1863 – Le Chrétien évangélique

Le Chrétien évangélique
Revue religieuse de la Suisse romande, paraissant deux fois par mois
Sixième année. 1863
Lausanne. Bureau du Chrétien évangélique, chez Georges Bridel, éditeur, place de la Louve
1863

Second et dernier article. Pages 229-237.

II

M. Matter a fait une bonne œuvre en écrivant un bel ouvrage. Il a réhabilité, pour ainsi dire sans y songer, la mémoire d'un mystique fort peu connu parmi nous et assez mal famé. Il nous a ainsi réconciliés avec un frère à qui nous faisions tort par nos injustes soupçons, et, grâce à ses travaux, les fidèles de toutes les communions [page 230] peuvent faire la connaissance intime d'une de ces âmes d'élite qui, sous le règne despotique de l'encyclopédisme, non seulement n'avaient pas fléchi le genou devant Bahal, mais lui avaient courageusement opposé le témoignage de la vérité qui est en Jésus-Christ.

Quelque intérêt qu'une telle vie puisse offrir à un historien pieux, M. Matter n'aurait probablement pas entrepris cette étude, s'il ne s'était vu en possession de sources inédites d'un très grand prix, entre autres de lettres de St. Martin et d'un manuscrit de Martinez. Ces documents n'ont pas suffi pour déchirer tous les voiles dont aimait à s'entourer le Philosophe inconnu, qui ne parlait à cœur ouvert que de ses fautes. Cependant, en expliquant la correspondance par les Œuvres imprimées, et les œuvres par la correspondance, il a été possible de tracer d'une main sûre le portrait fidèle de cette âme pure, grande, sainte, qui était tout aspiration vers Dieu, et de reconstruire son histoire. Tel l'artiste habile qui avec de petits fragments de marbre reproduit en une splendide mosaïque une des plus belles scènes des annales de l'Église.

La vie de St. Martin, nous ne la raconterons pas ici, pour engager tous nos lecteurs à la lire dans l'ouvrage même que nous annonçons. Nous dirons seulement, pour orienter notre public, qu'il naquit en 1743 dans une pieuse famille d'Amboise; qu'il était d'une complexion faible et délicate; mais que, « dans ce corps qu'on ne lui avait donné qu'en projet,» habitait une âme noble et magnanime qui se sentit attirée dès son enfance vers les choses invisibles, et qui dit dès ses premiers pas : « Ou j'aurai la chose en grand, ou je ne l'aurai pas. » Il avait un cœur aimant et tendre, une imagination très vive et un esprit plein de saillies et de gaîtés. Il étudia le droit, quitta très promptement le barreau pour l'armée et l'armée pour sa grande affaire. A vingt- deux ans il devint à Bordeaux le disciple de Martinez, et vingt-cinq ans plus tard, à Strasbourg, il se lia avec des admirateurs de Bœhme, qui l'engagèrent à apprendre l'allemand pour lire dans l'original les écrits de ce théosophe. Il passa la majeure partie de sa vie à Amboise, son enfer, dans la solitude; à Paris, son purgatoire, dans le grand monde ; à Strasbourg, son paradis, auprès de ses amis. Le point culminant de sa carrière est marqué par sa protestation dans l'école normale contre le sensualisme de Garat (1795) et par ses écrits politiques sur la révolution française. Il mourut en 1803, d'une apoplexie, à l'âge de 60 ans.

