qu'ils étaient doublés d'âme. Peut-être aussi, dans ce siècle d'incrédulité, s'amusait-on de sa foi et de la naïveté de ses sentiments ; car il est permis de supposer qu'il faisait un retour sur lui-même quand il écrivait ces paroles : « Le monde m'a donné une connaissance qui ne lui est pas avantageuse. [pages 96] J'ai vu que, comme il n'avait d'esprit que pour être méchant, il ne concevait pas que l'on pût être bon sans être une bête (18. Portrait historique, n° 24).» Aussi, ayant commencé par s'établir à Paris, il y trouva l'accueil le plus flatteur. Les salons les plus aristocratiques étaient jaloux de le posséder. J'ai déjà nommé, au début de cette étude, la plupart des personnages illustres qui l'admettaient dans leur intimité ; je n'y reviendrai point ici : je dirai seulement que ce n'est point auprès des hommes qu'il a eu le plus de succès. Il nous fait connaître lui-même la stérilité de ses efforts pour convertir à ses doctrines le vieux maréchal de Richelieu, Bailly, l'astronome Lalande. Nous ne savons pas quelle impression sa parole aurait produite sur Voltaire, à qui il devait être présenté par le maréchal de Richelieu ; mais nous connaissons le jugement que Voltaire a porté, quelques jours avant de mourir, sur son premier ouvrage : «.Votre doyen, écrit-il, le 22 octobre 1777 à d'Alembert (ce doyen, c'est le maréchal), votre doyen m'avait vanté un livre intitulé : Des erreurs et de la vérité. Je l'ai fait venir pour mon malheur. Je ne crois pas qu'on ait jamais rien imprimé de plus absurde, de plus obscur, de plus fou et de plus sot. Comment un tel ouvrage a-t-il pu réussir auprès de M. le doyen? » Déjà avant d'avoir reçu le livre, l'auteur de Candide le condamnait par ces mots : « S'il est bon, il doit contenir cinquante volumes in-folio sur la première partie et une demi-page sur la seconde. » N'ayant jamais vu Rousseau, avec qui il se trouve toute sorte de ressemblance (19. Ibid., n° 60), Saint-Martin se flatte qu'il aurait mieux réussi  [page 97] près de lui (20. Portrait historique, n° 129). Mais pourquoi l'auteur de la Profession de foi du vicaire savoyard, l'admirateur passionné de la nature, se serait-il entendu avec un écrivain qui n'apercevait partout que symboles, mystères, révélations secrètes, et qui ne voyait dans la nature que les signes d'une antique déchéance ? Avec l'homme, cela est possible, si Rousseau avait pu s'entendre avec quelqu'un. Il était à craindre que Saint-Martin ne recueillît de ses rapports la même déception qui l'attendait près de Chateaubriand une année avant sa mort. Pénétré d'une vive admiration pour le chantre des Martyrs, il concerta avec un ami commun les moyens de le voir et de l'entendre, et il rapporta de cette réunion le plus doux souvenir (21. Ibid.,n°1095.). Mais il n'en fut pas de même, hélas ! du côté de Chateaubriand. Celui-ci, racontant la même entrevue (22. Mémoires d'outre-tombe, t. IV, p. 76), couvre de ridicule et crible de traits de satire son confiant interlocuteur.

