I. Notes sur le Martinisme et le Martinésisme. (pages 319-329)
On ne connaissait jusqu'ici, comme on le verra plus loin, que quelques pages du Traité de la Réintégration des Êtres (1) . C'est grâce à M. René Philipon que nous devons de pouvoir, désormais le lire dans son entier et déterminer, par suite d'une manière complète et précise, la doctrine, dans sa partie théorique du moins, du célèbre illuminé, Martines de Pasqually.
Le Traité de la Réintégration des Êtres est - peut-être à dessein – un ouvrage assez mal composé. Il est écrit sans ordre et il contient des répétitions nombreuses et des digressions. La langue est assez claire cependant, - quoique l'auteur emploie un certain nombre de mots dans un sens qui n'est propre qu'à lui.
Le Dieu de Pasqually n'est pas absolu, infini, et il est contradictoire. Il dénie, en effet, à Dieu le pouvoir de connaître les pensées de ses créatures avant que celles-ci ne les aient conçues. Sa prescience n'est donc pas absolue.
D'autre part, il dira, dans la même phrase :
« Il ne peut y avoir du vide auprès du Créateur, ni dans son immensité; cette immensité n'ayant pas de bornes, tous les esprits y trouvent facilement leur place dès qu'ils sont émanés du sein du Créateur; et aussi cette immensité s'étend à mesure que le Créateur émane des esprits de son sein (2). » [page 320]
D'un côté, l'immensité de Dieu n'a pas de bornes, de l'autre elle s'étend : la contradiction est évidente. Pour Pasqually, .il n'y a pas trois hypostases, c'est-à-dire trois personnes distinctes en Dieu :
« Ces trois personnes, écrit-il, ne sont en Dieu que relativement à leurs actions divines, et on ne peut les concevoir autrement sans dégrader la Divinité, qui est indivisible et qui ne peut être susceptible, en aucune façon, d'avoir en elle différentes personnalités distinctes les unes des autres. S'il était possible d'admettre dans le Créateur des personnes distinctes, il faudrait alors en admettre quatre au lieu de trois, relativement à la quatriple essence divine qui doit vous être connue, savoir : l'esprit divin 10, l'esprit majeur 7, l'esprit inférieur 3 et l'esprit mineur 4. C'est là que nous concevons l'impossibilité qu'il y a que le Créateur soit divisé en trois natures personnelles. Que ceux qui veulent diviser le Créateur en son essence observent au moins de le diviser dans le contenu de son immensité (3). »
Plus loin, il dira, en parlant du Christ et de l'Esprit-Saint :
« Ils ne sont compris ni l'un ni l'autre dans aucune espèce d'émanation ni d'émancipation. Leurs actions et leurs opérations ont été et seront toujours purement spirituelles, divines, sans aucun assujettissement au temps ni au temporel (4). »
Mais ailleurs il écrit que le nombre 8 (5) symbolise « l'esprit doublement fort appartenant au Christ (6) », tandis que dans tout le cours de l'ouvrage le nombre 10 symbolise la Divinité. Si le mot Christ désigne ici une des trois personnes divines, il est clair qu'il y a contradiction.
Martines associe, d'une manière assez heureuse, les deux doctrines de l'émanation et de la création. Il fait dire à Noé, parlant aux habitants de l'arche, avant de les congédier : [page 321]
« Les eaux qui se sont élevées jusqu'aux portes du firmament, et qui ont dérobé toute la nature à vos yeux, vous représentent le néant où était la nature universelle avant que le Créateur eût conçu, dans son imagination, d'opérer la création (7) tant spirituelle que temporelle.
« Il nous fait voir clairement que tout être temporel provient immédiatement de l'ordre de sa pensée et de sa volonté, et que tout être spirituel divin vient directement de son émanation éternelle. La création n'appartient qu'à la matière apparente, qui, n'étant provenue de rien, si ce n'est de l'imagination divine, doit rentrer dans le néant ; mais l'émanation appartient aux êtres spirituels qui sont réels et impérissables. Tous les esprits, soit majeurs, soit mineurs, existeront éternellement dans une personnalité de distinction, dans le cercle (8) de la Divinité. L'Éternel est appelé Créateur, non seulement pour avoir créé (9) mais aussi parce qu'il ne cesse et ne cessera jamais de créer des vertus et des puissances d'actions spirituelles en faveur des élus.
« Ces êtres spirituels sont certainement innés dans la divinité, comme le séminal de la reproduction des formes est inné dans le corps général et particulier de l'univers (10) »
Ces êtres spirituels que Dieu émana, « avant le temps, pour sa propre gloire, dans son immensité divine (11) », existaient-ils ou n'existaient-ils pas, avant leur émanation ?