La grandeur et la gloire de St. Martin, ou plutôt la plus grande preuve de la miséricorde de Dieu envers lui, c'est la fermeté avec laquelle il a marché, de sa jeunesse à sa mort, sur l'étroit et direct sentier de la repentance et de l'humilité, de la foi et de l'espérance, de la sanctification, de l'amour et de la prière. Il avait emporté de sa jeunesse le souvenir de quelques fautes graves, mais il en gémissait devant Dieu. A l'école de Martinez et plus tard encore, il avait tenté de hâter on de consolider l'union de son âme avec Dieu par l'évocation des intelligences célestes, et il n'a jamais condamné cette voie d'une manière absolue ; mais il a peu tardé à la délaisser, à l'estimer fort peu, à en détourner ses amis et à reconnaître que, pour croître en sainteté, il suffisait de l'opération toute spirituelle de la grâce de Dieu dans notre intérieur. « Les voies de la pénitence et de l'humilité, disait-il, sont les plus douces, les plus sûres, les plus riches, les plus durables. » Les dangereuses doctrines de Bœhme l'ont ébloui par leur originalité et par leur apparence de vérité chrétienne ; mais elles n'ont pu le troubler dans son travail de sanctification et réagir sur ses prières et sur ses actions. « Depuis que j'existe et que je pense, je n'ai eu qu'une seule idée, ma jonction individuelle avec Dieu, et tout mon vœu est de la conserver [page 231] jusqu'au tombeau ; ce qui fait que ma dernière heure est le plus ardent de mes vœux et la plus douce de mes espérances. » A mesure qu'il avance dans la vie, il comprend mieux la nécessité du renoncement. « Dieu est jaloux de l'homme; je me suis aperçu qu'il l'était de moi comme de tous mes semblables, et qu'il attendait, pour faire une alliance entière avec moi, que j'eusse rompu avec tous les rivaux qui occupaient encore mon âme, mon cœur et mon esprit. » A cinquante-cinq ans « il lui semble qu'il entre dans une nouvelle et sublime région qui le sépare comme tout à fait de ce qui occupe, amuse et abuse sur la terre un si grand nombre de ses semblables. » Sa maladie augmentait: c'était le mal du pays céleste, « un spleen qui le rendait extérieurement et intérieurement tout couleur de rosé. » L'année de sa mort, il écrivait: « Mes espérances spirituelles ne vont qu'en s'accroissant; j'avance vers les grandes jouissances qui doivent mettre le comble aux joies dont mon existence a été comme constamment accompagnée dans ce monde.» Dans le cours entier de sa carrière terrestre, « sa secrète persuasion avait été que son bonheur était bâti sur pilotis. » « Son espérance de la mort était la consolation de ses jours et lui faisait désirer qu'on ne dît jamais : l'autre vie, parce qu'il n'y en a qu'une. » Il éprouvait une grande «envie de passer de ce monde dans l'autre pour accoucher de son âme dont il lui semblait qu'il était gros. » Bien peu de chrétiens» sont morts aussi détachés du monde et aussi fortement attachés à Dieu. C'est de justes comme lui que Salomon disait: «Leur sentier est comme la lumière resplendissante qui augmente son éclat jusqu'à ce que le jour soit arrivé à la perfection. »

Les grâces intérieures que Dieu lui accordait ne faisaient que lui donner un plus vif sentiment de son indignité. « Salomon a dit avoir tout vu sous le soleil. Je pourrais citer quelqu'un qui ne mentirait point quand il dirait avoir vu quelque chose de plus, c'est-à-dire ce qu'il y a au-dessus du soleil, et ce quelqu'un-là est loin de s'en glorifier. » Le seul sentiment qui lui convienne, « c'est de se prosterner de honte et de reconnaissance pour la main miséricordieuse qui le comble de ses grâces malgré ses ingratitudes et ses lâchetés.» La principale de ses prétentions était « de persuader aux autres qu'il n'était qu'un pauvre pécheur pour qui Dieu avait des bontés infinies. » — « J'ai dit quelquefois que Dieu était ma passion; j'aurais pu dire avec plus de justice que j'étais la sienne par les soins assidus qu'il m'a prodigués, et par ses opiniâtres bontés pour moi malgré toutes mes ingratitudes; car s'il m'avait traité comme je le méritais, il ne m'aurait seulement pas regardé. »

