1ère partie - Chapitre XII - Digression sur les doctrines mystiques. Pages 245-293.

[p. 245] C’est une chose assez remarquable qu’on est généralement mieux instruit des divers systèmes de philosophie religieuse imaginés chez les anciens que de ceux des temps modernes. Il n’est pas un point des théogonies égyptiennes, grecques, indiennes, scandinaves, qui n’ait été l’objet des plus profondes recherches. Tout ce qui est relatif aux mystères d’Isis, de Cérès, de Bacchus a été discuté avec beaucoup d’érudition, tandis qu’on a négligé de s’occuper de semblables objets lorsqu’ils appartenaient à des temps voisins de nous. Voici, ce me semble, la raison de cette différence.

Dans le dix septième siècle les controverses occupaient tous les esprits. Dans le siècle suivant la philosophie en a fait sentir le vide, et elle a montré que le raisonnement devait être appliqué à des objets plus utiles. En cela elle a sans doute rendu un service essentiel ; mais il eût été intéressant de conserver l’histoire des vaines tentatives qu’on a faites pour découvrir des [p. 246] vérités indépendantes de celles qui nous sont connues par l’observation des objets extérieurs. Si on l’a fait pour les systèmes anciens et non pour les modernes, c’est que ceux-ci reposent sur des idées empruntées au christianisme, et que M. de Voltaire, qui a exercé une grande influence sur l’esprit de son siècle, a versé le ridicule sur les discussions relatives aux dogmes de la religion chrétienne. Plusieurs écrivains ont exposé les rêveries des platoniciens et des éclectiques : on a commenté Plotin et Porphyre ; mais quant à Jacob Bêhme [sic], à Swedenborg, à Saint-Martin, on s’est contenté de dire que ces auteurs étaient des fous, sans chercher si dans leurs nombreux ouvrages il n’y avait pas des aperçus ingénieux, des traits d’une morale élevée, et surtout un enchaînement singulier de principes et de conséquences. Je ne prétends point que ces écrits doivent être étudiés : on peut certainement mieux employer son temps : je dis seulement que ceux qui entreprennent de donner l’histoire des opinions des hommes ne doivent point passer sous silence celles qui ont eu de nombreux partisans ; qu’avant de les juger ils doivent les connaître, et qu’il vaut mieux exposer un système chimérique et en montrer la fausseté que de se borner à le rejeter avec mépris.

[p. 247] Le dédain pour ce qui tient aux opinions religieuses a eu d’autres conséquences. Plusieurs écrivains de beaucoup de talent, frappés des maux que la superstition avait causés, ont cru devoir en tarir la source, et, dans cette vue, ils ont vivement attaqué la religion chrétienne ; mais on s’aperçoit qu’ils ne l’avaient pas considérée dans son ensemble et sous son véritable point de vue. Les théologiens orthodoxes, et les philosophes de l'école de Diderot et d’Helvétius s’adressent à deux classes différentes de lecteurs. Ceux qui lisent les écrits des uns ne lisent pas ceux des autres, et assez ordinairement, ni les philosophes ne connaissent les preuves sur lesquelles Pascal et Bossuet croyaient que la religion était solidement établie, ni les théologiens ne connaissent les objections de leurs adversaires. Les deux partis prennent une route si différente que les traits qu’ils se lancent réciproquement se perdent dans l’espace qui les sépare. Je ne veux point ici décider entre eux : je fais seulement observer que, lorsqu’on se propose de traiter une question, on ferait bien de commencer par l’envisager dans toute son étendue.

En essayant de donner une idée de la doctrine de quelques hommes qui, d’après leurs méditations et des révélations dont ils s’imaginent avoir été favorises, se sont fait une espèce de [p. 248] religion particulière, je commence par avertir que je n’adopte point cette doctrine, que je ne prétends en aucune manière la proposer comme admissible, et que mon but est seulement d’examiner si elle est plus absurde que les systèmes métaphysiques de Platon, de Leibnitz, de Huet, de Malebranche, etc., qui, bien qu’on les juge dépourvus de toute vraisemblance, n’ont jamais empêché qu’on n’en respectât les auteurs.

Cependant, pour exposer cette doctrine sous le jour le plus favorable, il faut que, faisant abstraction de mon sentiment particulier, je la considère, non comme fausse, mais comme problématique, et que je fasse connaître les preuves sur lesquelles se fondent ceux qui en sont persuadés. Il faut aussi que j’examine si, en adoptant les principes de cette doctrine, on arriverait aux résultats auxquels on croit généralement qu’elle conduit : si par exemple la réalité des prévisions et des prophéties en serait la conséquence nécessaire ; enfin quelle serait son influence sur la morale et sur la conduite des hommes.

Pour éviter toute dénomination équivoque ou injurieuse, je donnerai à ceux qui professent cette doctrine le nom de Théosophes [1] ; c’est celui [p. 249] que les hommes qui la croient vraie donnent aux maîtres dont ils se regardent comme les disciples [p. 250] et aux écrivains dont les ouvrages leur paraissent en renfermer les principes.

La question relative à la vérité des doctrines mystiques est extrêmement compliquée, ou plutôt elle renferme une foule de questions.

Parmi ces questions il en est dont la négative entraînerait la ruine du système, et dont l’affirmative ne prouve rien pour les autres questions. Il en est aussi qui sont isolées, et sur lesquelles on peut indifféremment adopter l'affirmative ou la négative, sans que cela influe sur l'ensemble.

Voyons quelques-unes de ces questions :

1° Existe-t-il un Dieu qui nous a créés ?
2° Existe-t-il en nous une substance distincte de la matière, et qui est le principe du sentiment et de la pensée ?
3° Cette substance survit-elle au corps ?
4° Cette substance, quoiqu’elle se serve des organes du corps, et qu’elle reçoive par eux les sensations, peut-elle dans certains cas sentir et penser sans le secours de ces organes ?

Voilà quatre questions qui sont liées les unes aux autres. Ceux qui nient les trois premières ne [p.251] peuvent entrer dans aucune discussion sur les suivantes. Il est inutile de les prouver ici, l’existence de Dieu, l’immatérialité et l’immortalité de l’âme ayant été le sujet d'un grand nombre d’ouvrages de philosophie[2].

[p. 252] La réponse à la quatrième question se déduit des deux précédentes ; car si l’on convient que l’âme est immatérielle et qu’elle survit au corps, [p. 253] il s’ensuit qu’elle peut penser et sentir sans le secours des organes extérieurs. Je sais que quelques philosophes ont prétendu admettre [p. 254] l’immortalité de l’âme, tandis qu’ils ont voulu établir qu’elle ne pouvait avoir aucune idée sans le secours des organes ; mais ces deux propositions sont tellement contradictoires que j’ai peine à croire qu’on les ait associées de bonne foi.

Passons à une autre série de questions :

5° La substance spirituelle agit-elle sur la matière ?

La réponse est évidente, dès qu’on admet que l’homme est composé de corps et d’esprit, ou d’une substance matérielle et d’une substance immatérielle.

6°Comment l’esprit et la matière sont-ils unis ? et comment agissent-ils l’un sur l’autre ?

Question insoluble dans l’état actuel de nos connaissances. Il suffit, d’admettre le fait sans s’inquiéter de l’explication ; mais il faut avertir que les théosophes croient que l’homme est composé de trois substances, savoir le corps, l’esprit et l’âme. Ils regardent l’âme comme une substance intermédiaire entre l’esprit et la matière, et qui établit entre eux la communication.

[p. 255] 7° Existe-il des esprits qui ne soient point liés à un corps ?

Cette question peut être examinée sous plusieurs points de vue, et l’on peut établir l’affirmative par plusieurs moyens.

1° Par l’analogie. Puisque l’âme existe après la mort, il peut exister d’autres substances de même nature qu’elle. En supposant Dieu esprit pur, on doit penser qu’il ne s’est pas borné à créer des esprits liés pour un temps à un corps : on doit même présumer qu’il a mis dans la création du monde spirituel la même gradation, la même variété que dans celle du monde matérie1, et qu’il y a plusieurs classes d’êtres, tous infiniment au-dessous de lui, mais cependant intermédiaires entre lui et l’homme. Cette opinion n’est pas particulière aux théosophes ; plusieurs philosophes l’ont adoptée, et l’on sait qu’elle a été principalement soutenue de nos jours par Bonnet de Genève. Ces êtres, s’ils existent, doivent probablement être doués de facultés diverses, d’inclinations diverses et de divers degrés d’intelligence.