L'ascendant de Saint-Martin, qu'il est d'ailleurs impossible de contester, s'est exercé principalement sur les femmes. Ce n'est pas la première fois qu'on remarque la prédilection, et il faut ajouter, pour être complètement juste, l'aptitude des femmes pour le mysticisme. Tout près de nous, madame de Krudner; au XVIIe siècle, madame Guyon, madame de Chantal, Antoinette Bourguignon ; au XVIe, sainte Thérèse; au XIVe, sainte Catherine de Sienne, en sont d'illustres exemples. Il n'est pas besoin de chercher longtemps l'explication de ce fait. Le mysticisme, n'est-ce point le degré le plus élevé de l'amour ? Le [page 98] mysticisme même indiscipliné et révolté contre toute loi, n'est-ce point l'excès du renoncement, l'amour divin poussé jusqu'aux égarements de la passion ? Il ne faut donc point s'étonner de voir tant de nobles dames choisir Saint-Martin, en quelque sorte, pour leur directeur : les marquises de Lusignan, de Coislin, de Chabanais, de Clermont-Tonnerre, la maréchale de Noailles, la duchesse de Bourbon et beaucoup d'autres, soit françaises ou étrangères, qu'il serait trop long de passer en revue. Parmi ces néophytes, les unes se contentaient de l'écouter en silence, les autres lui écrivaient, d'autres, comme la maréchale de Noailles, venaient le consulter jusqu'au milieu de ses repas, sur les endroits difficiles de ses ouvrages ; enfin la duchesse de Bourbon, afin de jouir de ses entretiens tout à son aise, le logeait dans son palais et le menait avec elle à la campagne.

C'est au milieu de ce cercle, dont il était l'idole, que se sont formées ses opinions sur la femme en général, les unes qui respirent l'esprit du monde, et même l'esprit satirique du XVIIIe siècle, les autres venues d'une source de respect et de tendresse plus pure que les passions humaines. Voici quelques échantillons des premières : « Il faut être bien sage pour aimer la femme qu'on épouse, et bien hardi pour épouser la femme que l'on aime (23. Pensées tirées d'un manuscrit de Saint-Martin, Œuvres posthumes, t. I, p. 215). » — « La femme a en elle un foyer d'affection qui la travaille et l'embarrasse; elle n'est à son aise que lorsque ce foyer-là trouve de l'aliment; n'importe ensuite ce que [page 99] deviendra la mesure et la raison. Les hommes sont qui ne sont pas plus loin que le noviciat sont aisément attirés par ce foyer, qu'ils ne soupçonnent pas être un gouffre. Ils croient traiter des vérités d'intelligence, tandis qu'ils ne traitent que des affections et des sentiments ; ils ne voient pas que la femme passe tout, pourvu qu'elle trouve l'harmonie de ses sentiments ; ils ne voient pas qu'elle sacrifie volontiers à cette harmonie de ses sentiments l'harmonie de ses opinions (24. Portrait historique, partie inédite). » Assurément ces observations se distinguent plus par la finesse que par la bienveillance. Mais Saint-Martin nous apprend que, dans son âge mûr, quand il eut acquis sur la nature de la femme des lumières plus profondes, il l'a aimée et honorée mieux que pendant les effervescences de sa jeunesse, quoiqu'il sache « que sa matière est encore plus dégénérée et plus redoutable que la matière de l'homme (25. Ibid., n°468). » Cela n'est guère d'accord avec cette pensée : « La femme m'a paru être meilleure que l'homme; mais l'homme m'a paru plus vrai que la femme. » Mais Saint-Martin ne se pique pas d'être conséquent ; il dit ce qu'il croit et ce qu'il sent, laissant à ses sentiments le soin de se concilier comme ils peuvent avec ses doctrines. C'est, sans aucun doute, dans sa maturité qu'il a écrit ces lignes : « L'homme est l'esprit de la femme et la femme est l'âme de l'homme (26. Pensées tirées d'un manuscrit, Œuvres posthumes, t. I, p. 210). » — « Si Dieu pouvait avoir une mesure dans son amour, [page 100] il devrait aimer la femme plus que l'homme. Quant à nous, nous ne pouvons nous dispenser de la chérir et l'estimer plus que nous-mêmes, car la femme la plus corrompue est plus facile à ramener qu'un homme qui n'aurait fait même qu'un pas dans le mal. Le fond du cœur de la femme est peut-être moins vigoureux que le cœur de l'homme, mais il est moins susceptible de se corrompre de la grande corruption (27. Œuvres posthumes, p. 260-261.). » Nous n'avons pas encore le dernier mot de Saint-Martin sur les femmes. Un peu plus loin, dans ce même écrit que nous venons de citer, son ton s'élève jusqu'à l'hymne : « Les femmes, par leur constitution, par leur douceur, démontrent bien qu'elles étaient destinées à une œuvre de miséricorde. Elles ne sont, il est vrai, ni prêtres, ni ministres de la justice, ni guerriers; mais elles semblent n'exister que pour fléchir la clémence de l'Être suprême, dont le prêtre est censé prononcer les arrêts, que pour adoucir la rigueur des sentences portées par la justice sur les coupables, et que pour panser les plaies que les guerriers se font dans les combats. L'homme paraît n'être que l'ange exterminateur de la divinité ; la femme en est l'ange de paix. Qu'elle ne se plaigne pas de son sort. Elle est le type de la plus belle faculté divine. Les facultés divines doivent se diviser ici-bas ; il n'y a que la divinité même où elles ne forment qu'une unité parfaite et une harmonie où toutes les voix vivantes et mélodieuses ne se font jamais entendre que pour former l'ensemble du plus mélodieux des concerts (28. Ibid., p. 282). » [page 101]