A cette humilité si profonde et à cet ardent amour pour Dieu correspondaient une intime compassion pour tous les hommes qui s'égarent loin de Dieu, et une haine du mal qui ne lui permettait pas de poser les armes. « Il abhorre l'esprit du monde ; » il est « en guerre avec le monde, qui ne travaille qu'à affamer l'homme ; avec les philosophes, qui le ravalent au rang des bêtes ; avec les savants qui font entièrement abstraction de Dieu dont ils étudient les œuvres, rendent ainsi la nature méconnaissable et sont plus coupables que Mandrin; avec quelques théologiens qui détournaient l'âme de ses vraies voies et qui par leur ignorance avaient infiniment affaibli la foi dans le Messie. « Chacun de ses écrits est une déclaration de guerre au matérialisme, une protestation au nom du sens moral, de la vie religieuse, de la révélation. Dans le plus étrange de ses ouvrages, qui rappelle Rabelais par sa verve d'ironie, il va même jusqu'à couvrir de ridicule les athées de Paris en les représentant prêts à nommer membre de l'académie Satan, qui leur est apparu sous la forme d'un immense crocodile. Mais cet ennemi intrépide de l'incrédulité n'a pas la moindre haine pour les incrédules : il fait visite à Lalande, il admire le génie de [page 232] Voltaire, il déclare Rousseau meilleur que lui, il ne se lasse pas d'apporter constamment la vérité avec lui dans un monde frivole et corrompu, qui aime bien en lui le gentilhomme aimable et spirituel, mais qui ferme l'oreille à ses enseignements. On ne lit pas davantage ses écrits ; parfois on l'injurie mais « il n'est pas étonné que son métier de balayeur du temple de la vérité, en ait soulevé contre lui les ordures. » Il se sent seul dans la société où il vit, et il se nomme le « Robinson de la spiritualité. » La tentation était grande de s'enorgueillir d'une situation aussi unique ; toutefois il n'y succombe point. Son cœur est trop plein de tristesse à la pensée des épouvantables ravages que le péché fait ici-bas et dans l'univers entier. « Je n'ai qu'un seul emploi à remplir dans le monde, celui de pleurer, » et il ajoute dans un sentiment qu'on ne peut comprendre qu'en tenant compte de son système théosophique : « Le bon Jérémie n'était que le Jérémie de Jérusalem. Aujourd'hui il faut être le Jérémie de l'universalité. »

St. Martin eut sans doute la consolation de recevoir des lettres de plusieurs personnes qui lui devaient leur conversion. Il sera du nombre de ceux qui, en ayant amené plusieurs à la justice, luiront comme des étoiles à toujours. Mais, en somme, le succès ne couronnait pas ses efforts. Jusqu'à sa mort, il fut « pour le monde comme un véritable réprouvé ; » car « le monde, qui ne connaît point de milieu entre le cagotisme et l'impiété, ne trouvait en lui ni un capucin ni un athée, » et les gens au milieu desquels il vivait, étaient « ou des bêtes qui ne le comprenaient pas, ou des loups qu'il irritait et qui le dévoraient. » L'endurcissement invincible de son peuple ne ralentit point son zèle et n'abattit point son courage : « Ma tâche est neuve et unique : elle ne portera tous ses fruits qu'après ma mort. » — « Ce n'est point à l'audience que les défenseurs officieux reçoivent le salaire des causes qu'ils plaident ; c'est hors de l'audience et après qu'elle est finie. Telle est mon histoire, et telle est aussi ma résignation de n'être pas payé dans ce bas monde. »

Pour mettre en saillie le caractère distinctif de St. Martin, il faudrait le placer à côté de son contemporain et son cadet, Maine de Biran (né en 1766). L'un naît et grandit dans la foi chrétienne, n'éprouve jamais le moindre doute sur la vérité de la révélation, et cherche à s'élever aux dernières hauteurs de la sainteté et de la théosophie. L'autre, au contraire, n'a point une mère pieuse, part du sensualisme, cherche la vérité en lui-même et par lui seul, traverse dans son voyage de découvertes plusieurs systèmes et arrive enfin à Jésus-Christ. Ici le philosophe qui fixe ses regards sur l'âme humaine et finit par les élever vers Dieu; là le mystique qui élève ses regards vers Dieu d'où il les abaisse sur l'homme et la nature. Là une âme qui à tout prendre « était arrivée avant même de partir, » ici un esprit qui arrive à l'opposite de son point de départ. Ici la laborieuse poursuite de la vérité, qu'on ne saisit qu'au bord de la tombe; là la possession paisible de la vérité, et les rêveries d'une intelligence qu'elle a comblée de toutes ses richesses.