2° Par des faits. Quoique ces êtres ne puissent se rendre perceptibles à nos sens d’une manière immédiate, puisque la matière est seule l’objet de nos sensations, ils pourraient cependant se manifester à nous par des impressions que les [p. 256] corps sont incapables de produire ; mais de telles preuves n’auraient de valeur qu’autant qu’on les aurait soumises à une critique toujours négligée par ceux qui sont disposés à les admettre.

3° Par l’autorité. On peut dire que l’existence de ces êtres a été regardée comme une vérité par presque tons les peuples, qu’elle se trouve liée aux diverses religions, et qu’il est téméraire de rejeter sans examen une croyance qui dans tous les siècles a été répandue sur toute la terre. Nous parlons de notre raison ; mais les hommes qui ont pensé autrement que nous n’étaient-ils pas des êtres raisonnables ?

8° Autre question. L’existence de ces esprits une fois admise, doit-on croire qu’ils puissent entrer en communication avec les hommes ?

Je réponds que je n’en sais rien : mais comme c’est de la réponse affirmative à cette question que dépend l’admission de toutes les doctrines mystiques, et que je me suis engagé à faire valoir les motifs de ceux qui adoptent ces doctrines, je dois faire observer, 1° que cette croyance a été admise dans toutes les religions et par tous les peuples ; 2° qu'elle ne contrarie aucun des principes auxquels nous sommes conduits par l’observation de la nature et par la saine métaphysique ; 3° que les objections qu’on lui a opposées ne sont nullement décisives.

Cette question doit être discutée par l’examen [p. 257] des faits historiques. Bien des gens ont cru et croient encore être en communication avec les esprits, ils prétendent les voir ou les entendre, et cela ne prouve rien ; car ceux qui l’assurent, fussent-ils d’ailleurs des hommes du plus grand sens, peuvent bien être atteints d’une maladie nerveuse et dupes de leur imagination. Les révélations qu’ils croient avoir reçues ne seraient une preuve concluante qu’autant qu’elles auraient un caractère surnaturel : car la connaissance de ce qui se passe loin de nous, non plus que celle d’un événement à venir, ne démontre pas toujours que la révélation en soit due à des esprits, comme je l’ai fait voir en expliquant la prévision des somnambules.

Mais il est des opérations magiques, c’est-à-dire des moyens que certaines personnes prétendent avoir de communiquer avec les esprits, et dont elles disent même avoir rendu témoins des gens qui n’y croyaient pas.

Pour savoir à quoi s’en tenir, il faudrait discuter la vérité des relations qui ont été données de cet ordre de faits : la chose n’est pas impossible, et ce qu’il y a de plus difficile, c’est de se garantir de tout préjugé pour ou contre. Je ne conseille à personne d’entreprendre cet examen : mais il est de la justice de ne pas traiter de visionnaires ceux qui disent l’avoir fait, avant [p. 258] d’avoir acquis quelque preuve de leur erreur. En effet, quand même cet ordre surnaturel existerait, l'ordre physique n’en éprouverait aucune altération ; tout se passerait dans un monde à part, ceux qui n’y sont point entrés ne pourraient opposer que des preuves négatives et conséquemment insuffisantes.

9° Autre question. Si cette communication peut exister, est-elle ou non dépendante de la volonté de l’homme ?

Cette question, comme la précédente, ne peut être décidée que par l’examen des faits : rien à priori ne conduit à admettre l’affirmative.

10° Les êtres avec lesquels on peut entrer en communication sont-ils bons ou méchants, véridiques ou menteurs ? ou plutôt ces êtres ne sont-ils pas de différente nature, n’ont-ils pas des facultés et des inclinations diverses, tellement qu’ils forment une échelle depuis le dernier degré de malice jusqu’à la bonté la plus parfaite ? Si l’on admettait ce principe, il s’ensuivrait qu’il y a une magie criminelle qui consiste dans la communication avec les esprits méchants, et une magie pure et sainte qui consiste dans la communication avec les bons. Il s’en suivrait encore :

Que les esprits méchants, et par cela même inférieurs à l’homme, peuvent seuls être soumis à [p. 259] sa volonté et employés par lui à servir ses passions : tandis que les esprits bons ne se rendent à la prière de l’homme qu’autant que celui-ci est bon lui-même, et qu’il est animé des intentions les plus pures. En effet, selon les théosophes les esprits supérieurs ne sont jamais déterminés à agir que par le désir du bien, ils ne se communiquent à l’homme que pour l’instruire de ce qu’il lui est réellement utile de savoir ; ils n’obéissent jamais à sa curiosité, moins encore à ses passions : d’où il suit qu’ils n’entretiennent de relations qu’avec ceux qui, dégagés des affaires passagères de ce monde, sont uniquement occupés du perfectionnement de leur âme, du bien général et de la vie à venir.

On voit que je ne prétends décider aucune de ces questions. Je n’ai nulle envie d’entrer en communication avec les mauvais esprits, et je me crois bien loin de cette pureté nécessaire pour entrer en communication avec les bons. Je dis ce qui peut être, sans autre but que de montrer qu’on ne doit pas rejeter avec mépris et sans aucun examen des opinions adoptées de tout temps et dans tous les pays par des hommes qui, sur tout autre objet, étaient aussi sages et peut-être plus vertueux que nous.

J’avoue que les objections qu’on a faites contre ces opinions m’ont paru extrêmement faibles. [p. 260] Toutes annoncent l’ignorance de la théorie. Mieux eût valu se borner à nier sans aucune réfutation. Je n’admets point cette théorie, parce ce qu’elle suppose un ordre de choses dont je n’ai pu acquérir la preuve, et surtout parce que les faits sur lesquels elle s’appuie peuvent être expliqués par d’autres causes ; mais je ne puis la rejeter comme absurde ni traiter d’insensés ceux qui l’adoptent, parce qu’elle n'implique pas contradiction.

Voyons maintenant les principes fondamentaux de cette théorie : je continue mon rôle de sceptique en les exposant et en les soutenant.

Si l’on admet l’immortalité de l’âme, on est forcé d’admettre que l’âme séparée du corps peut avoir des idées, car la pensée étant de son essence, si elle ne pensait plus elle n’aurait plus d’existence : on doit croire aussi qu’après cette séparation elle n’est point dans un état plus imparfait, mais qu’elle a, au contraire, plus de facultés, et que voyant immédiatement sans le secours des organes, et sans être fixée à un lieu, elle voit d’une manière plus distincte, qu’elle a des affections, et que ces affections, n'étant plus troublées par les mêmes passions et les mêmes besoins, sont plus droites et plus soumises à la vérité et à la raison.

On est encore forcé de convenir qu’elle con [p. 261] verve le souvenir du passé : car un être qui aurait perdu le souvenir du passé ne serait plus le même être ; c’est la liaison du passé au présent qui constitue le moi individuel.

Quant au lieu qu’elle habite, les métaphysiciens ne feront aucune question sur ce sujet. L’idée de lieu ou celle d’espace nous étant donnée par nos sens, et nous venant uniquement de la matière, elle ne peut être appliquée aux esprits. C’est par un phénomène inexplicable et dépendant de la volonté du Créateur que pendant le cours de la vie l’âme est liée à un corps : après qu’elle est dégagée de la matière, elle n’occupe point de place proprement dite. Les images qu’on a faites dans toutes les religions de l’enfer et du paradis sont une manière de rendre sensibles les idées de punition et de récompense : l’enfer et le paradis ne sont point un lieu, mais un état. Dieu remplit l’univers ; il est présent partout ; la raison s’élève à cette vérité : le témoignage des sens ne peut la faire concevoir.