Lorsqu'un homme, fît-il profession de la plus haute spiritualité, parle ainsi des femmes en général, il est difficile de croire qu'il n'ait point l'esprit occupé par quelques souvenirs particuliers, si ce n'est même par une pensée unique, par une image adorée qu'il s'efforce de dissimuler sous un nom collectif. En effet, dans un passage resté inédit de son Portrait historique, et que M. Matter a eu l'heureuse idée de reproduire (29. Ouvrage cité, ch. VIII, p. 87), Saint-Martin nous apprend que, vers 1778, pendant qu'il était à Toulouse, son cœur s'est engagé deux fois au point de concevoir des projets de mariage. Mais, s'il était né pour les affections tendres, il ne l'était point pour le mariage ni pour un autre établissement, quel qu'il fût. Il ne se sentait propre qu'à une seule chose, et n'a jamais songé à se faire un autre revenu que des rentes en âmes. Puis l'homme qui reste libre n'a à résoudre, dit-il (30. Portrait historique, n° 195), que le problème de sa propre personne; celui qui se marie a un double problème à résoudre. Ce qui est vrai aussi, c'est que son âme, alors, n'était atteinte qu'à la surface; autrement il n'aurait pas écrit (31. Ibid., n° 468) : « Je sens au fond de mon être une voix qui me dit que je suis d'un pays où il n'y a point de femmes. » Il eut la preuve du contraire dans l'attachement singulier qu'il ressentit, à l'âge de près de cinquante ans, pour une personne qui revient fréquemment dans ses écrits, et qu'il, n'appelle jamais autrement que ma B..,, ma chérissime B...

M. Matter établit victorieusement, contre l'opinion commune, que cette désignation ne s'applique pas à la duchesse [page 102] de Bourbon, princesse excellente, mais d'une médiocre intelligence, plus superstitieuse encore que religieuse, plus occupée de pratiques magnétiques et somnambuliques que de mysticisme, à laquelle Saint-Martin était sincèrement dévoué et dont il possédait toute la confiance, mais qui n'a jamais pu exercer sur lui aucun ascendant. Un de ses livres a été écrit uniquement pour elle, pour l'arracher à la pente qui l'entraînait du côté de Mesmer et de Puységur, pour la détourner de ce merveilleux grossier qui couronne si dignement le matérialisme du XVIIIe siècle. Voici, au reste, le portrait qu'il en fait dans sa correspondance avec Kirchberger ; on y trouvera la confirmation de tout ce que nous venons de dire. « Vous avez raison, Monsieur, d'avoir très bonne opinion de l'hôtesse que je viens de quitter. On ne peut pas porter plus loin les vertus de la piété et le désir de tout ce qui est bien ; c'est vraiment un modèle, surtout pour une personne de son rang. Malgré cela, j'ai cru notre ami Bœhm une nourriture trop forte pour son esprit, surtout à cause du penchant qu'elle a pour tout le merveilleux de l'ordre inférieur, tel que les somnambules et les prophètes du jour. Aussi je l'ai laissée dans sa mesure, après avoir fait tout ce que j'ai cru de mon devoir pour l'avertir ; car l’Ecce homo l'a eue un peu en vue, ainsi que quelques autres personnes livrées au même entraînement (32. Lettre XI, p. 41 de l'édition Schauer et Chaquet). »

