1863 – Le Chrétien évangélique

Le Chrétien évangélique
Revue religieuse de la Suisse romande, paraissant deux fois par mois
Sixième année. 1863
Lausanne. Bureau du Chrétien évangélique, chez Georges Bridel, éditeur, place de la Louve
1863

Revue Critique. Saint-Martin, le Philosophe inconnu, par F. de Rougement.

Saint-Martin, le Philosophe inconnu ; sa vie et ses écrits, son maître Martinez et leurs groupes, d'après des documents inédits, par M. Matter. Paris, librairie Didier, 1862, un vol. in-8°. Prix:7fr.

Premier article. Pages 209-213.

A la fin du XVIIIe siècle, l'incrédulité sous ses diverses formes était devenue si générale et si puissante, qu'on aurait pu croire la cause du christianisme perdue sans ressource. Les nuages de la terre interceptaient tous les rayons de l'Orient d'en haut, qui semblait s'être éteint dans les cieux. Notre Suisse romande était plongée dans des ténèbres aussi épaisses que la France matérialiste et que la rationaliste Allemagne. La nuit où vivaient nos pères et qu'on appelait les lumières, n'avait en quelque sorte plus d'autres flambeaux que de rares et pâles fidèles qui se réunissaient auprès d'un frère morave, ou qui se nourrissaient chacun chez soi, des écrits des mystiques Dutoit-Membrini, Schwedenborg [sic] et Saint-Martin. L'auteur de ces lignes, fort jeune encore, avait trouvé dans la bibliothèque de sa famille toute une collection de ces écrits, plus ou moins étranges, qui avaient été lus et relus et usés par de jeunes femmes qui descendaient de cet homme, à l'esprit si lucide et si correct, dont on vient de retracer l'histoire dans cette Revue, Osterwald.

Invité par la rédaction à annoncer ici l'ouvrage de M. Matter, je ne me suis point dissimulé combien c'était chose délicate et difficile de parler de mysticisme à notre public protestant, qui a toutes les qualités imaginables, sauf la compassion pour ces âmes tendres et puissantes à la fois qui, sur les ailes de la prière, de l'imagination, de l'extase, vont se perdre dans des régions inconnues du vulgaire. Au premier rang de ce vulgaire figure je sais trop bien quel lourd et implumé personnage. Mais il n'a pas su résister au plaisir de raviver de vieux souvenirs, d'épousseter de poudreux bouquins oubliés sur leur étagère, de retrouver des notes oubliées, et de résumer en quelques pages les impressions nouvelles que ferait sur lui le Philosophe inconnu après vingt et trente années de séparation.

I

Avant d'aborder le mystique Saint-Martin, expliquons-nous le plus brièvement possible sur le mysticisme, qui est en mauvaise odeur parmi la très grande majorité des protestants de langue française, et qui dans le monde entier est l'objet des jugements les plus contradictoires.

Vinet, par exemple, a été la plus vive lumière du réveil actuel, qui entend être simplement évangélique; néanmoins les disciples les plus zélés de ce grand homme font de lui le fondateur d'une théologie mystique. L'Imitation de Jésus-Christ est un livre mystique en tant qu'il insiste beaucoup plus sur l'œuvre du Saint-Esprit dans l'homme régénéré et sur la vie de contemplation que sur l'œuvre du Rédempteur expiant les [page 210] péchés de l'humanité déchue, et cependant ce livre est une des plus grandes gloires de l'Église chrétienne. Arndt est au même titre un écrivain mystique : en dépit ou à cause de cette tendance, toute famille pieuse en Allemagne lit et relit le Vrai christianisme. Les Œuvres spirituelles de Fénelon ont pendant plus d'un siècle alimenté la vie intérieure de bien des âmes chrétiennes, même dans nos populations protestantes, malgré les erreurs où était tombé le disciple de Mme Guyon. Le plus célèbre des mystiques allemands, Jacob Bœhme, a été avec Spinoza le père du panthéisme de Schelling, et pourtant on ne peut nier que l'Esprit-Saint n'ait opéré chez le cordonnier de Gœrlitz une œuvre très remarquable de conversion et de sanctification. Mais Schwedenborg, autre mystique célèbre, n'est plus que le jouet de ses propres hallucinations ou d'esprits de mensonge ; les mystiques de la Perse musulmane, les Sofis, sont des panthéistes, et ceux d'Alexandrie, les néoplatoniciens, étaient les ennemis acharnés du christianisme.