III

La biographie de St. Martin convaincra certainement tout lecteur impartial de l'intime et profonde piété de ce mystique chrétien, et ses visions, ses extases, ne sont pas de nature à jeter le moindre doute sur sa foi. Il y fait d'ailleurs fort rarement allusion dans ses ouvrages, et se refuse même à s'expliquer au long sur ce sujet dans sa correspondance avec ses amis. Ces faveurs spéciales de Dieu ne sont pour lui qu'un moyen d'obtenir une conviction plus vivante de la vérité. Rien n'est plus éloigné de son esprit que la pensée de les transformer en des révélations ou de prétendre à [page 233] l'inspiration. Au reste nous renvoyons nos lecteurs à M. Matter, qui, dans les sept derniers chapitres de son livre, a traité cette question délicate avec une si grande connaissance des voies mystiques et en même temps avec tant de prudence et de réserve, que nous ne pouvons que nous ranger sur tous les points à son avis. Pour s'en écarter il faudrait, contrairement à Joël, exclure absolument de la vie chrétienne l'extase et en général tous les dons extraordinaires du Saint-Esprit. Nous convenons sans doute qu'on est exposé au danger de prendre des hallucinations pour des visions, d'ouvrir la porte à la superstition, de prêter le flanc aux moqueries du monde, peut- être même d'admettre comme venant de Dieu des prodiges diaboliques. En face de Rome et de ses miracles, le plus simple serait incontestablement de creuser après les temps apostoliques un immense fossé au delà duquel tout phénomène spirituel extraordinaire serait de mauvais aloi. Mais il ne faut pas oublier que le plus puissant des arguments que l'Église chrétienne opposait aux ariens, était qu'ils ne faisaient aucun miracle. On pourrait fort bien soutenir que, parmi les chrétiens de nos temps, il en est un certain nombre qui ne sont pas aptes à porter un jugement définitif sur la vie spirituelle, parce que leur état intérieur ne diffère pas de celui des apôtres avant la Pentecôte. Jésus-Christ les déclarait alors nets à cause de sa parole qu'ils avaient reçue, et les nommait ses amis ; mais l'Esprit de Dieu était avec eux et non point encore en eux, et ils étaient des hommes psychiques, et non des êtres régénérés. Pour nous qui ne consultons que le témoignage de l'histoire, nous croyons que les dons extraordinaires de l'Esprit-Saint ont été de tout temps beaucoup plus fréquents dans la vraie église qu'on ne le suppose ordinairement. Ainsi, à Neuchâtel, nous avons connu particulièrement un des hommes les plus distingués du Réveil, qui avait eu des songes prophétiques, des prières miraculeusement exaucées et des signes merveilleux de la miséricorde divine. Des faits de ce genre ne sont certainement point rares parmi les chrétiens de nos temps, et il y a dans leur vie intérieure beaucoup plus d'éléments mystiques qu'ils ne veulent en avouer. Mais autant on doit louer la sainte pudeur qui les porte de leur vivant à les voiler, autant on peut blâmer sévèrement le soin que certains traducteurs et auteurs mettent à les faire disparaître des biographies de chrétiens dont la vie entière et la mort ont démontré la vraie foi. Il y a là un fâcheux esprit de rationalisme et d'incrédulité.

Dans cette matière si délicate, l'auteur de l’Imitation nous paraît s'être exprimé avec beaucoup de sagesse : « Il y a eu de saintes âmes, qui, en m'aimant de la sorte, dit Jésus-Christ, ont appris des secrets tout divins, et en ont toujours parlé avec l'admiration de ceux qui les entendaient… Elles ont plus profité en quittant tout pour l'amour de moi, qu'elles n'auraient fait en s'appliquant pendant plusieurs années à la recherche des sciences les plus subtiles et les plus relevées; mais je n'use pas de même envers tous : je dis aux uns des choses communes et j’en dis de particulières à d'autres. Il y en a à qui je me montre doucement sous des ombres et des figures, et il y en a aussi à qui je découvre mes plus profonds mystères dans une pleine clarté. » (Liv. III, chap. 43.)