Mais Saint-Martin a rencontré sur son chemin une autre femme dont le nom commence par la même lettre, et qui a [page 103] exercé sur son esprit comme sur son cœur, sur ses idées comme sur ses sentiments, la plus décisive influence. C'est madame Charlotte de Bœcklin. Issue d'une noble famille de l'Alsace, elle vivait à Strasbourg, séparée de son mari, au moment où Saint-Martin y arriva, vers l'année 1788. Protestante convertie au catholicisme par des considérations de famille, elle n'avait en réalité pas d'autre foi que ce christianisme un peu flottant, ou, comme on dit aujourd'hui, ce christianisme libre qui se confond volontiers avec le mysticisme. C'est elle, avec le concours de son compatriote Rodolphe Salzmann, qui fit connaître à Saint-Martin les écrits de Jacob Bœhm, et lui aida plus tard à les traduire. Le Philosophe inconnu inclinait alors vers Swedenborg, il s'abandonnait à la direction du chevalier de Silferhielm, le neveu et le disciple exalté du voyant suédois ; c'est même de ce courant d'idées que sortit, au moins en partie, un de ses ouvrages, celui qui est intitulé le Nouvel homme. On peut donc se figurer ce qu'il dut éprouver de reconnaissance pour celle qui le tirait de ce mysticisme subalterne pour lui ouvrir les portes de la vraie sagesse, pour le conduire aux pieds du maître suprême ; car Bœhm est pour lui la plus grande lumière qui ait paru sur la terre après celui qui est la lumière même; il ne se croit pas digne, lui, de dénouer les cordons de ses souliers (33. Ouvrage cité, p. 164).

Avec une femme belle encore, distinguée par son esprit autant que par sa grâce extérieure, faisant l'office d'un messager céleste qui vient apporter la parole de vie, la reconnaissance, dans une âme comme celle de Saint-Martin, [page 104] se changea bientôt en un sentiment plus passionné et plus tendre. Madame de Bœcklin, à ce que nous assure M. Matter, avait alors quarante-huit ans, et de plus elle était grand-mère. Saint-Martin, comme je l'ai déjà dit, avait le même âge. Mais qu'importe ? Il y a des natures qui restent toujours jeunes, parce qu'elles voient les choses et les hommes à la lueur d'un idéal invisible. Il y a un amour qui ne craint point les ravages du temps, parce qu'il vient d'une source que le temps ne saurait tarir. Tel était celui que Saint-Martin éprouva pour madame de Bœcklin. Était-ce bien de l'amour qu'elle lui inspira? Tout ce qu'on peut dire, c'est que l'amitié ne produit pas les mêmes effets et ne parle pas le même langage. Après trois ans de résidence à Strasbourg auprès de son amie, et quand il réussit enfin, après bien des obstacles, à habiter avec elle la même maison, il est obligé de la quitter, rappelé qu'il est par la maladie de son père. Or voici dans quels termes il se plaint de cette cruelle nécessité : « Il fallut quitter mon paradis pour aller soigner mon père. La bagarre de la fuite du roi me fit retourner de Lunéville à Strasbourg, où je passai encore quinze jours avec mon amie ; mais il fallut en venir à la séparation. Je me recommandais au magnifique Dieu de ma vie pour être dispensé de boire cette coupe ; mais je lus clairement que, quoique ce sacrifice fût horrible, il le fallait faire, et je le fis en versant un torrent de larmes (34. Portrait historique, partie inédite, citée par M. Matter, ubi supra, p. 163). » Ce n'est pas une fois, et au moment décisif, qu'il arrive à Saint-Martin d'exhaler ainsi sa douleur; il y revient à plusieurs reprises et à différents intervalles. [page 105]