Une fois qu’on admet que les âmes survivent au corps, et que dans cette nouvelle existence elles conservent le souvenir du passé et du moins une partie de leurs affections, il n’y a plus rien d’absurde à croire qu’elles peuvent entrer en communication avec les êtres vivants. Le raisonnement paraît même établir cette possibilité. [p. 262] L’âme pendant la vie agissait sur le corps auquel elle était unie ; donc l’âme agit sur la matière : pourquoi aurait-elle perdu cette faculté ? D’ailleurs elle n’a pas besoin d’agir immédiatement sur la matière ; il lui suffit de faire passer ses idées à une autre âme, qui est de même nature, et qui peut l’entendre.

La question n’est donc pas de savoir si cela est possible, mais si cela est ; et ceci rentre dans les questions de fait, qui ne peuvent être résolues que par la discussion des témoignages. Il faudrait donc examiner s’il y a eu des inspirations, des apparitions, des révélations. Ceux qui l’assurent disent qu’ils le savent par leur propre expérience ou par le témoignage de gens dignes de foi : ceux qui le nient disent qu’ils n’en connaissent point d’exemple : les premiers prétendent donner des preuves positives ; les autres opposent des preuves négatives. Je demande si ce n’est pas le cas de suspendre son jugement ? car pour l’absurdité nous venons de voir qu’il n’y en a point.

Je sais bien que si quelqu’un s’avisait d’avouer qu’il croit aux revenants, car il faut bien prononcer ce mot, on se moquerait de lui. Mais j’avertis en même temps que, parmi ceux qui s’en moqueraient, il y a beaucoup de gens qui ne sont pas fermes dans leur incrédulité, qui [p. 263] même ont peur des revenants : ce qui est à fois une pusillanimité et une absurdité bien plus blâmable que celle de croire à leur existence, quand même elle serait prouvée fausse.

Poursuivons; si l’on admet l’existence des âmes après la mort des individus qu’elles ont animés, on reconnaît déjà l’existence d’un nombre infini d’esprits qui sont dans un état de bonheur ou de souffrance relatif au bien ou au mal qu’ils ont fait pendant la vie : ce n’est pas tout, une fois qu’on est persuadé qu’il existe un ordre d’êtres intelligents qui ne sont point unis à la matière, on doit admettre que tous ces êtres ne sont pas exactement semblables, et qu’outre ceux qui ont été unis pendant un temps à un corps, il y en a d’autres qui sont des intelligences, de bons ou de mauvais anges. Cela n’est pas une suite nécessaire de l’immortalité de l’âme humaine, mais c’est du moins une analogie qui rend la chose vraisemblable. On ne peut savoir si ces intelligences ont la faculté d’agir sur la matière, et rien ne conduit à le penser ; mais elles peuvent certainement entrer en communication avec les autres intelligences, même avec celles qui sont unies à un corps, en leur donnant des inspirations, ou en leur communiquant des idées.

Voilà donc l’univers peuplé d’une infinité d’êtres d’une nature analogue à celle de l’âme [p. 264] humaine et qui peuvent communiquer avec nous.

Ces êtres sont bons ou méchants, ou intermédiaires entre les bons et les méchants.

Les premiers qui forment pour ainsi dire une échelle entre Dieu et l’homme (sans cependant qu’aucune créature puisse être comparée au Créateur), les premiers, dis-je, sont animés d’une volonté constante pour le bien ; ils connaissent Dieu, ils l’aiment, ils désirent le bonheur de toute la création, ils y travaillent autant qu’il est en leur pouvoir, et par tous les moyens que le Créateur leur permet d’employer. L’amour forme leur, essence.

Les seconds n’aspirent qu’à troubler l’ordre et à faire partager leur malheur aux autres créatures intelligentes ; ils veulent nous séduire, nous tromper ; la haine et la jalousie sont leurs sentiments habituels, ils ont plus de puissance que l’homme, et des facultés intellectuelles plus étendues à certains égards : mais la bonté du Créateur met des bornes à leur puissance, et ne leur permet de communiquer qu’avec les méchants.

Les troisièmes sont des êtres dont les facultés intellectuelles sont encore très étendues, mais dont la volonté n’a aucune force : ils sont aux ordres de qui veut les employer : mais ils nous exposent à des illusions, et nous servent [p. 265] très mal, si nous n’avons la force de les diriger.

On sent bien que dans ce que je viens de dire je n’ai fait qu’exposer une doctrine que je crois être celle des théosophes : mon but n’est point d’insinuer que cette doctrine est vraie, mais seulement qu’elle est liée dans toutes ses parties et qu’elle n’est pas absurde en elle-même. Continuons.

De ces trois ordres d’esprits, qui cependant peuvent se subdiviser par leurs facultés et par leurs qualités morales, résultent trois sortes de magie.

La communication avec les démons est toujours criminelle : les démons répondent aux évocations ; ils nous font connaître des choses que nous ne saurions pas sans eux ; ils peuvent quelquefois servir nos passions, mais leur but est toujours de nuire ; et s’ils nous éclairent sur certains objets, c’est pour mieux nous tromper sur d’autres. Les évocations sont des signes convenus auxquels ils ont eux-mêmes consenti à se soumettre : les formes par lesquelles on peut les appeler sont, dit-on, connues de quelques initiés et consignées dans plusieurs livres. Ils ont des noms et une espèce de langue à laquelle ils répondent.

Les esprits mitoyens se soumettent également [p. 266] à la volonté de l’homme ; mais comme le bien et le mal leur sont indifférents, ils ne lui rendent jamais de vrais services : ils ne cherchent pour ainsi dire qu’un vain amusement ; tout but moral leur est étranger.

Les bons esprits ne sont point assujettis à la volonté de l’homme, ils ne veulent communiquer qu’avec ceux qui sont dégagés de toute passion terrestre, et c’est seulement avec les adorateurs de Dieu, avec les amis de l’ordre et du bien qu’ils consentent à former quelque société. Dans certaines circonstances ils sont les messagers de Dieu, et chargés de donner des avis aux hommes : mais ils cèdent volontiers à la prière de ceux dont le cœur est parfaitement pur, dont les intentions sont droites, dont les vœux ne tendent qu’au bonheur éternel d’eux-mêmes et de tous leurs frères.

Il existe aujourd'hui des sociétés d’hommes qui prétendent être en communication avec ces bons esprits, et recevoir d’eux des avis et des révélations. Ces hommes montrent de la sagesse et du bon sens dans la conduite de la vie ; ils se distinguent par la pureté de leurs mœurs, par la piété, par une entière résignation aux événements qu’ils croient être dans les desseins de la Providence : ils communiquent les uns avec les autres pour s’éclairer et pour s’affermir dans le [p. 267] bien, ils n’attachent aucune importance à ce qu’on peut penser de leur doctrine, ils disent simplement ce qu’ils croient vrai à quiconque les interroge, sans jamais prendre pour faire connaître et adopter leurs opinions : enfin ils sont d’une douceur, d’une tolérance bien opposée au caractère des fanatiques, et ils répondent aux incrédules qui leur demandent de les convaincre : Faites le bien, priez Dieu de vous éclairer, ne repoussez pas les inspirations de votre conscience, et bientôt vous penserez comme nous.

Je sais bien que ce caractère des hommes dont je parle n’est nullement une raison d’adopter leurs idées : mais c’en est une pour ne pas répandre le mépris sur leur personne et le blâme sur leurs intentions ; peut-être même en est-ce une pour ne pas jeter du ridicule sur leurs opinions avant de les avoir discutées.

Quelques membres de cette société, dont l’origine remonte peut-être bien loin, ont publié des écrits dans lesquels on peut reprendre deux choses.

De l’obscurité, et une physique erronée.

Quant à l’obscurité : ils prétendent qu’ils n’écrivent que pour les initiés, et je ne puis décider si les initiés les entendent.

Quant aux erreurs de physique, comme la [p. 268] plupart, quoique doués de beaucoup d’esprit, ont négligé d’approfondir les sciences d’observation, il n’est pas étonnant que leurs écrits en soient remplis. Ce n’est point sur ce genre de connaissances qu’ils ont pu s’entretenir avec les intelligences supérieures ; il est indifférent à celles-ci que l’homme connaisse le vrai système du monde, la véritable théorie de l’électricité, de la chaleur, du mouvement, etc. ; il leur importe seulement que l’homme fasse un bon usage des biens que le Créateur a mis à sa portée, et qu’il ne néglige pas de s’occuper de la vie à venir, c’est-à-dire du temps où nos sens ne nous exposeront plus à des illusions, et où le bonheur de connaître tous les secrets de la création sera peut-être la récompense de ceux qui n’auront aimé que la justice et la vérité.

