III. Commentaire de Jacques Brieu (pages 333-342).

On voit que l'auteur de cette préface, M. René Philipon, nie que Saint-Martin soit le successeur de Martines de Pasqually et qu'il ait fondé un Ordre du Martinisme. Si les assertions de M. Philipon sont vraies, l’Ordre actuel dit Martiniste aurait usurpé un titre qui ne lui appartiendrait pas.
1899 Encausse Martinesisme WillermosismeM. Papus (Dr Gérard Encausse), président du Suprême Conseil de l'Ordre Martiniste, vient de publier une brochure, intitulée : Martinésisme, Willermosisme, Martinisme et Franc-maçonnerie (1), où il répond aux attaques dont l'Ordre Martiniste a été l'objet de divers côtés, notamment à celles de M. Philipon.

Nous nous bornerons à opposer aux dires de ce dernier ceux de M. Papus.
Nous n'avons pas en main les [page 334] éléments nécessaires pour prendre part à ces débats et pour trancher définitivement le différend. On le pourra sans doute lorsque M. Papus aura publié les volumes qu'il annonce sur Saint-Martin et sur Willermoz et M. Philipon les pièces dont parle à la fin de sa préface: En attendant, voyons ce que dit M. Papus d'abord sur Martines de Pasqually, puis sur Saint-Martin et enfin sur l'Ordre Martiniste.

Pasqually, assure M. Papus, est un

« initié de Swedenborg, un de ceux auxquels l'Invisible prêta particulièrement son assistance incessante », « un homme doué de grandes facultés de réalisation sur tous les plans ». Pasqually reçut l'initiation du Maître à Londres et il fut chargé de la répandre en France.

« C'est grâce aux lettres mêmes de Martines » que M. Papus a « pu fixer l'orthographe exacte de son nom, estropié jusque-là par les critiques (2) ; c'est encore grâce aux archives » qu'il possède, « grâce à l'appui incessant de l'invisible », qu'il pourra « montrer que Martines n'a jamais eu l'idée de ramener la franc-maçonnerie à des « principes essentiels » qu'il a toujours méprisés, en bon illuminé qu'il était. Martines a passé la moitié de sa vie à combattre les néfastes effets de la propagande sans foi de ces pédants des loges, de ces pseudo vénérables qui, abandonnant la voie à eux fixée par les Supérieur inconnus, ont voulu se faire pôles dans l'Univers et remplacer l'action du Christ par la leur et les conseils de l'Invisible, par les résultats des scrutins émanés de la multitude (3). »

Martines considère « la Franc-maçonnerie comme une école d'instruction élémentaire et inférieure. » Il fait dire à son « Maître Coën » « J'ai été reçu maître Coën en passant du triangle aux cercles. Ce qui veut [page 335] dire, en traduisant les symboles : « J'ai été reçu maître illuminé en passant de la Franc-maçonnerie à la pratique de l'Illuminisme. »

« Le Martinésisme recruta ses disciples, soit par action directe, comme ce fut le cas pour Claude de Saint-Martin, soit, bien plus généralement, parmi les hommes déjà titulaires de hauts grades maçonniques. » Martines les « sélectait avec le plus grand soin ». Il « ne conférait les grades qu'à une réelle aristocratie de l'intelligence. Enfin il admettait à l'initiation les femmes au même titre que les hommes et sous les mêmes garanties. »

Martines donna aux grades martinésistes les noms des grades du rite Swedenborgien, ainsi que permet de le constater sa lettre du 16 juin 1760. On peut d'ailleurs, à ce sujet, voir ce que dit Ragon dans son Orthodoxie maçonnique (p. 149) et Reghellini (4),  cité par ce dernier dans ce même ouvrage (p. 257). « II serait donc juste de dire Swedenborgisme adapté au lieu de Martinésisme. »

Passons à Saint-Martin.

M. Philipon appuie ses dires sur M. Matter. Or, voici ce que dit M. Papus, sur ce dernier : « Sa correspondance d'initié (il s'agit de celle de Saint-Martin), adressée à son collègue Willermoz, montre quelles erreurs de fait ont commises les critiques et, en particulier, M. Matter. II est vrai qu'on ne pouvait pas tirer mieux des documents actuellement connus, surtout quand on ne possède aucune lumière sur les clefs que donne l'Illuminisme à ce sujet. »

Saint-Martin s'était-il séparé de Pasqually autant que semble le dire M. Philipon ? Ce passage, emprunté à une lettre adressée à Kirchberger (5)  et publiée par [page 336] M. Papus dans sa brochure, tendrait à indiquer le contraire :