Le nom de mystique s'applique donc indifféremment aux adversaires et aux disciples de Jésus-Christ, et l'on se demande ce qu'il peut y avoir de commun entre des gens qui sont en un désaccord absolu sur celui qui se nommait et qui est réellement la vérité.

Ils ont de commun le désir de s'unir spirituellement à Dieu, de le voir pour ainsi dire, de le connaître d'une connaissance vivante et immédiate. Par cette union de leur âme à Dieu, qui est le comble de l'amour et de la joie, ils espèrent, en outre, arriver à une science des choses divines, humaines et naturelles, qui approche de la toute-science du Créateur, et comme Dieu possède avec la toute-science la toute-puissance, ils nourrissent dans leurs cœurs un secret désir d'obtenir par leur jonction personnelle avec lui la force d'opérer des miracles. D'ailleurs, comme l'âme ne peut s'approcher de Dieu, et Dieu de l'âme, sans qu'elle sorte de son état habituel, ils ont plus ou moins fréquemment des heures d'extase et de ravissement.

Ce désir d'une union intime de l'âme avec Dieu est-il insensé? est-il légitime?

Si nous nous adressions à des lecteurs qui ne connussent pas l'Évangile, nous leur dirions que ce désir se produit chez toutes les grandes nations de la terre entière ; qu'il a ses racines dans les dernières profondeurs de notre être; que l'homme né psychique (nos versions de la Bible disent animal) tend à devenir spirituel, c'est-à-dire à s'élever de la sphère de la conscience, de la loi, de la morale, du salut par les œuvres, à la sphère de la religion, de la foi, de l'amour, de la communion avec Dieu; et que ses aspirations d'ici-bas pronostiquent ses destinées futures, comme déjà l'entendait la vieille Égypte des Pharaons, faisant de la vision de Dieu le plus haut degré de la félicité céleste. Mais notre tâche est ici plus aisée. Il nous suffit de rappeler que Jésus- Christ a réalisé sur cette terre l'idéal des mystiques. Semblable à nous en toutes choses excepté dans le péché, il était tellement un avec Dieu qu'il ne disait et ne faisait que ce qu'il entendait dire et voyait faire à son Père. Sa science était la vérité même ; par sa puissance, d'un mot il se faisait obéir de la nature et de la mort, et s'il n'a pas eu des heures d'extase, c'est qu'il vivait continuellement dans l'état d'âme où les plus grands mystiques ne sont ravis que de loin en loin et pour peu de temps.

Jésus-Christ légitime donc en plein, par son exemple, la vraie mystique ; mais il fait plus que la justifier, il la produit, il en est l'auteur, elle n'existe que par lui, et seul il en explique l'histoire.

Six à sept siècles avant lui, l'humanité tout entière, de la Chine à l'Italie, appelle d'avance l'Homme-Dieu par le désir qu'elle éprouve d'entrer en communion avec Dieu. Elle avait pendant les quinze siècles [page 211] antérieurs cherché le bonheur sur la terre dans la paix de sociétés bien organisées, dans les joies d'une brillante civilisation, dans la gloire de royaumes puissants et conquérants. Mais elle voyait ses rêves s'évanouir par la raine plus ou moins rapide de toutes les nations les plus florissantes, et lasse d'elle- même et de la terre, de son passé et de son présent, de ses anciennes croyances et des vains plaisirs du monde, elle se tourne lentement vers Dieu, lui demandant qu'il se montre à elle et qu'il l'introduise dans le monde meilleur de la vie spirituelle. C'est alors que chez le peuple élu à la lumière des révélations divines, les prophètes arrêtent avec amour leurs regards sur le Messie, et que Joël inaugure à l'avance l'ère de la vie mystique par ces paroles à jamais mémorables : « Vos fils et vos filles prophétiseront, vos jeunes gens auront des visions et vos vieillards des songes; même vos serviteurs et vos servantes prophétiseront. » C'est alors qu'en Chine, Lao-tseu se retire du monde pour s'unir à ce que, dans son ignorance, il croit être le vrai Dieu et qu'il nomme la raison éternelle; alors qu'en Inde, Bouddha substitue au salut par les œuvres de la loi le salut par la foi et la charité ; alors Qu'en Bactriane, Zoroastre opère une réforme radicale de la religion de Mithra dans un esprit tout nouveau de pureté et de sainteté; alors qu'un travail analogue s'accomplit dans les écoles savantes des Chaldéens et des Égyptiens; alors que la Grèce a ses premiers amis de la sagesse, et que Pythagore, en Italie, propose pour but de la vie à ses disciples, la connaissance et la contemplation de Dieu. L'humanité païenne et élue soupirait ainsi, du sein de sa vie toute psychique, après les lumières et les joies et les puissances sanctifiantes de la vie spirituelle. L'épouse terrestre appelait de ses vœux l'Époux céleste. La jeune fille issue du premier Adam sentait approcher l'heure de son hymen avec le second et dernier Adam, qui est l'Esprit vivifiant ; elle s'apprêtait à entrer dans le sanctuaire de la vie mystique.