On ne peut d’ailleurs se dissimuler qu’une fois que l’homme se livre à son imagination pour expliquer des choses qui sont du ressort des sens, et qui ne peuvent être connues que par l’observation, l’expérience et le calcul, il ne s’égare dans toute sorte de chimères : aussi quand la théorie de ces hommes serait vraie pour ce qui est relatif à l’ordre moral , il n’en faudrait rien conclure pour ce qui tient à l’ordre physique.

Au reste, la lecture de ces écrits ne me semble offrir aucune preuve ni pour ni contre la théorie. [p. 269] Je parle seulement de ceux que j’ai lus : mais elle prouve deux choses, c’est que tous ceux qui se sont occupés de ces objets ont établi leur doctrine sur les mêmes bases, et que tous sont animés de l’amour du bien.

Suivons maintenant cette doctrine des théosophes et voyons où elle va nous conduire.

Selon eux les esprits peuvent connaître l’avenir, du moins jusqu’à un certain point : nous dirons plus bas comment cette connaissance de l’avenir est possible, et quelles en sont les limites. S’ils connaissent l’avenir ils peuvent le révéler à l’homme : de là les prédictions, les prophéties, etc.

Mais il faut voir ici à quoi cette possibilité de connaître l’avenir en consultant les esprits pourrait nous être utile.

Les esprits qu’on peut consulter sont ou les bons anges, ou les mauvais anges, ou les esprits d’un ordre intermédiaire.

Les premiers ne regardant comme importantes que les choses qui tiennent au monde moral, et ne communiquant qu’avec des hommes exempts de passions et d’une vertu bien pure, ne feront de révélations que pour indiquer les moyens d’échapper aux séductions du vice et de faire des progrès dans la vertu : tout au plus pourront-ils consoler un fils ou un ami affligé, ranimer des espérances bien fondées dans des [p. 270] projets qui tendent au bien, ou révéler un crime commis pour appeler la justice et montrer le doigt de la Providence : mais ils ne répondront à aucune de ces questions oiseuses que ceux qui consultent les magiciens leur proposent avec tant d’avidité. Ainsi on n’apprendra rien d’eux sur les affaires humaines, à moins qu’il n’y ait un intérêt de justice.

Les démons pourront révéler l’avenir ; mais comme ils n’ont pas une vue distincte des événements compliqués, ils se tromperont sur une foule de circonstances: De plus ils chercheront toujours à nuire. S’ils vous indiquaient un trésor, ce serait parce que son acquisition devrait entraîner votre ruine ; s’ils vous annoncent un événement, c’est parce que la connaissance de cet événement doit avoir pour vous des conséquences funestes. Heureusement ils ne peuvent approcher des gens de bien : ce serait pour eux un supplice d’avoir quelque relation avec les bons esprits dont ceux-ci sont toujours environnés.

Restent les esprits d’un ordre intermédiaire ; mais ces derniers, s’ils répondent à la volonté de l’homme, ne peuvent lui donner que des connaissances bornées, parce qu’ils n’ont pas des lumières étendues : ils ne peuvent agir fortement, parce qu’ils n’ont pas par eux-mêmes de [p. 271] volonté déterminée. Ce sont eux pourtant qui prédisent l’avenir et qui interviennent dans la plupart des opérations magiques ; mais leurs prédictions, vraies en partie, sont toujours mêlées de beaucoup d’erreurs, et leurs actions, qui n’ont jamais un motif pur, ne sauraient être dirigées vers un but utile que par la volonté de l’homme, et l’homme de bien dédaigne de les consulter.

D'ailleurs il est encore un principe dans le système des théosophes ; c’est que lorsqu’on se met soi-même en communication avec les esprits, on entre pour ainsi dire dans un autre monde : dès lors les mauvais esprits cherchent à se glisser parmi ceux qui sont moins méchants, et qui n’ont pas la force de les repousser, et leur intervention fait souvent tourner à mal toutes les opérations de ceux-ci.

Il suit de là qu’il n’y a rien à gagner aux opérations magiques dans lesquelles on prétend disposer des esprits : d’après le système des théosophes, ces opérations sont même accompagnées des plus grands dangers ; car si l’homme manque d’énergie, s’il cesse un moment d’être attentif, si sa volonté est incertaine, les mauvais esprits peuvent lui faire beaucoup de mal.

Les mauvais esprits peuvent même s’emparer de l’homme; et c’est là l’histoire des possessions ; [p. 272] mais l’homme de bien qui, rempli de confiance en Dieu , leur intime ses ordres, les chasse à l’instant.

On voit que j’expose ici des opinions que je suis bien loin de regarder comme probables. Je veux seulement montrer comment cette théorie explique les prodiges qui, dans des siècles moins éclairés, ont été adoptés par les peuples.

Quant à la connaissance du passé et du présent, nul doute qu’on pourrait l’acquérir par la communication avec les esprits ; mais il n’est pas besoin de leur intervention pour cela, et j’ai déjà expliqué comment ce phénomène peut avoir lieu sans qu’il soit une preuve de l’existence des esprits et de la communication avec eux.

Maintenant , si ce que prétendent les théosophes était vrai, on expliquerait comment des diseuses de bonne aventure sans esprit et sans éducation, des hommes ignorants et grossiers font des prédictions qui se vérifient, et pourquoi ces prédictions ne s’accomplissent qu’en partie : pourquoi, tandis que le fait annoncé se trouve assez vrai pour étonner, il n’est cependant pas assez exact pour qu’on reconnaisse qu’il a été prévu par une intelligence attentive et exempte d’erreur.

On verrait encore pourquoi les exemples [p. 273] d’apparitions, de révélations, etc., ont été plus fréquents dans les siècles barbares que dans les siècles de lumière ; ce n’est point uniquement parce que les hommes grossiers et crédules sont plus facilement trompés ; c’est parce qu’ils ont plus de simplicité, plus de confiance, plus de volonté ; c’est parce que, croyant fermement à l’existence des esprits, ils les appellent et les écoutent au lieu de les repousser ; c’est parce que chez eux chacun raconte ce dont il est persuadé, sans craindre de passer pour menteur ou pour visionnaire.

On verrait enfin que cette théorie qui suppose un Dieu rémunérateur et vengeur, l’immortalité de l’âme, les peines et les récompenses dans l’autre vie, la nécessité du culte envers Dieu, l’utilité d’un culte envers les esprits, l’importance de la vertu et de la croyance aux vérités fondamentales de la religion, ne suppose aucune religion positive et exclusive des autres.

Cependant il faut convenir que, si plusieurs de ceux qui ont parlé des moyens de communiquer avec les esprits étaient de religions différentes, et si l’on compte surtout parmi eux beaucoup de juifs, ceux qui ont cherché à communiquer seulement avec les bons esprits, et pour le perfectionnement de leur être moral, sont des chrétiens de diverses communions ; mais tous [p.274] admettant que l'homme déchu par ses fautes a été rappelé à Dieu par le Messie.

Le plus grand nombre de ceux qui ont eu la curiosité de lire les écrits des théosophes les ont rejetés d'abord comme des rêveries : quelques-uns seulement les ont étudiés et ont essayé d'en faire des applications; mais ces applications étant faites en sens contraire du but de l'institution, elles n'ont produit que de faux résultats. Il s'ensuit que ni les uns ni les autres n'ont le droit de prononcer.

Si quelqu'un pensait que la doctrine des théosophes repose sur des bases assez raisonnables et conduit à des conséquences assez intéressantes pour qu'on se donne la peine de la discuter, il ne faudroit pas qu'il s'imaginât que cette discussion peut être faite d'après la lecture de leurs livres qui sont fort obscurs, et qui d'ailleurs supposent ce qui est en question.