« Ils existaient, répond Martines, dans le sein de la Divinité, mais sans distinction d'action, de pensée et d'entendement particulier, ils ne pouvaient agir ni sentir que par la seule volonté de l'être supérieur qui les contenait et dans lequel tout était mû ; ce qui, véritablement [page 322] ne peut pas se dire exister ; cependant cette existence en Dieu est d'une nécessité absolue ; c'est elle qui constitue l'immensité de la puissance divine. Dieu ne serait pas le père et le maître de toutes choses s'il n'avait innée en lui une source inépuisable d'êtres qu'il émane par sa pure volonté et quand il lui plaît (12) »
« Les premiers esprits émanés du sein de la Divinité étaient distingués entre eux par leurs vertus, leurs puissances et leurs noms (13) ».
Ils formaient quatre classes.
« Les noms de ces quatre classes d'esprits étaient plus forts que ceux que nous donnons vulgairement aux Chérubins, Séraphins, Archanges et Anges, qui n'ont été émancipés que depuis. De plus, ces quatre premiers principes d'êtres spirituels avaient en eux, comme nous l'avons dit, une partie de la domination divine : une puissance supérieure, majeure, inférieure et mineure, par laquelle ils connaissaient tout ce qui pouvait exister, ou être renfermé dans les êtres spirituels qui n'étaient pas encore sortis du sein de la Divinité (14) »
Ces esprits ne restèrent pas dans leur état de pureté divine. Ils prévariquèrent.
« Leur crime fut, premièrement, d'avoir voulu condamner l'éternité divine dans ses opérations de création ; secondement, d'avoir voulu borner la toute-Puissance divine dans ces mêmes opérations; troisièmement, d'avoir porté leur pensée spirituelle jusqu'à vouloir être Créateurs des causes troisièmes et quatrièmes, qu'ils savaient être innées dans la toute-puissance du Créateur, que nous appelons quatriple essence divine (15) »
Comme ils n'étaient que des agents secondaires, Dieu étant le premier
« ils ne devaient être jaloux que de leur puissance, vertu et opérations secondes (16) »
C'est pour les punir que
« le Créateur fit force de loi sur son immutabilité en créant cet univers physique, en [page 323] apparence de forme matérielle, pour être le lieu fixe où ces esprits pervers avaient à agir, à exercer en privation toute leur malice (17) »
« L'homme ne fut émané qu'après que cet univers fut formé par la Toute-puissance divine pour être l'asile des premiers esprits pervers et la borne de leurs opérations mauvaises, qui ne prévaudront jamais contre les lois d'ordre que le Créateur a données à sa création universelle. Il avait les mêmes vertus et puissances que les premiers esprits; et quoiqu'il ne fût émané qu'après eux, il devint leur supérieur et leur aîné par son état de gloire et la force du commandement qu'il reçut du Créateur. Il connaissait parfaitement la nécessité de la création universelle ; il connaissait de plus l'utilité et la sainteté de sa propre émanation spirituelle, ainsi que la forme glorieuse dont il était revêtu pour agir dans toutes ses volontés sur les formes corporelles et passives. C'était dans cet état qu'il devait manifester toute sa puissance pour la plus grande gloire du Créateur en face de la création universelle, générale et particulière (18)... »
« Adam, dans son premier état de gloire, était le véritable émule du Créateur. Comme pur esprit, il lisait à découvert les pensées et les opérations divines (19) »
Mais il se laissa tenter par un des principaux esprits pervers. Il
« répéta ce que les premiers esprits pervers avaient conçu d'opérer pour devenir créateurs au préjudice des lois que l'Éternel leur avait prescrites pour leur servir de bornes dans leurs opérations spirituelles divines (20). »
Sa prévarication ne vint pas, quoiqu'elle partit de sa propre volonté,
« immédiatement de sa pensée, cette [page 324] pensée lui ayant été suggérée par les esprits prévaricateurs (21). »