« J'ai par le monde, écrit-il (35. Portrait historique, n°109), une amie comme il n'y en a point. Je ne connais qu'elle avec qui mon âme puisse s'épancher tout à son aise et s'entretenir des grands objets qui l'occupent, parce que je ne connais qu'elle qui se soit placée à la mesure où je désire que l'on soit pour m'être utile. Malgré les fruits que je ferais auprès d'elle, nous sommes séparés par les circonstances. Mon Dieu, qui connaissez les besoins que j'ai d'elle, faites-lui parvenir mes pensées et faites-moi parvenir les siennes, et abrégez, s'il est possible, le temps de notre séparation. »

Ce ne sont pas seulement des pensées qu'échangeait ce couple mystique lorsqu'il se trouvait réuni. De temps à autre quelques tendres paroles venaient se glisser au travers des plus sublimes entretiens ; mais elles ont un accent particulier, qu'on chercherait vainement ailleurs. Saint-Martin nous en donne une idée dans un passage de ses mémoires qui se rapporte évidemment à ses relations avec madame de Bœcklin. « Une personne dont je fais grand cas me disait quelquefois que mes yeux étaient doublés d'âme. Je lui disais, moi, que son âme était doublée de bon Dieu, et que c'est là ce qui faisait mon charme et mon entraînement auprès d'elle (36. Ibid., n° 760). »

Ce n'est qu'après avoir parcouru une grande partie de la France et de l'Europe, que Saint-Martin s'arrêta dans la capitale de l'Alsace. Toulouse, Versailles, Lyon, furent successivement le théâtre de son apostolat; car, tout en écrivant qu'il ne voulait d'autres prosélytes que lui-même (37. Ma secte est la Providence ; mes prosélytes, c’et moi; mon culte, c'est la justice. » (Ibid., n° 488.)), [page 106] il ne pouvait tenir en place ni garder pour lui les pensées dont son âme était obsédée. Ce n'était pas en vain que Dieu lui avait donné dispense pour venir habiter ce monde, auquel il restait étranger, et qui n'était pas, disait-il (38. Portrait historique, n° 763.), du même âge que lui. S'il n'avait pas reçu la puissance de le convertir, il voulait du moins lui faire honte de ses souillures et pleurer sur ses ruines; « il était le Jérémie de l'universalité. » II visita donc l'Angleterre, l'Italie, la Suisse, s'arrêtant principalement à Gênes, à Rome, à Londres, ne perdant pas de vue le but de ses voyages, répandant partout où il le peut, mais surtout dans les hautes régions de l'aristocratie, la semence spirituelle, entouré de princes et de princesses, ou bien recueillant lui-même les doctrines les mieux appropriées à l'état de son esprit. C'est ainsi qu'à Londres il se mit en rapport avec le traducteur anglais des œuvres de Jacob Bœhm, William Law, et avec le mystique Best, qui leva pour lui, à ce qu'il assure, les voiles de l'avenir. C'est à Londres aussi qu'il connut le prince Alexandre Galitzin, avec lequel il fit une seconde fois le voyage d'Italie, et un grand nombre de seigneurs russes qui voulurent l’emmener avec eux dans leur pays. Mais il avait hâte de retourner en France, et en France il y avait surtout trois villes entre lesquelles il partagea le reste de sa vie : Strasbourg, Amboise et Paris. Il appelle Strasbourg son paradis, Amboise son enfer, et Paris son purgatoire.

Ad. FRANCK.

(La suite à la prochaine livraison.).

bouton jaune    Adolphe Franck -  Compte-rendu du livre de Jacques Matter, Saint-Martin, le philosophe inconnu. 2e article