Avant d'examiner la doctrine, il faudrait d'abord savoir si tous les faits qu'elle prétend expliquer ne sont pas des chimères. Il faudrait pour cela s'enfoncer dans le dédale des superstitions et des extravagances dont sont remplies toutes les histoires, pour constater s'il y a réellement eu des apparitions, des possessions, des prédictions, des révélations, des miracles : il faudrait que cet examen fût dirigé par une critique sévère [p.275] et profonde, mais franche et exempte de préjugés ; car, si on rejette un témoignage uniquement parce qu'il contrarie une opinion qu'on a déjà, on fait une pétition de principe, et l'on n'éclaircit jamais rien.

Quant aux théosophes, voici ce qu'ils exigent pour qu'on puisse participer aux avantages qu'ils prétendent avoir :

Une ferme confiance en Dieu ;
Une entière soumission à sa volonté ;
Un esprit disposé à recevoir la vérité ;
Un ardent désir de la connaître, non par curiosité, mais pour faire des progrès dans le bien ;
Une indifférence extrême sur les affaires temporelles dans ce qui nous est personnel, mais une grande application à ces affaires, en tant qu'en s'y livrant on remplit sa tâche dans la société;
Une charité active et sans bornes ;
Une extrême pureté de mœurs ;
Une habitude continuelle de la prière et de la méditation, de manière que cette prière et cette méditation remplissent tous les moments qui ne sont pas employés à s'acquitter de ses devoirs ;
Une grande simplicité de cœur qui laisse toujours l'âme tranquille, parce que dans tout on reconnaît la volonté de la Providence ;
Un ardent désir du bonheur des hommes ;
Enfin, lorsqu'on s'est préparé par une conduite pure, par une expiation des fautes de la vie passée, la communication avec les esprits peut être facilitée au moyen [p. 276] de l'initiation, dont les formes primitivement établies de concert avec les intelligences supérieures ont été transmises par une tradition orale depuis les temps les plus reculés.

On doit avouer que, si ce sont là des folies, du moins ces folies ne sont pas dangereuses : en rendant heureux ceux qui en sont persuadés, elles les engagent à s'occuper du bien des autres.

… Et isti
Errori virtus nomen posuisset honestum.

Les religions positives, la catholique en particulier, paraissent contredire quelques-unes des bases de cette croyance, cependant l’une de ces doctrines n’exclut pas l’autre. Parmi les théosophes il y a des hommes de toutes les communions chrétiennes : tous pensent qu’il faut rendre à Dieu le culte prescrit par la religion dans laquelle on a été élevé, sans se permettre de censurer les opinions des autres dans ce qui tient au dogme. Ils sont tolérants, non point par indifférence, mais par un esprit de charité, et par la persuasion que Dieu saura bien éclairer ceux qui désirent sincèrement la vérité, qui suivent la morale de l’Évangile, et qui se con [p. 277] forment au plus essentiel de tous les préceptes, celui d’aimer Dieu par-dessus tout, et son prochain comme soi-même.

Tous les théosophes regardent la Bible comme un livre inspiré, et l’Évangile comme le code que Dieu a donné aux hommes ; ils croient que l’homme créé bon, mais libre, est déchu de son état primitif par une aberration de sa volonté et par un mauvais usage de sa liberté ; et que cette vie est un temps d’épreuve pendant lequel nous devons faire nos efforts pour rentrer dans l’état primitif duquel nous sommes déchus. Ils croient enfin que le Rédempteur est venu pour remettre les hommes dans la bonne voie, et pour les racheter de la proscription qu’ils avaient méritée.

Quant aux intelligences, celles d’un ordre inférieur avaient d’abord été exemptes de souillure, et c’est en abusant de leurs facultés et de leur liberté qu’elles se sont perverties, et qu’elles ont perdu l’état heureux auquel elles étaient destinées. C’est l’explication qui se déduit de l’Écriture, qui a été adoptée dans l’Église chrétienne, et qui est répandue dans les anciennes religions de l’Asie.

J’ai dit plus haut que plusieurs de ces opinions s’enchaînaient nécessairement, et que d’autres étaient indépendantes de celles auxquelles on les avait associées.

[p. 278] Ainsi la possibilité des apparitions des âmes des morts est une suite nécessaire de l’immortalité de l’âme, quoique la réalité du fait ne puisse être prouvée que par des témoignages historiques. L’existence de plusieurs ordres d’intelligences n’est établie que sur l’analogie, et la correspondance avec ces intelligences ne peut être prouvée que par l’expérience. S’il n’existait à cet égard aucune expérience déterminante, l’existence des intelligences n’en serait pas moins probable ; mais leur communication avec l’homme ne serait plus qu’une opinion religieuse. Le principe que l’homme est déchu d’un état plus élevé n’est établi que sur des considérations métaphysiques que plusieurs philosophes, et entre autres Pascal, ont très bien développées.

En voilà assez sur les principes de la doctrine des théosophes. Examinons maintenant quelques questions qui y sont relatives, en commençant par celle de la prévision, qui nous a conduit à traiter ce sujet.

On prétend, dira-t-on, que les esprits peuvent lire dans l’avenir; mais l’avenir n’existe point ; comment donc est-il possible de le connaître ?

L’avenir ne pourrait être connu que de deux manières : ou par la vision immédiate d’un événement futur, ou par une combinaison extrêmement rapide des diverses causes qui peuvent [p. 279] amener cet événement. Je reviendrai sur la première manière ; je commence par expliquer la seconde, parce qu’elle est analogue à celle dont nous faisons habituellement usage pour diriger nos jugements.

Qu’il me soit permis de me faire entendre par une comparaison.

Je suis placé au bord d’une rivière sur laquelle est un pont de plusieurs arches. Je vois, aussi loin que ma vue peut distinguer les objets, un bateau qui s’avance vers le pont, et je dis que ce bateau passera sous la troisième arche, parce que je vois sa direction, celle du courant de l’eau et le mouvement que les bateliers font faire aux rames. Cette prévision est toute simple ; elle n’est pas infaillible, mais on se trompera d’autant moins qu’on sera plus exercé à juger, et qu’on aura le coup d’œil plus sûr.

Les intelligences pures pouvant faire des millions de combinaisons, et voir à la fois des millions de causes, tandis que l’homme ne peut en voir qu’un petit nombre, il s’ensuit qu’elles peuvent prévoir des événements plus éloignés, par la connaissance des causes compliquées qui les préparent. Comparez la vue d’un myope à celle d’un homme qui aperçoit des arbres jusqu’aux limites de l’horizon, ou même à la vue aidée d’un télescope, et vous n’aurez qu’une image [p. 280] imparfaite de la supériorité d’une intelligence pure sur l’intelligence de l’homme. Cependant la prédiction ne sera jamais indubitable, non, seulement parce que quelques circonstances peuvent échapper, mais parce que l’homme peut par sa liberté intervertir l’ordre naturel d’après lequel on avait calculé : cependant ces cas sont rares, et ils n’influent guère que sur les détails.

Quant à la vision immédiate ou intuition d’un événement à venir, je sais qu’on en cite une foule d’exemples : mais la chose est tellement invraisemblable, qu’avant de chercher à l’expliquer il faut savoir si ces exemples sont bien constatés. En supposant qu’ils le fussent, voici comment on pourrait raisonner.

L’idée d’espace et celle de temps sont inséparables de toutes nos idées ; mais elles n’ont de réalité pour nous que parce que nous avons des sens et que nous sommes liés à la matière.

Le temps n’existe peut-être pas pour Dieu, qui voit d’un coup d’œil le passé le présent et l’avenir, comme tous les points de l’univers.

Si, comme Kant l’a prétendu, le temps et l’espace n’existent que dans notre manière d’envisager les objets, s’ils ne sont que les conditions nécessaires de notre pensée, les formes originaires et virtuelles de notre sensibilité, les produits de notre sensorium, comme les couleurs [p. 281] sont le produit de notre œil, alors les intelligences pures, qui connaissent les choses indépendamment de ces formes, doivent voir l’avenir comme le présent et le passé. Toute la difficulté pour elles, c’est de rapporter ce qu’elles voient à telle ou telle époque : et c’est pourquoi parmi les prédictions on en cite si peu qui soient appliquées à une époque déterminée par une date, et qui soient intelligibles avant l’événement, tandis qu’on en cite beaucoup dans lesquelles la coïncidence de plusieurs événements se trouve clairement indiquée.