« Adam, rempli d'orgueil, traça six circonférences en similitude de celles du Créateur, c'est-à-dire qu'il opéra les six actes de pensées spirituelles qu'il avait en son pouvoir pour coopérer à sa volonté de création. Il exécuta physiquement et en présence de l'esprit séducteur sa criminelle opération. Il s'était attendu à avoir le même succès que le Créateur éternel, mais il fut extrêmement surpris ainsi que le démon, lorsqu'au lieu d'une forme glorieuse, il ne retira de son opération qu'une forme ténébreuse et tout opposée à la sienne. Il ne créa en effet qu'une forme de matière, au lieu d'en créer une pure et glorieuse telle qu'il était en son pouvoir. Que devint donc Adam après son opération ? Il réfléchit sur le fruit inique qui en était résulté, et il vit qu'il avait opéré la création de sa propre prison, qui le resserrait plus étroitement, lui et sa postérité, dans des bornes ténébreuses et dans la privation spirituelle divine jusqu'à la fin des siècles. Cette privation n'était autre chose que le changement de forme glorieuse en forme matérielle et passive. La forme corporelle qu'Adam créa n'était point réellement la sienne, mais c'en était une semblable à celle qu'il devait prendre après sa prévarication (22). »
En effet,
« à peine eut-il accompli sa volonté criminelle que le Créateur, par sa Toute-puissance, transmua aussitôt la forme glorieuse du premier homme en une forme de matière passive semblable à. celle qui était provenue de son opération criminelle. Le Créateur transmua cette forme glorieuse en précipitant l'homme dans les abîmes de la terre d'où il avait sorti le fruit de sa prévarication, L'homme vint ensuite habiter sur la terre comme le reste des animaux ; au lieu qu'avant son crime il régnait sur cette même terre comme Homme-Dieu, et sans être confondu avec elle ni avec ses habitants (23). [page 325]
Ici se posent fatalement à l'esprit ces questions :
Les premiers esprits péchèrent-ils par orgueil, comme l'affirme Pasqually, ou bien par ignorance ? Mais alors, pourquoi Dieu ne les créa-t-il pas sans orgueil et omniscients, autrement dit, parfaits ? Le pouvait-il d'ailleurs ? Si oui, Dieu est coupable ;; si non, il ne saurait être rendu responsable de l'imperfection de ses créatures. Mais alors, se demandera-t-on, pourquoi Dieu les a-t-il émanées ou créées, sachant qu'elles feraient, étant imparfaites, fatalement le mal ? Strada a essayé de résoudre ces terribles questions dans sa Religion de la science et de l'Esprit pur. Nous regrettons de ne pouvoir le suivre sur ce terrain : de telles questions exigent une longue étude.
Quant à Martines, il se tire de la difficulté par des mots :
« Le mal, dit-il, est enfanté par l'esprit et non créé ; la création appartient au Créateur et non à la créature ; les pensées mauvaises sont enfantées par l'esprit mauvais, comme les pensées bonnes sont enfantées par l'esprit bon ; c'est à l'homme à rejeter les unes et à recevoir les autres, selon son libre arbitre qui lui donne droit de prétendre aux récompenses de ses bonnes œuvres, mais qui peut aussi le faire rester pour un temps infini (24) dans la privation de son droit spirituel (25). »
Ailleurs, il déniera au Créateur le pouvoir (il n'est donc pas tout-puissant ?) d'opérer sur les causes secondes, c'est-à-dire sur les esprits, et de prévoir, - ainsi que nous l'avons vu, - leur pensée avant qu'elle ne soit conçue. Le passage est curieux ; il mérite d'être cité :
« Je défie, dit-il, ce Dieu tout-puissant de lire dans aucune pensée qui n'aura pas été conçue. Si cette chose était en Son pouvoir, Il serait véritablement injuste de ne pas arrêter les funestes événements qu'Il saurait pour lors devoir survenir à la créature. Et alors ce serait Lui seul qui serait coupable. Mais comme Il a établi sur des [page 326] lois immuables tout ce qui subsiste dans l'univers, et qu'Il a laissé une pleine liberté à Sa créature, Il n'a pas en Lui-même Sa prescience et Il ne prend aucune part aux causes secondes dans cet univers. Quiconque donne le nom de devin au Créateur ou à Sa créature, insulte l'un et l'autre, pèche contre l'esprit, et sera horriblement puni (26) »
Ainsi Pasqually rapetisse Dieu ; il le fait fini pour le laver de tout mal.
