1907.Monseigneur Du Bourg1907 - Monseigneur Du Bourg, Évêque de Limoges, 1751-1822.

Collection : La vie religieuse en France
sous la Révolution, l'Empire et la Restauration.

Par Dom Du Bourg
Antoine Du Bourg (1838-1918)]

Paris
Librairie Adémique
Perrin et Cie, Libraires-Éditeurs
35, quai des Grands-Augustins

1907

Chapitre III - Le chanoine Dubourg et la Franc-maçonnerie

Extraits (pages 79-85)

Sommaire : Le Martinisme, Martinez Pasqualis. — Le Comte de Saint-Martin, le philosophe inconnu. — Doctrines mystiques de la secte.

bouton jaune Cet article a paru dans la Revue des questions historiques / Marquis de Beaucourt du 1er juillet 1906, pages 501-506,
    Source Gallica - BnFLe chanoine Dubourg et la Franc-maçonnerie

1908.03.07.La Revue hebdomadaire titreEn l'année 1887, le F.·. P.·. Calas, C.·. R.·. + archiviste de la L.·. l’Encyclopédique, Gr.·. Trésorier du Souv.·. Chapitre (1), publiait en un petit volume, l'Histoire de la R.·. L.·. l'Encyclopédique, Or.·. de Toulouse, depuis sa création en 1787, c'est-à-dire un siècle auparavant. Dans son avant-propos, l'auteur affirme que « le seul mérite de son travail est d'être de la plus rigoureuse exactitude ». Nous croyons que ce fils de la Veuve par cette affirmation se calomnie : nous pouvons établir que, s'il est exact, ce qu'il serait difficile à un profane de vérifier, il n'est pas complet ; s'il dit la vérité, il ne dit pas toute la vérité. Les documents que nous avons en main vont nous permettre de compléter son récit et d'ajouter certains détails intéressants : rien ne pourra l'empêcher d'utiliser ces renseignements pour une nouvelle édition de son œuvre, dans le cas peu probable où la Franc-Maçonnerie d'aujourd'hui trouverait bon de remettre au jour les assertions déjà surannées du Rose-Croix de 1887

L'auteur nous apprend qu'en 1787 il y a onze « Loges symboliques travaillant régulièrement dans la ville de Toulouse ». C'est beaucoup pour une seule cité. Ces onze sœurs ne se confondent pas dans une vulgaire uniformité. Il en est où l'on hurle des cris de haine et de sang ; il en est où l'on cultive les arts ; il en est qui ouvrent leurs salles enguirlandées pour des. fêtes galantes, où l'on donne des concerts, où l'on danse. Parmi ces Loges, il y a celle des martinistes émanée de celles de Bordeaux et d'Avignon : elle [page 80] présente une des formes les plus étranges sous lesquelles se déguisent le plan et l’action de la maçonnerie. De Bordeaux, Martinez Pasqualiz [sic] dogmatise, pontifie, dirige : étrange personnalité que celle de ce Juif Portugais, né en France, soi-disant converti au catholicisme ; « venu on ne sait d'où, qu'on rencontre partout, qu'on ne peut saisir nulle part, qui disparaît un jour subitement, comme il était venu (2) » Il enseigne sa doctrine où les vérités chrétiennes se mêlent, étrangement amalgamées avec les théories de la Kabbale Juive, dans des pages mystérieuses, écrites en un français de Jérusalem et presque inintelligibles. Comme spécimen de cette doctrine et de cette littérature, nous reproduisons quelques passages de l'instruction envoyée le 22 mars 1787 de la Loge de Bordeaux à celle de Toulouse :

« ... Dieu nous en ayant fait assez connoître pour nous porter de le rechercher, cherchons le donc par la pratique continuelle des Enseignements qu'il nous a donnés pour le rechercher et par là, parvenans à purifier notre cœur qui prévaut sur la connoissance et à nous réconcilier avec lui, qui doit être l'unique but des Co.. (3) — nous recevrons le complément de la connoissance pour la répartir ensuite selon qu'il le voudra, lorsqu'il le voudra et à qui il voudra à nos frères pour les porter à pratiquer ce que nous aurons eu déjà pratiqué pour avoir pu acquérir la connoissance et la leur faire aussi acquérir. Ne nous inquiétons donc pas de ce que nous n’avons pas la connoissance de la vérité comme l’ont les chérubins ; mais travaillons par notre renouvellement en J. Ch., par la lecture continuelle de l'Ecriture, par la lecture de 100 et 150 fois du traité du Grand Sr de Pasqually (4), par la coppie [sic] de 20 et 30 fois de son susdit [page 81] traité, par des contritions la nuit et le jour, par de continuelles larmes, par la pratique de nos devoirs spirituels que la Sainte Eglise nous recommande en suivant les enseignements que ses prédications nous donnent et en assistant à tout ce qu'elle nous recommande, en doublant, triblant et quatriblant nos réclamations, par les exercices de piété, par notre sortie du monde, sans pour cela nous séparer du corps du monde, par les vertus, par la patience, par l'espérance, par la persévérance, par l'humilité, par les jeûnes, par des mortifications et par tout ce qui nous fait renouveller en J.Ch., pour, par cela, devenir Chérébins et acquérir leurs connoissances, savoir et intelligence : car de vouloir connoître ce qu'ils connoissent avant d'être devenus ce qu'ils sont, c'est comme si les enfants vouloient connoître ce que les hommes faits connoissent avant d'être devenus hommes faits. Revenons donc sur nos pas, en abandonnant le désir de savoir et de tout voir, pour rémarcher par la purification, qui très certainement nous amenera à tout voir et a tout savoir : à défaut de quoy, nous déplaisons à Dieu qui veut que nous nous donnions tout entiers à luy et par cette conduite nous deviendrons utille à nous mêmes, à l'ord. des Co.. et à nos ff. »