Au reste, quand on adopterait la possibilité des prévisions, il serait, comme je l’ai dit , toujours douteux qu’elles fussent exactes, parce que toutes les intelligences étant bornées, quelque circonstance peut leur échapper.

Je pourrais m’étendre beaucoup sur ce sujet : je me borne à répondre à la plus forte objection qu’on puisse faire contre le système des théosophes. Cette objection porte également contre la religion chrétienne ; et c’est une raison de plus pour ne point la passer sous silence.

Ce système, dira-t-on, suppose que Dieu et toutes les intelligences s’occupent de l’habitant de la terre ; que celle-ci est le principal objet de la création. Mais qu’est-ce que la terre ? une petite partie de notre système planétaire, qui [p. 282] lui-même n’est qu’un point dans le système de l’univers. Autour de notre soleil tournent des planètes dont plusieurs sont plus grandes que la terre. Les étoiles sont autant de soleils autour desquels tournent probablement d’autres planètes ; ces étoiles sont innombrables ; et ce n’est pas pour décorer la voûte du ciel, pour réjouir la vue de l’homme, qu’elles remplissent l’espace, puisque celles que nous pouvons apercevoir à l’œil nu ne sont rien en comparaison de celles que nous découvrons avec le secours des télescopes, et qu’il y en a sans doute infiniment plus qui échappent à nos meilleurs instruments. Est-il raisonnable de penser que la terre soit seule habitée par des êtres sensibles ?

Non, sans doute ; mais la pluralité des mondes n’est point combattue par la religion. Dieu est infini dans ses attributs : un atome est pour lui aussi visible que l’univers. La multitude des objets embarrasse les intelligences bornées, mais non l’être qui comprend tout dans son immensité. Dieu s’occupe de l’homme qu’il a créé, comme si l'homme était le seul objet de la création. Nous ignorons la nature et la destinée des êtres qui peuplent les autres planètes ; ils sont peut-être régis par d’autres lois, et nous ne pouvons avoir avec eux aucune correspondance. Quand le nombre des êtres intelligents [283] répandus dans l’univers serait infini, Dieu n’en écouterait pas moins la prière d’un homme de bien, et n’en punirait pas moins la plus légère infraction aux lois de la justice. La plus petite molécule de matière est soumise à l’attraction comme Saturne et Jupiter, et tous les êtres sensibles sont soumis à l’action du Créateur, comme toutes les molécules à l’action du soleil. Il n’est rien de petit aux yeux de celui qui voit les détails aussi distinctement que l’ensemble, qui entend à la fois toutes les créatures, et qui embrasse toutes les existences par un seul acte. Le mot des épicuriens, que Dieu ne peut s’occuper des individus, est un blasphème, ou plutôt il vient de ce que les épicuriens n’avaient aucune idée de Dieu.

Je ne discuterai point ici les objections sur l’origine du mal. On a écrit tant de volumes sur cet objet, qu’il n’y a rien à dire de nouveau. Tous les philosophes conviennent que le Créateur, ayant fait l’homme libre, ne pouvait lui ôter la faculté de mériter et de démériter. J’ajoute que, lorsqu’on dit que la puissance de Dieu est infinie, cela s’entend nécessairement de sa puissance comparée à celle de toutes les créatures, et non de cette puissance en elle-même. Dieu a choisi le meilleur des mondes [p. 284] possibles, mais il ne pouvait en créer un dans lequel le mal n’existât pas.

Ces discussions sont d’ailleurs au-dessus de l’intelligence humaine, qui ne peut connaître l’essence des choses, ni pénétrer le mystère de la création et le but du Créateur. L’homme sait que, pour remplir sa destinée, il doit adorer son Créateur, et faire à ses frères tout le bien qui est en son pouvoir : cela lui suffit, car c'est là toute la loi.

Les pratiques des théosophes ont pour objet de communiquer avec les esprits dégagés de la matière, et, pour dernier but, de s’élever à un plus haut degré de perfection. Les moyens qu’ils prétendent avoir pour cela sont-ils réels ou illusoires ? C’est ce que peuvent décider ceux qui les connaissent, et qui, après les avoir consultés, ont cherché de bonne foi à s’éclairer. Il me suffit d’avoir montré que leur théorie n’est point insensée, qu’elle n’est pas dangereuse, et qu’on les a calomniés lorsqu’on les a traités de fanatiques.

Je vais m’adresser maintenant à ceux qui sont disposés à croire à la réalité de la philosophie occulte. Il y a dans le monde beaucoup plus de gens qu’on ne le pense qui sont dans ce cas-là : ils n’osent pas en convenir ; mais voyez [p. 285] avec quelle attention ils écoutent les récits qui tendent à la prouver. Voyez combien de gens assiègent tous les jours la porte des diseuses de bonne aventure. Il en est à Paris qui ont bureau ouvert, qui donnent des audiences, et chez lesquelles on s’inscrit pour avoir son tour. Tous les matins des voitures y conduisent des femmes de la meilleure société, et des hommes qu’une curiosité superstitieuse pousse à une démarche qu’ils rougiraient d’avouer. Voyez combien de gens tirent les cartes, expliquent les songes, croient aux pronostics, etc.

Plusieurs personnes encore cherchent secrètement à faire la connaissance des hommes qui s’occupent d’opérations magiques ; ils veulent, disent-ils, voir ce que c’est : ils sont sûrs de leur courage, et de n’être point séduits par des prestiges.

D’autres enfin recherchent ceux qui s’occupent d’opérations théurgiques, et les supplient de leur faire voir quelque chose de merveilleux, assurant que leur unique désir est d’être convaincus pour se conduire en conséquence.

Je vais faire à ces trois ordres de personnes quelques observations qui doivent les détourner d’une démarche imprudente, soit qu’on suppose ou non la possibilité de lire dans l’avenir, et de communiquer avec les esprits.

[p. 286] Vous allez, dirai-je aux premiers, consulter un prophète ; que vous apprendra-t-il ? Rien qui puisse vous être utile. Vous êtes, direz-vous, conduit par un motif de curiosité ; vous ne croirez pas aux prédictions. J’y consens. Vous pouvez répondre de vous dans le moment actuel. Mais supposons qu’on vous annonce une succession d’événements dont les derniers doivent être funestes, et que par hasard la première partie de la prédiction se vérifie ; alors, quelque force de tête que vous ayez, un jour viendra que vous serez frappé de l’accomplissement de la prédiction, et saisi de crainte pour la suite. Cette idée vous occupera malgré vous ; elle deviendra une idée fixe, et si vous tombez malade, elle vous mettra dans le plus grand danger. Quant à ceux qui veulent voir des évocations ou des opérations magiques pour se convaincre, je réponds (toujours dans la supposition de la réalité) que ces opérations ne réussissent qu’avec les esprits mitoyens ou les mauvais esprits ; que ces derniers cherchent à se glisser parmi les autres, et qu’il est très difficile de les écarter ; que, s’ils se communiquent à vous, ils chercheront à vous entraîner dans le mal, et qu’on ne cite aucun exemple de gens qui, s’étant convaincus par de tels moyens de la réalité d’un autre ordre de choses , aient pris le [p. 287] parti de se conduire de manière à mériter d'être récompensés après cette vie. Les mêmes esprits qui viendront satisfaire votre curiosité sauront bien vous détourner de vos bonnes intentions.