Je n'abandonne pas la question de la chute, sans citer d'autres passages de son livre, indiquant d'autres conséquences de la désobéissance de l'esprit pervers et de l'homme :
« Il faut que tu saches, Israël - c'est Moïse que Pasqually fait parler - que le changement qu'opéra la prévarication des esprits pervers fut si fort que le Créateur fit force de loi, non seulement contre ces prévaricateurs, mais même dans les différentes classes spirituelles de l'immensité divine. Tu dois le concevoir par la vie de confusion que tu mènes ici-bas, par la création du temps, et par les différentes actions qui s'opèrent dans le surcéleste, le céleste et le terrestre, où tout t'enseigne le changement universel produit par cette prévarication ; mais, cependant, comme cette prévarication arriva avant que les mineurs (27) fussent émanés, ils ne purent en recevoir aucune souillure ni aucune communication ; aussi n'arriva-t-il pour lors aucun changement dans leur classe, et c'est pour cette raison qu'ils furent les dépositaires de la grande puissance de la Divinité (28). »
D'autre part,
« la prévarication (d'Adam) étant infiniment plus grande que celle des démons, ces mêmes esprits (29) habitants de l'immensité, ressentirent alors une attraction encore plus forte que la première fois, et cette maudite opération de l'homme opéra sur eux un [page 327] nouveau changement dans leurs lois d'action et d'opération, c'est-à-dire qu'à l'instant du crime d'Adam, le Créateur fit force de loi sur les êtres spirituels de Son immensité, et leurs lois d'action et d'opération ne furent plus les mêmes qu'elles étaient, non seulement avant la prévarication des premiers esprits, mais lors de l'émancipation du premier homme (30). »
D'après ces deux derniers textes, Dieu serait injuste. En effet, il punit, par deux fois, les esprits qui n'avaient commis aucun crime. Décidément, le Dieu de Pasqually n'est pas parfait. Ainsi la chute est universelle. Tous les êtres sont tombés. Se relèveront-ils, se réconcilieront-ils avec le Créateur ? Seront-ils réintégrés dans leurs prérogatives et droits primitifs ?
Cette réintégration est possible, affirme Pasqually, et elle sera universelle, semble-t-il.
« Les esprits qui actionnent et opèrent dans le surcéleste, le céleste et le terrestre, étant destinés à accomplir la manifestation temporelle de la justice et de la gloire du Créateur, ont des puissances et des opérations spirituelles temporelles bornées par leur assujettissement, au temps. Lorsque le temps sera passé, ces esprits ne passeront point ; ils changeront seulement d'actions et d'opérations, c'est-à-dire qu'ils seront réunis à leur premier principe d'opérations purement spirituelles divines, comme les esprits qui habitent actuellement l'immensité divine (31). »
Pour être réintégré, l'homme doit atteindre l'état de Christ. Pasqually, si l'on en croit M. Franck, disait à l'abbé Fournié :
« Chacun de nous, en marchant sur ses traces, peut s'élever au degré où est parvenu Jésus-Christ. C'est pour avoir fait la volonté de Dieu que Jésus-Christ, revêtu de la nature humaine, est devenu le Fils de Dieu lui-même. En imitant son exemple ou en conformant notre volonté à la volonté divine, nous entrerons comme lui dans [page 328] l'union (32) éternelle de Dieu. Nous nous viderons de l'esprit de Satan pour nous pénétrer de l'esprit divin ; nous deviendrons un comme Dieu est un, et nous serons consommés en l'unité éternelle de Dieu le Père, de Dieu le Fils et de Dieu le Saint-Esprit, conséquemment consommés dans la jouissance des délices éternelles et divines (33). »
C'est donc en conformant notre volonté à la volonté divine, en marchant sur les traces du Christ et aussi des autres élus, tels que Abel, Enoch, Noé, Melchisédech, Abraham, Moïse, que nous serons réintégrés. Ces élus ont, par leur sacrifice, réconcilié l'homme avec Dieu. Pour opérer la réintégration, Dieu se sert aussi des majeurs. Ils doivent « instruire les hommes de sa volonté ». Il se sert encore « des inférieurs qui actionnent, dans toute l'étendue de la création universelle, soit sur le corps terrestre, soit sur l'aquatique et le fougueux ou l'axe central (34). »
L'homme lui-même est un des principaux agents de la réintégration universelle. Il doit, pour cela, chercher à entrer en relation avec les esprits supérieurs.
Les moyens d'établir ces communications constituent la partie pratique ou cérémonielle de la doctrine de Martines. Cette partie est bien moins développée, dans son Traité, que la partie théorique. Elle est d'ailleurs incomplète et souvent obscure. Néanmoins, on peut trouver d'utiles indications, dans les descriptions et commentaires que fait Pasqually, des sacrifices d'Abel, d'Abraham, des fils de Noé, du tabernacle de Moïse, etc. On consultera aussi, avec fruit, sur ce point, l'ouvrage déjà cité de M. Papus. Il contient un certain nombre de [page 329] lettres de Pasqually à Willermoz, se rapportant aux pratiques magiques, plus les catéchismes et rituels des Élus Coëns. Pasqually n'ignorait pas les théories astrologiques et alchimiques : il y est fait souvent allusion dans son traité. L'ouvrage de Pasqually est précédé, en guise de préface, d'une notice de l'éditeur, que je crois devoir reproduire en entier, et que voici :