Et l'Époux est venu du ciel, et l'épouse a été inondée de grâces et de joies spirituelles, et elle a eu plus de visions et de songes, de prophéties et d'extases, de révélations et d'enseignements surnaturels, que les mystiques de tous les pays et de tous les siècles n'en avaient jamais demandé à Dieu.

En effet, les premiers disciples, au jour de la Pentecôte, parlent subitement vingt langues étrangères ; Etienne expirant voit Jésus-Christ assis à la droite de Dieu; St. Paul est ravi au troisième ciel ; l'avenir du monde et de l'Église est révélé à St. Jean ; le Saint-Esprit distribue entre tous les croyants les dons les plus divers, entre autres celui des sciences et celui de faire des miracles. Tous les vrais fidèles se sentent intérieurement poussés par une puissance distincte de leur volonté, sondent ce qu'il y a de plus profond en Dieu et poussent des soupirs extatiques qui ne se peuvent exprimer. La prophétie de Joël est accomplie ; l'humanité nouvelle, issue du second et dernier Adam, est initiée tout entière à la vie mystique par l'habitation de l'Esprit même de Dieu dans les cœurs régénérés.

Mais, soit par le relâchement des fidèles, soit par la volonté souveraine de leur Seigneur, l'Église s'est vue de très bonne heure dépouillée de la plupart des dons spirituels qu'on est convenu d'appeler extraordinaires. Avec la première génération disparaissent l'inspiration proprement dite, la révélation prophétique, l'intelligence surnaturelle des mystères, le don des langues et celui de leur interprétation, ainsi que le don des miracles (qu'il ne faut pas confondre avec celui des guérisons). On a pu désormais être vraiment chrétien sans vision, ni songe, ni prophétie. Alors la vie mystique s'est créé un lieu et en quelque sorte un organe propre dans le grand corps de l'Église : la cellule de l'hermite [sic] et du [page 212] moine. Tandis que les néoplatoniciens, au sein des ténèbres de l'idolâtrie, s'efforçaient d'arriver à la vision de Dieu en simplifiant leur âme et en évoquant à leur aide les bons génies par la théurgie, une foule de fidèles se retiraient dans les déserts pour y vivre dans la prière, la contemplation, l'extase. Là reparaissent en même temps le don de guérison, qui n'avait pas cessé complètement, et celui des miracles ; mais ils y revêtent des formes si étranges que nous ne savons plus si nous sommes encore dans l'enceinte de l'Église chrétienne, ou si nous avons simplement affaire avec les prodiges du magnétisme animal.

L'Église du moyen âge, en arrivant au point culminant de sa puissance et de sa gloire, produisit les plus célèbres de ses mystiques : St. Bernard, Hugo de St. Victor surnommé le second Augustin, St. François d'Assise et son disciple Bonaventure.

Bientôt la foi décline, la corruption des mœurs augmente, et le nombre des mystiques s'accroît dans l'Église avec celui des soi-disant sectaires qui en demandaient la réforme. Ce sont d'abord Tauler et Suso, puis Groot qui tonde l'association des Frères laïques de la vie commune, et dont l'école produit Thomas-à-Kempis et Jean Wessel. Ces hommes, d'une éminente piété, ainsi que l'auteur inconnu de la Théologie allemande, ont été les précurseurs, les maîtres de Luther, qui s'est en quelque mesure imprégné de leur esprit et l'a transmis aux églises évangéliques allemandes. Calvin et Farel au contraire, de même que Zwingle, ne se rattachent par aucun bout au mysticisme du moyen âge. Cependant ce XVe siècle, où la société occidentale était en pleine décomposition, voyait se former, sous l'influence de Platon, de Philon, de la Cabbale, des Arabes, des écoles d'une mystique bâtarde où la recherche de la pierre philosophale se mêlait aux spéculations les plus étranges et parfois aux sentiments les plus pieux. Nous ne citerons que Paracelse, qui a légué par Bœhme à Saint-Martin ses trois fameux corps simples, le sel, le soufre et le mercure.