Il nous paraît en effet que les visions et les extases d'un mystique vraiment chrétien doivent nous inciter, non à nous défier de lui, mais à glorifier Dieu pour les faveurs spéciales qu'il lui a accordées. L'histoire de la primitive Église nous en fait un devoir. Parce que l'hallucination côtoie la vision, toute vision n'est pas une hallucination. Les fous de Charenton ne font pas que St. Paul ravi au troisième ciel eût mérité d'y être enfermé avec eux, et les chats ou les souris imaginaires que certains malades, tout éveillés, voient courir à leurs pieds, ne [page 234] nous inspirent pas le moindre doute sur la réalité objective des souris que nous prenons dans nos trappes, et des chats qui les mangent. C'est à nous d'examiner avec impartialité chaque cas en particulier, et notre règle est la règle, fort bien connue, de l'analogie de la foi (1. Voy. Théremin, Soirées d'un pasteur. Essai sur la théologie mystique, pag. 245 et suiv.).

IV

Si les extases de St. Martin ne sont pour nous qu'une raison de plus de reconnaître en lui les traits distinctifs du chrétien, sa vie spirituelle nous donnera la clef de ses doctrines. Elles sont un édifice de chaume élevé sur le seul vrai fondement, ou plutôt encore un arbre aux fruits excellents autour duquel s'enroulent de nombreuses lianes, dont les sucs dangereux alimentent de brillantes fleurs.

M. Matter n'a pas résumé dans sa biographie le système, plus vaste peut-être que compliqué, de St. Martin. M. Caro l'a tenté dans son Essai sur la vie et la doctrine de ce Théosophe; mais ses appréciations ne nous paraissent pas être toutes également justes et sûres. Nous renonçons à tracer ici, fût-ce même la plus rapide esquisse de ce système; nous ne voulons qu'indiquer par quelques exemples combien la vérité révélée y occupe une plus grande et meilleure place que l'erreur.

St. Martin ne s'est point rendu compte, comme Pascal, de la méthode qui conduit des ténèbres de l'erreur à la lumière de la vérité; mais à tout prendre il se fie plus à la volonté qu'à l'intelligence, et aux douleurs de la repentance qu'aux déductions de la logique. « La seule science, disait-il, serait de devenir sans péché. »

II a bien emprunté à Bœhme d'étranges idées sur la Divinité, qui, par exemple, s'abîme dans la contemplation d'elle-même, et dont l'homme de désir doit éveiller la pitié, stimuler la gloire par ses prières pour le salut du monde. Mais le Dieu qu'il invoque, dans lequel il croit, et qui est habituellement présent à ses pensées, est le Dieu vivant et personnel de la révélation, qui est sainteté, justice et amour.

Au dire de St. Martin, les êtres finis émanent de Dieu; mais par cette émanation il entend que Dieu les crée par un acte conscient de sa volonté, et les puise dans sa propre substance au lieu de les tirer du néant.

Le Philosophe inconnu trouve l'origine du mal, non avec les panthéistes dans le fond ténébreux et satanique d'une prétendue divinité, ni avec les manichéens dans un principe éternellement hostile au bien, ni avec certains gnostiques platoniciens dans la matière, ni avec les pélagiens dans l'imperfection de l'être fini, mais, avec l'Église entière, dans la volonté de l'archange et de l'homme créés purs et créant le mensonge, le péché, la souillure. Il y a dans la littérature théologique de la France catholique et protestante peu de pages aussi remarquables de profondeur et de clarté que celles où St. Martin s'explique sur cette question capitale.

Il suppose que du Dieu simple n'ont émané que des êtres simples; que les êtres qui sont présentement doubles, esprit et matière, ne le sont devenus que par la chute, et que la matière doit, sinon son existence, au moins sa forme, au péché. Mais cette erreur ne fait que doubler son ardeur à dégager l'esprit du corps, à l'affranchir des convoitises charnelles, à presser l'œuvre de sa purification.

Le Verbe éternel est pour St. Martin la cause active, intelligente de l'univers ; toutefois le Théosophe ne le distingue pas toujours du fond divin qui serait la substance de tous les êtres. Il croit que le Verbe s'est incarné en Jésus-Christ : mais il a sa théorie à lui sur l'efficace des sacrifices sanglants. « Le sang est l'organe, le repaire de tous les ennemis de l'homme, le siège de sa [page 235] vie animale, le sépulcre où ce roi idolâtre a été englouti tout vivant pour être ainsi amené au repentir et au pardon ; et l'effusion du sang entraîne le mal dans la région du désordre d'où il était sorti.» Toutefois, quelles que soient ses erreurs dans l'explication du mystère, St. Martin croit à Jésus-Christ expiant par sa mort les péchés de l'humanité. Il parle sans doute fort rarement du Sauveur ; mais il le suppose sans cesse et il lui doit sa théologie, sa morale et sa vie intérieure. Au reste, le propre de sa mystique, comme nous l'avons déjà dit, est d'insister beaucoup plus sur l'œuvre de l'Esprit-Saint dans l'homme que sur celle de la rédemption.