En vérité, en lisant ce factum, on a peine à comprendre comment cette doctrine, qui entraîne après elle son austère cortège de dépouillement, de jeûnes, de mortifications, et qui est exposée sous une forme si peu attrayante, a pu faire de nombreux adeptes et devenir pour la Maçonnerie un moyen puissant de déchristianisation. C'est que Martinez de Pasqualiz a eu la bonne fortune de trouver, parmi les officiers de la garnison de Bordeaux et d'enrégimenter dans les rangs de ses adeptes enthousiastes, un jeune homme à l'âme méditative et éprise d'idéal, à l'esprit fin et délicat, au langage séduisant. L.C. de Saint-Martin va [page 82] devenir le porte-parole et le vulgarisateur de la secte ; il va revêtir d'une forme charmante et d'un style français les théories sévères du vieux maître ; il est le vrai père du mysticisme moderne et impose son nom à l'école. Il conquiert promptement une immense popularité ; il vit dans la familiarité de grands personnages, la duchesse de Bouillon [sic pour Bourbon], la maréchale de Noailles, le duc de Richelieu, le prince de Galitzin, lord Hereford, le cardinal de Bernis, etc. Il parcourt le Midi et sème partout ses loges. À Toulouse, il fait un long séjour et est sur le point de s'y fixer. Mme du Bourg le voit et s'enthousiasme pour le Philosophe Inconnu (5). Dès qu'il rentre à Paris, Mme la marquise de Livry, sur les conseils de son amie de Toulouse, va chez lui et partage l'engouement général :

« Je vous suis bien obligée, écrit-elle le 28 octobre 1782, de m'avoir mandé ce que vous saviez de M. de St-Martin, il a passé ici 24 heures chez une dame de ma connoissance ; il m'a paru tel que vous me le dépeignez. On dit que c'est luy qui a fait le livre des Erreurs et de la Vérité ; on soupçonne même qu'il est l'auteur de celuy des Rapports de l'homme avec Dieu. Tout cela est bien au-dessus de ma portée.

Saint-Martin soutient brillamment et vaillamment la lutte contre le matérialisme contemporain. Joseph de Maistre, à qui il a beaucoup emprunté, rend hommage à son talent et à son caractère. Grâce à lui, le mysticisme se propage ; il recrute ses adhérents parmi les hommes dont l'âme est éprise d'idéal et s'éloigne écœurée des grossièretés matérialistes des Condillac, des négations haineuses des Voltaire. Beaucoup de jeunes se réfugient sous ce drapeau, qui se lève en face de l'athéisme envahissant. Ils voient une façade faite [page 83] de vertus, de dépouillements, de haute spiritualité : ils ne sont pas assez théologiens pour découvrir à l'arrière-plan les conséquences de ce mysticisme sans frein, aussi indépendant à l'égard du dogme qu'à celui de la philosophie et aboutissant au gnosticisme, l'ennemi sans cesse renaissant du christianisme.

La nouvelle doctrine, avec son exaltation de sentiments, ses pratiques pieuses, son mysticisme, oriental, fait de nombreux prosélytes à Malte, parmi ces jeunes chevaliers, à la fois militaires et religieux, que le soleil du Midi, l'ambiance locale et les vieilles traditions de leur ordre y prédisposent. Le chevalier Joseph du Bourg, avec son âme ardente, naturellement pieuse, éprise de mystérieux, est un de ses plus fervents adeptes et de ses plus zélés propagateurs. Il exerce sur ses camarades une influence incontestée qui se double de cordiale affection. Nous trouvons un intéressant aperçu des sentiments qu'inspire le martinisme à ses membres, ainsi que de la vie que mènent ces derniers et qui tranche d'une manière peu banale sur le scepticisme contemporain, dans la lettre qu'écrit, le 1er juillet 1789, de Tours, où il tient garnison, comme capitaine au Régiment d'Anjou, le jeune chevalier Paul de Chefdebien, à son ami, le chevalier du Bourg :