La Réforme éclate et triomphe. Mais elle apporte plus de lumière que de chaleur, plus de dogmes que de foi, plus d'orthodoxie que de charité, et sa théologie dégénère rapidement en une stérile et lamentable scholastique. Dans ces temps d'aridité et de mort apparaît Jacob Bœhme, le théosophe teutonique, le plus célèbre et le père des mystiques allemands qui se sont succédé sans interruption jusqu'à nos temps et ont parfois agité fortement les églises protestantes de leur patrie. Celles de Suisse et de France ont suivi une marche plus normale. Celle de Rome, que Luther avait surprise en flagrant délit d'incrédulité et d'immoralité, s'est bientôt relevée par Loyola, Ch. Borromée, St. Vincent de Paul, et en particulier St. François de Sales, le plus orthodoxe et le plus sage, le plus tendre, le plus poétique, le plus ingénieux de tous ses mystiques. Il donne la main par-dessus Bourdaloue et Bossuet à Fénelon, qui assiste au déclin de la foi et va s'égarer dans le quiétisme de Mme Guyon. Au delà de Fénelon s'offre à nous Saint-Martin en plein encyclopédisme.

L'époque de Saint-Martin (il ne faut pas l'oublier) est celle où Oberlin conversait depuis son veuvage avec l'ombre de sa femme et notait avec des épingles sur sa carte du monde invisible les progrès des âmes de ses paroissiens trépassés sur la route des cieux. C'était le temps où vivait Joung-Stilling, dont la piété était toute imprégnée de mysticisme ; où Eckartshausen publiait la Nuée sur le sanctuaire et ses deux volumes sur les Nombres ; où Lavater se rendait à Copenhague pour y lier amitié avec l'École du Nord, qui croyait à la métempsycose et évoquait l'apôtre St. Jean. La Suède venait de produire Schwedenborg. [page 213] L'Angleterre elle-même, si sage, si prudente, si pratique, avait son William Law, et Paris n'avait point oublié les prodiges fabuleux qui s'étaient opérés sur la tombe du diacre Paris. L'Europe entière retentissait des noms de Mesmer et de Cagliostro. St. Martin se trouvait placé entre des magnétiseurs à sa droite, les athées de l'Encyclopédie à sa gauche, et dans toute la France il n'y avait, si ce n'est pas une âme chrétienne, au moins pas une société de chrétiens qui comprît les besoins de son âme et sympathisât avec ses aspirations spirituelles.

Tel est le désert, le chaos, la nuit glaciale où St. Martin est né, a grandi et a passé sa vie entière. Tout jeune il a eu pour maître Martinez Pasqualis, hébreu de naissance, à demi chrétien de conviction, théurge à la manière des néoplatoniciens. Plus tard il a appris à connaître les écrits de Jacob Bœhme. De ces deux maîtres il a accepté nombre d'idées bizarres, qu'il n'aurait jamais inventées et dont il n'est qu'à moitié responsable. Ces idées sont entre autres: l'homme primordial, prototype de toutes les créatures, emprunté à la cabbale (1. C'est l'Adam qadmon, l’Adam de l'orient du monde, de l'aurore des temps, des premières origines de l’univers.) ; la sagesse personnifiée, d'après Philon et certaines sectes juives ou chrétiennes qui faisaient de l'Esprit-Saint un être femelle ; le chaos de la Genèse provenant de la chute des anges et le péché expliquant la pesanteur et la grossièreté de la matière actuelle ; la chimie de Paracelse, et un certain symbolisme des nombres, qui est celui de la Cabbale et qui donne aux chiffres une signification tout autre que celle qu'ils ont dans les religions païennes et dans nos livres saints. Ajoutons à ces doctrines erronées la pratique néoplatonicienne des évocations des bons anges. Tel est le triste héritage que la tradition mystique et alchimique des derniers siècles avait laissé à St. Martin, et qu'il a accepté sans user du bénéfice d'inventaire.

La question à résoudre est de savoir s'il est possible, avec d'aussi nombreuses et d'aussi graves hérésies, d'être un vrai chrétien. Le livre de M. Matter démontre que oui par l'exemple de St. Martin.

F. DE ROUGEMONT.

bouton jaune   Premier article