Par son émanatisme, St. Martin est amené à transformer la régénération par le don de l'Esprit-Saint ou l'initiation de l'âme à la vie éternelle, en un simple renouvellement de l'âme déchue, en une renaissance de nos facultés naturelles, qui ne recevraient aucun principe nouveau. Mais l'Esprit de Dieu fait son œuvre dans les âmes dociles sans se préoccuper de leurs erreurs.

St. Martin incline à croire que Satan lui-même viendra à résipiscence; mais il n'affirme rien, n'ayant sur ce point que les lumières de l'intelligence.

L'homme était pour lui « antérieur à tous les livres et le seul qui fût écrit de la main de Dieu.» Cependant il ajoutait que « les antres, Dieu les avait commandés ou les avait laissé faire. » Ceux qui avaient été commandés, sont les saintes Écritures, dont il prenait, comme tous les mystiques, l'esprit et non la lettre.

Avec la Bible entière et avec Platon, St. Martin définit l'homme par l'aspiration à Dieu, par l'amour de Dieu, par l'admiration de Dieu, et il tire de cette admiration une démonstration philosophique de l'existence de Dieu, qui est pleine d'originalité, de poésie et de force.

C'est à éveiller en nous ces sentiments d'admiration et d'amour que tend le mystère des choses divines et spirituelles. Mais il ne doit proprement plus y avoir de mystères. « Nous sommes faits, dit-il, pour les amener tous au grand jour, en qualité de ministres de l'éternelle source de la lumière. » Et en effet il s'est transporté en esprit au centre de toutes les vérités révélées, avec lesquelles il se familiarise et qui se dévoilent, semble-t-il, à ses yeux. Il se place aux cieux pour voir la terre, explique selon la loi suprême de l'analogie l'homme par Dieu, la nature par l'homme, et tente d'embrasser d'un regard tout l'univers. On lui reproche avec raison de manquer de logique et d'affirmer sans preuves ; mais du moins il lui revient la gloire d'avoir tenté le premier de « tout unir et de ne faire qu'une science, » de fonder la science de l'unité, qui sera la grande œuvre de l'avenir dans le domaine de la pensée.

V

St. Martin a été grand et puissant comme disciple de Jésus-Christ, petit et chétif comme disciple de Martinez et de Bœhme. Par son alchimie, il s'exposait gratuitement aux moqueries des naturalistes; par son hypothèse de la matière résultant du péché, il jetait aux savants et aux philosophes de son temps le plus imprudent défi; par son symbolisme des nombres, il repoussait les intelligences avides de lumière et de clarté, en même temps que, par le silence que trop souvent il gardait sur la personne et l'œuvre du Sauveur, il n'exerçait aucune action sur les cœurs oppressés qui soupiraient après le pardon. Aussi St. Martin a-t-il peu marqué dans l'histoire de son temps. Son rôle s'est borné à de courageuses et inefficaces protestations contre le matérialisme. C'était un Jérémie auquel on ne prenait pas garde. Il n'avait que trop raison quand il disait « qu'il avait passé, non dans le monde, mais à côté du monde. » Les traces de son passage sont à [page 236] peine visibles. De Maistre s'est inspiré de ses écrits politiques; avec ses autres ouvrages, M. de Sainte-Beuve avait fait dans sa jeunesse du dilettantisme religieux, qu'il a déposé dans le roman de Volupté, et M. de Lamartine nous paraît avoir feuilleté les pages poétiques du Théosophe. Mais d'ailleurs la France du XIXe siècle s'est bornée à savoir son nom sans prendre la peine de lire ses écrits. Les catholiques ne pouvaient avoir de la sympathie pour un mystique qui n'avait pu reconnaître le vrai génie du christianisme dans le fameux ouvrage de Chateaubriaut [sic], et qui accablait des reproches les plus violents un sacerdoce indigne de ses sublimes fonctions. Les protestants de langue française semblent avoir fermé tous leurs livres mystiques (2) dès que la Bible a été remise en lumière par le Réveil. En Allemagne, les principaux ouvrages de St. Martin ont bien eu les honneurs de la traduction; mais ils ont fait peu de sensation et ont pris place en silence entre les œuvres complètes de Bœhme et celles de Baader. Ce n'est, croyons-nous, qu'en Russie que St. Martin a exercé une action qu'on peut appeler historique, d'après le peu qu'en dit M. Krazinski dans son Histoire religieuse des peuples slaves.