Restent ceux qui , persuadés de l’existence d’un monde spirituel, et de la possibilité d’entrer en correspondance avec les intelligences pures, désirent connaître les moyens de cette correspondance, et recherchent ceux qui pourraient les éclairer. Quoique je ne partage point leurs opinions, je ne saurais désapprouver leur désir ; mais je les avertis que, parmi les vrais théosophes, ils n’en trouveront aucun qui consente à satisfaire leur curiosité et à les initier sans préparation. Celui à qui ils se seront adressés leur dira : « Renoncez à vos passions, à vos mauvaises habitudes ; expiez vos fautes passées ; ne vous occupez qu’à faire le bien ; priez, et rendez-vous digne de recevoir la lumière. » Parmi ceux qui suivront ce conseil, si la doctrine des théosophes se trouvait vraie, il y en aurait qui seraient un jour initiés ; mais ce serait lorsqu’ils le désireraient, non plus par curiosité, mais comme un moyen de s’élever à un état plus pur. Quant à ceux qui ne parviendraient point à ce dernier terme, ils n’auraient aucun regret d’avoir fait une vaine tentative, puisqu’ils auraient marché [p. 288] dans la route de la vertu, et que cette route, qui conduit sûrement au bonheur dans l’autre vie, est ordinairement la plus heureuse qu’on puisse parcourir dans celle-ci, où nos passions nous font bien plus de mal que les hommes et les choses. Si ceux qui auront fait ces recherches reconnaissent que les idées des théosophes ne sont que des chimères, ils apprendront à avoir des égards pour des hommes qui, dans une théorie illusoire, trouvent des consolations aux peines de la vie, et des motifs pour pratiquer la vertu.

Il me reste à dire un mot de l’influence que peuvent avoir les doctrines mystiques dans leur association aux connaissances humaines.

Je suppose qu’après avoir examiné la doctrine des théosophes, un homme éclairé vienne à l’adopter, il est un écueil dangereux et qu’il doit éviter avec d’autant plus de soin que plu sieurs théosophes y sont tombés ; c’est de chercher dans cette théorie mystique l’explication des phénomènes de la nature. En supposant la réalité d’un monde intellectuel, ce monde n’a rien de commun avec le monde physique. Les êtres spirituels peuvent agir sur notre âme ; et comme notre âme réagit sur notre corps, ils peuvent par là influer sur nos habitudes, et même sur notre santé ; mais [p. 289] ils n’ont aucune puissance sur les êtres matériels. Ceux-ci sont soumis à des lois invariables qui ne sauraient être connues que par l’observation, l’expérience et le calcul.

Ainsi un homme prévenu des idées mystiques dont nous avons parlé, s’il raisonne bien, ne cherchera dans sa théorie l’explication d’aucun des phénomènes de la nature. S’il veut étudier ces phénomènes, c’est uniquement à l’école des mathématiciens, des astronomes, des naturalistes, des physiciens, des chimistes, qu’il ira s’instruire. Il se gardera aussi de transporter aux objets les modifications de notre âme, d’employer un langage abstrait, et de donner à certaines expressions, en les appliquant à l’ordre physique, le sens qu’on leur donne dans le monde des esprits. Ainsi les mots influence, rapport, sympathie, harmonie, puissance, seront restreints à la signification que leur donnent les physiciens, et ne serviront jamais à expliquer aucun phénomène.

Si les hommes dont je parle, et j’en ai connu qui avaient cette sage réserve, sont dupes d’une illusion, cette illusion n’exercera aucune influence sur leur jugement, pour tout ce qui est relatif aux phénomènes et aux lois de la nature ; leurs discours et leurs écrits ne s’écarteront jamais des principes de la saine physique et des [p. 290] explications fondées sur des observations et des expériences que tout le monde peut vérifier.

Je sais bien que parmi les hommes livrés à la philosophie occulte, il s’est trouvé des adeptes qui croyaient à la pierre philosophale, à la panacée universelle, etc. Ces erreurs, produites par une imagination exaltée, et favorisées par un vil intérêt et par la plus grossière ignorance, ont toujours été opposées à la doctrine des théosophes, qui regardant ces recherches comme indignes du sage, dédaigneraient de s’en occuper, quand même elles auraient quelque réalité.

Je viens d’exposer la doctrine des théosophes aussi clairement que j’ai pu le faire, d’après les enseignements incomplets que je me suis procurés. J’ai pris le ton du scepticisme pour faire valoir les raisons de ceux qui l’adoptent, et les objections de ceux qui la combattent ; j’ai présenté l’enchaînement de toutes les parties de .cette doctrine, en distinguant les propositions qui ne sont fondées que sur une opinion métaphysique de celles qui s’appuient sur des faits qu’on peut admettre ou rejeter, après les avoir examinés. J’ai enfin montré quelles sont les conséquences et quel est le but de cette doctrine. Les initiés trouveront sans doute que je n’ai pas tout dit cela doit être ; mais il me suffit de [p. 291] n’avoir rien dit de faux, et de ne leur avoir pas prêté des opinions opposées à celles qu’ils ont réellement. S’ils pensent qu’il serait utile que les hommes qui cherchent la vérité de bonne foi pussent être éclairés, c’est à eux à présenter leurs principes dans un ouvrage méthodique, et qui puisse être entendu par tous les lecteurs attentifs[3].

En attendant qu’un tel ouvrage paraisse, je dois dire quels sont pour moi les résultats de la discussion dans laquelle je suis entré. Je ne les propose point comme des vérités, mais comme une opinion à laquelle je ne puis renoncer sans de nouveaux motifs.

Ces résultats sont :

1° Que la doctrine des théosophes n’est nullement prouvée ; [p. 292]
2° Que quoiqu’elle ne soit point prouvée, elle n’est point absurde en elle-même, ni contraire à ce que la raison nous engage à croire 
3° Que quand elle serait vraie, la connaissance n’en serait pas nécessaire aux hommes, attendu que, pour être instruit de cette doctrine, il faut commencer par pratiquer la vertu, et qu’une fois qu’on est vertueux, on jouit par cela même des avantages qu’elle pourrait procurer ;
4° Que la prudence conseille de ne pas employer son temps à examiner les divers fondements de cette doctrine, parce que le merveilleux qui l’accompagne peut exalter l’imagination, et nous détourner d’études plus certaines et plus utiles ;
5° Qu’en négligeant d’étudier cette doctrine, on n’a pas le droit de la mépriser, et moins encore celui de mépriser les hommes qui la professent, et qui trouvent en elle une base aux principes de la plus pure morale, et un motif pour supporter sans murmure tous les malheurs de la vie ;
6° Que cette doctrine n’a rien de commun avec celle du magnétisme ; que même la connaissance du magnétisme tend à en éloigner, parce qu’on voit dans l’action du magnétisme la cause naturelle de la plupart des phénomènes [293] qui ont conduit les hommes à adopter une philosophie occulte[4] ;
7° Enfin, que lors même qu’on croirait à l’existence d’un monde intellectuel, et à la communication des êtres de ce monde avec l’âme humaine, cette opinion ne devrait influer en rien sur les jugements qu’on porterait des phénomènes du monde physique, attendu que ces deux mondes sont étrangers l’un à l’autre, et ne sont pas régis par les mêmes lois.

Notes

[1] [p.248] Il est d’autant plus essentiel de les désigner par une dénomination [p.249] nation particulière, qu’on a mal à [sic] propos donné le nom d’illuminés à une secte très dangereuse répandue en Allemagne, et dont les principes ne tendaient à rien moins qu’à bouleverser la société. Il y avait dans cette secte des enthousiastes, des dupes et des fous. Mais comme leurs folies pouvaient avoir les suites les plus funestes, il .était du devoir du magistrat d’en arrêter la propagation.

Un écrivain dont j’estime le courage, les intentions et les talents, a confondu sous le nom d’illuminés tous ceux qui ont adopté ou paru adopter des idées mystiques ; il a enveloppé dans la même proscription l’ancien hérésiarque Manès, Swedenborg, Kant, Saint-Martin, Weishaupt et les énergumènes de la révolution française. Il a cru voir dans la doctrine des théosophes la source de celle des jacobins, et il a prétendu que leurs opinions religieuses étaient un voile destiné à couvrir le projet de renverser le trône et l’autel, et de saper les fondements de la société civile. On s’étonne des rapprochements qu’il établit entre les hommes les plus opposés par le caractère et par les principes. Cet écrivain aurait été plus utile ; il aurait obtenu l’assentiment des hommes sages, si, se défendant de toute exagération, il se fût borné à dire que les doctrines mystiques ayant beaucoup de partisans dans le nord de l’Europe vers la fin du dernier siècle, on s’en était servi pour faire passer d’autres idées ; que les auteurs de ces doctrines, livrés à des méditations solitaires, ne s’étaient pas doutés qu’on emploierait leur langage pour soutenir des opinions contraires aux leurs, et qu’on tirerait des conséquences révoltantes de leurs principes et de leurs vœux pour le bien général ; que, par des interprétations [sic] forcées de l’Écriture, ces doctrines dénaturaient l’esprit du christianisme ; que la religion chrétienne, prise dans sa simplicité, suffit aux hommes pour les diriger dans leur conduite et les consoler dans leurs malheurs ; qu’étant destinée à tous, elle est claire pour tous, et qu’on ne gagne rien à y ajouter de nouveaux mystères. Enfin qu’il est [p. 250] dangereux d’exciter l’enthousiasme, parce que ceux qui en sont une fois atteints ne voient plus les choses sous leur véritable jour, et peuvent être entraînés dans toutes sortes d’erreurs. Quant à ce que cet auteur dit du danger des sociétés secrètes, je suis parfaitement de son avis.