« ... Cependant j'ai acheté une forte belle Bible, j'en lis tous les jours, et même quelquefois avec plaisir ; et probablement je me livrerois sérieusement à cette étude si intéressante, si j'étois dans une position stable ; mais mon imagination est très mobile, un rien la fait courir les champs. N'est-ce donc pas assez de l'incertitude de notre durée dans ce bas monde, sans y joindre encore de vaines sollicitudes sur la manière d'y exister ? Il est une chose bien assurée, c'est que notre manière d'être actuelle doit s'arrêter à un point : l'espace qui nous en sépare est inconnu, la longueur [page 84] de la ligne est le secret du Créateur ; mais le point qui la termine est très visible. Entre deux points donnés, on peut tirer un nombre indéfini de lignes, de toute dimension, de toute sorte de direction, de toutes les couleurs ; on peut les décrire au pas comme à la course ; mais toutes doivent aboutir au même point final ; chaque jour, chaque événement, nous y poussent, nous y entraînent. Heureux donc, cent fois heureux, celui qui peut suivre la ligne droite. L'enfant de la nature y arriveroit ainsi ; mais l'homme social, esclave des conventions, dupe des prestiges, et jouet de la fortune, jetté dans un tortueux labyrinte, s'égare dans de nombreux détours dont la mort seule le dégage. Ainsi la Providence bienfaisante, profitant des instans de quiétude, nous présente le miroir de la vérité ; mais cet aspect nous fâche, nous contrarie, — et cela doit être. Car, si je dois mourir, si mon existence ultérieure doit être déterminée par celle qui l'a précédée et qui n'en étoit, pour ainsi dire, qu'une préparation, n'est-ce pas un orgueil insensé de vouloir exister et être au gré de ses passions, de ses fantaisies, de ses caprices ? n'est-ce pas une folie de vouloir rendre stable ce qui est précaire et incertain ? Je vis aujourd'hui, je ne vivrai peut-être pas demain. La vie, phisiquement considérée, ne mérite pas mon attachement. Si donc je vis méchant et vicieux, comme il répugne à la raison que le vice soit éternel ; ma manière d'être, étant vicieux, est donc précaire et bornée à mon existence phisique ; mais il est saint, il est raisonnable de penser que la vertu est éternelle. Si donc je vis vertueux ; que je meure ou que je vive ? qu'importe, ma vertu doit toujours durer.

J'ai trouvé ici le Père Izabeau, prêtre de l'Oratoire, élève de St-Martin et grand ami de De Paul : il a de l'esprit, de la facilité, beaucoup de connaissances superficielles ; mais, avec tout cela, sa conversation, ses idées ne m'ont pas convenu, et je le vois peu.

Je suis donc réduit à moi et je serois sans doute à plaindre si, par bonheur, ma volumineuse Bible ne me rappelloit pas tous les jours mon cher Chr du Bourg, sa respectable famille, ses intéressans amis, ses conseils, ses conversations [page 85] et les très chers frères d'Avignon. Je suis aussi coupable à leur égard qu'au vôtre : je ne leur ai point écrit. Je me sais mauvais gré de cette négligence ; si je m'y étois refusé par réflexion, ce seroit une mauvaise action, puisque ce seroit m'éloigner du bien. Or nous sommes convenus qu'il n'étoit pas d'intermédiaire entre le bien et le mal. Mais je peux m'assurer à moi-même que c'est purement négligence : c'est seulement un moindre mal. Je me traite avec indulgence et je ne mets pas dans la balance tout ce que je devois à votre amitié, à la manière dont j'avois été accueilli, et sans doute bien gratuitement, par tout ce qui vous est lié par la parenté ou par l'amitié. Cette considération augmente mes torts à un point qu'ils seroient impardonnables auprès d'un ami moins généreux que vous. Pardon mille fois, mon cher Chevalier ; sans rancune, priez pour moi et écrivez-moi : c'est une bonne action que je vous propose ; c'est un acte de bienfaisance.

Respects, hommages, amitiés sans fin à votre bien intéressante famille et à tous vos amis ; qu'ils m'accordent part à leur bon souvenir et à leur prière.

Chr PAUL DE CHEFDEBIEN.
Capne au Rt d'Anjou.

Malgré sa longueur, cette lettre m'a paru intéressante à reproduire : car elle nous explique comment le martinisme a pu séduire un grand nombre de très honnêtes gens et déguiser, à leurs yeux, sous les dehors d'une pitié ardente et d'une méritoire austérité, son danger doctrinal et comment il a été ainsi pour la maçonnerie un puissant et précieux auxiliaire.

bouton jaune Source Gallica - BnF : Chapitre III – Le chanoine Dubourg et la Franc-maçonnerie