Note 2 : M. Malter semble, par un mot dit en passant, rattacher Vinet à Dutoit-Mambrini [sic] et aux mystiques. Ceci nous paraît être une erreur. Vinet a pu parler avec éloges de Dutoit sans être de son école. Le véritable maître de Vinet est Pascal, et l'un et l'autre ont plutôt les regards arrêtés sur l'œuvre de Dieu dans l'homme que sur Dieu même et sur les ineffables mystères du monde invisible. Pour les classer parmi les mystiques, il faut donner du mysticisme une autre définition que celle qu'en a donnée M. Matter et que nous croyons très exacte.

Notre pensée toutefois n'est pas que les églises de langue française n'ont plus aucun profit à tirer des dons éminents qu'avait reçus de Dieu St. Martin. Ses vingt à vingt-deux volumes offrent, il est vrai, en somme une lecture peu attrayante. Mais ils contiennent, selon l'expression de Mme de Staël, des lueurs sublimes, et « il est juste, a dit M. Cousin, de reconnaître que jamais le mysticisme n'a eu en France un représentant plus complet, un interprète plus profond et plus éloquent… que St. Martin. » Ces trésors d'éloquence et de profondeur, ces sublimes lueurs, ne peuvent se perdre. Déjà en 1834, M. Guttinguer a publié un petit recueil de pensées qu'il a choisies parmi les plus pieuses et les plus orthodoxes. Il faudrait élargir le cadre et embrasser la philosophie, la politique, l'histoire et la littérature. L'Esprit de St. Martin renfermerait quelques longs fragments sur l'origine du mal, sur l'unité des langues, sur la preuve de Dieu par l'admiration, sur la nature de l'État, sur la révolution française ; des hymnes en prose pleins d'élans et de poésie, et une foule de pensées isolées sur tous les sujets possibles. Ainsi, en ouvrant pour ainsi dire à l'aventure les Œuvres Posthumes, nous trouvons sans tourner la page les pensées suivantes :

« Où se trouve l'Esprit de Jésus-Christ, là est l'Église; où cet Esprit ne se trouve pas, il n'y a plus que des squelettes et des monceaux de pierres. »

« Tous les hommes instruits des vérités fondamentales parlent la même langue, comme étant habitants d'un même pays. »

« Dieu était seul quand il a formé l'homme; il veut aussi être seul à l'instruire. »

« L'homme du monde exige des autres hommes toutes les vertus, et cependant il ne s'occupe qu'à les détruire journellement en eux, soit par son exemple soit par sa doctrine. »

« Comme notre existence matérielle n'est pas la vie, notre destruction matérielle n'est pas la mort. »

Nous tournons quelques pages et nous lisons :

« La fausse instruction qui inonde la terre tient l'humanité suspendue comme par un fil au-dessus de l'abîme. »

« C'est parce que l'homme porte sa tête [page 237] jusque dans les cieux, qu'il ne trouve pas ici-bas de quoi reposer sa tête. »

« Primitivement la tête devait être réglée par le cœur, elle ne devait servir qu'à l'agrandir. Aujourd'hui la tête de l'homme règne sur son cœur... La science n'est que le flambeau de l'amour, et le flambeau est inférieur à celui qu'il éclaire. »

Celui qui dégagerait des volumineux écrits du Philosophe inconnu les paillettes et les lingots d'or qui y sont enfouis, enrichirait nos églises de cette vraie mystique qui leur fait presque entièrement défaut, et l’Esprit de St. Martin ne ferait point disparate avec les Pensées de Thomas Adam, de Vinet et de Pascal.

Frédéric de ROUGEMONT.

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