[2] [p.251] Parmi les preuves physiques propres à établir l’existence de Dieu, il en est une à laquelle il me semble qu’on n’a pas fait attention, et je demande la permission de l’exposer en peu de mots.

Ceux qui ne reconnaissent pas qu’une cause intelligente a créé ou arrangé le monde, sont forcés d’admettre l’une de ces deux suppositions,

Ou que l’homme a existé de toute éternité sur la terre, ou qu’il a commencé d’y exister à une époque plus ou moins reculée. Examinons ces deux suppositions.

Tous ceux qui depuis un siècle ont étudié l’histoire naturelle et la géologie conviennent que la terre a été autrefois dans un état de mollesse ; qu’elle a été couverte par les eaux, et que les minéraux qui sont à sa surface ont été cristallisés dans un fluide. Des indices de cristallisation se montrent .même dans les roches primitives ; et, quant aux roches secondaires, la chose est évidente, puisqu’elles renferment une innombrable quantité de corps organisés.

Or, dans cet état de mollesse, la terre ne pouvait être propre à l’habitation de l’homme. Ajoutez à cela qu’on n’a trouvé nulle part un ossement humain fossile : ce qui ne démontre pas rigoureusement, mais ce qui concourt à prouver que l’existence de l’homme sur la terre est postérieure à celle de plusieurs quadrupèdes qui sont aujourd’hui perdus, lesquels eux-mêmes n’y ont été placés qu’après les coquillages.

Ces faits sont tellement certains qu’aucun naturaliste ne regarde comme possible que l’état actuel de notre globe soit semblable à son état antérieur, et qu’on est généralement d’accord que la terre a [p. 252] subi plusieurs grandes révolutions qui ont changé la forme des continents.

Le système de Buffon, que tout a d’abord été produit par le feu est contredit par les observations ; mais quand on l’adopterait, il n’en serait pas moins évident que l’homme n’a pas vécu sur la terre de toute éternité.

Voilà donc la première supposition détruite, de l’aveu de tous les savants : passons à la seconde.

Savoir, que l’existence de l’homme sur la terre date seulement de la dernière ou de l’avant-dernière révolution du globe ; que cette révolution soit éloignée de 7,000 ans ou de 70,000 ans, cela ne fait rien.

Dans cette hypothèse, il faut nécessairement de deux choses l’une :

Ou bien que, dès son origine l’homme ait été, quant à son organisation physique, à peu près semblable à ce qu’il est actuellement :

Ou bien qu’il ait eu d’abord une organisation plus simple et différente, qui, par des changements graduels et successifs, l’a fait parvenir à son état actuel.

Si dans le moment où la terre l’a produit il était enfant, comment a-t-il été nourri, jusqu’à son entier développement ? S’il était homme fait, comment, sans éducation, a-t-il pu tout à coup voir, marcher, chercher sa nourriture ? Il faudra supposer qu’il a d’abord été pendant longtemps nourri par l’atmosphère qui l’environnait, supposition dépourvue de tout fondement, et que contredit l’analogie. D’un autre côté, comment la terre a-t-elle formé non seulement un individu dont toutes les parties sont faites les unes pour les autres, ou, si l’on ne voit là qu’une cristallisation déterminée par la force d’un esprit rital, comment a-t-elle formé à la fois [p. 253] deux ou plusieurs individus de sexe différent, et qui sont évidemment faits l’un pour l’autre.

Reste la seconde hypothèse, que l’homme actuel est le perfectionnement d’un être plus simple ; car on ne peut en imaginer une troisième.

Cette hypothèse que l’homme a d’abord été un animal gélatineux qui vivait dans les eaux, et que ses organes se sont formés et développés peu à peu par l’influence des circonstances et par celle des habitudes, a été proposée par de savants naturalistes. C’'est la seule qui puisse expliquer comment l’homme a pris naissance sur notre planète sans y avoir été placé par une cause intelligente.

Mais ce changement dans les êtres organisés, par lequel un molusque [sic] devient un poisson, puis un phoque, puis un singe ou tout autre animal, et enfin un homme, est non seulement dépourvu de preuves, mais encore contraire à toutes les notions que donne l’étude de l’anatomie comparée. C’est un système que le plus savant zoologiste de nos jours a victorieusement réfuté dans ses écrits et dans ses leçons.

Il est absolument impossible d’imaginer une hypothèse qui ne rentre dans l’une ou l’autre de celles que je viens de discuter, sans avoir recours à une cause intelligente. Le mot nature est vague. Si la nature agit pour un but qu’elle connaît, alors elle est Dieu, si elle agit aveuglément, elle n’est pas un être, elle est seulement l’ensemble des choses.

Maintenant, en laissant de côté toutes les preuves métaphysiques de l’existence de Dieu, que les philosophes, et surtout Rousseau, ont exposées avec tant d’éloquence, je demande s’il n’est pas plus raisonnable de croire qu’une cause intelligente a placé l’homme sur la terre, que de supposer qu’une organisation compliquée dont toutes les parties sont nécessaires les unes aux [p. 254] autres, s’est formée graduellement dans une suite de siècles ; et si ceux qui ont dit, par exemple, que l’homme avait un nez parce qu’il avoir pris l’habitude de se moucher, n’ont pas avancé des propositions qui, bien loin d’appuyer leur système; servent à en faire sentir l’absurdité.

[3] [p. 291]Dans l’esquisse que j’ai tracée de la doctrine des théosophes, je me suis borné à ce qui est relatif à la possibilité d’une correspondance entre le monde spirituel et le monde sensible. Je n’ai rien dit de leurs opinions sur l’explication des mystères, sur le sens figuré de l’Écriture dont ils croient avoir la clef, sur les phénomènes physiques considérés comme une image des phénomènes du monde spirituel, sur le langage des esprits, sur les cérémonies et les sacrifices de l’ancienne loi, etc. , etc. Ces détails sont étrangers au but que je m’étais proposé. D’ailleurs il est à remarquer que, relativement à ces divers objets, chacun d’eux a des opinions particulières, et que les unes ne paraissent pas plus solidement établies que les autres.

[4] [p. 293] Je ne connais qu’un seul principe fondamental qui appartienne à la fois aux doctrines mystiques et à la théorie du magnétisme ; c’est celui que l’homme a la faculté d’agir sur ses semblables par l’influence de sa volonté. Je pourrais citer plusieurs passages de Jacob Behme [sic], de Swedenborg et de Saint-Martin, où cette puissance de la volonté est clairement énoncée. Si cette vérité eût d’abord été reconnue par des philosophes, ils se seraient bornés à en tirer des conséquences raisonnables et faciles à prouver par l’expérience ; ils auraient cherché à connaître l’instrument employé par la volonté, et ils auraient ainsi prévenu les erreurs et les extravagances dans lesquelles les théosophes et les magnétiseurs se sont également laissé entraîner.

Les membres de la société exégétique de Stockholm, ceux qui ont adopté leurs opinions, et généralement tous ceux que j’ai désignés sous le nom de spiritualistes, ont fait beaucoup de tort au magnétisme, en le présentant comme une preuve de leurs idées mystiques, et en citant comme des oracles les folies que disaient leurs somnambules. Souvent même les effets qu’ils ont produits sur leurs malades ont été plus nuisibles qu’utiles, parce que le magnétisme trouble l’harmonie au lieu de la rétablir, lorsqu’il est dirigé de manière à exciter l’imagination.

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