« Il résulte de tout ceci que c'est un excellent mariage à faire que celui de notre première école (celle de Pasqually) et de notre ami B... (Boehme). C'est à quoi je travaille ; et je vous avoue franchement que je trouve les deux époux si bien partagés l'un et l'autre que je ne trouve rien de plus accompli : ainsi prenons-en ce que nous pourrons, je vous aiderai de tout mon pouvoir. »

Relativement à l'attitude de Saint-Martin envers la Franc-maçonnerie, M. Papus écrit :1862 SM correspondance

« Certains maçons, pour lesquels un ruban tient lieu d'érudition, se sont figuré que Claude de Saint-Martin professait pour son maître et pour son œuvre le même détachement que pour les loges inférieures. C'est là .une erreur dérivée de la confusion, de l'Illuminisme avec la Maçonnerie. Pour montrer à quelles naïves erreurs peuvent en arriver ceux qui portent des jugements sans documents sérieux, nous allons faire un extrait de la correspondance inédite de Saint-Martin relatif à cette question :

« Je prie (notre f.) de présenter et de faire admettre ma démission de ma place dans l'ordre intérieur, et de vouloir bien me faire rayer de tous les registres et listes maçonniques où j'ai pu être inscrit depuis 1785 ; mes occupations ne me permettant pas de suivre désormais cette carrière, je ne le fatiguerai pas par un plus ample détail des rasons qui me déterminent. Il sait bien qu'en ôtant mon nom de dessus les registres il ne se fera aucun tort, puisque je ne lui suis bon à rien ; il sait d'ailleurs que mon esprit n'y a jamais été inscrit ; or ce n'est pas être liés que de ne l'être qu'en figure. Nous le serons toujours, je l'espère, comme cohens, nous le serons même par l'initiation (6)... »

Cet extrait est instructif à plusieurs égards. [page 337]

« Tout d'abord il nous montre que Saint-Martin ne fut inscrit sur un registre maçonnique qu'à dater de 1785 (7), et que c'est seulement en 1790 qu'il se sépara de son milieu.
« Ainsi que tous les Illuminés français, il avait refusé de prendre part à la réunion organisée par les Philalèthes et qui ouvrit le 15 février 1785. Non seulement les Illuminés français, mais encore Mesmer, délégué d'un centre d'Illuminisme allemand, et tous les membres du Rite Écossais Philosophique refusèrent de prendre part à cette réunion, où Cagliostro fut mis en demeure de prouver ses affirmations. »

Contrairement à ce que M. Philipon laisse entendre, Saint-Martin se serait occupé activement, à ce qu'assure M. Papus, « d'hermétisme pratique et un peu d'alchimie. Il avait à Lyon un laboratoire organisé à cet effet. »
On a vu aussi que M. Philipon nie que Saint-Martin ait fondé un ordre. Ce n'est pas l'avis de M. Papus ni celui de Ragon :1853 Ragon

« Ayant à porter son action au loin, écrit M. Papus, Claude de Saint-Martin était obligé de faire certaines réformes dans le Martinésisme. Aussi les auteurs classiques de la Franc-maçonnerie ont-ils donné le nom du grand réalisateur à son adaptation et désignent-ils sous le nom de Martinisme le mouvement issu de Claude de Saint-Martin. Il est bien amusant de voir certains critiques, que nous nous abstiendrons de qualifier, s'efforcer de faire croire que Saint-Martin ne fonda jamais aucun ordre. Il faut vraiment croire les lecteurs bien mal informés pour oser soutenir naïvement une telle absurdité. C'est l'ordre de Saint-Martin qui, ayant pénétré en Russie sous le règne de la Grande Catherine, obtint un tel succès qu'une pièce fut jouée à la cour, entièrement consacrée au Martinisme qu'on cherchait à ridiculiser. C'est à l'ordre de Saint-Martin que se rattachent les initiations individuelles rapportées dans les mémoires de la baronne d'Oberkierch ; enfin [page 338] l'auteur classique de la Franc-maçonnerie, le positiviste Ragon, qui n'est cependant pas tendre pour les rites d'Illuminés, décrit, pages 167 et 168 de son Orthodoxie maçonnique les changements opérés par Saint-Martin pour constituer le Martinisme (8). »

Je crois intéressant - quoique ne se rapportant pas expressément au sujet de la discussion - de donner, d'après M. Papus, l'origine de ce pseudonyme : le Philosophe Inconnu, dont Saint-Martin aimait à signer ses ouvrages.

« Il résulte formellement des documents actuellement placés sous la garde du Suprême Conseil Martiniste et venant directement de Willermoz que les séances, réservées aux membres pouvant justifier de leur titre d'illuminés, étaient consacrées à la prière collective et aux opérations qui permettaient la communication directe avec l'Invisible. Nous possédons tous les détails concernant le mode de cette communication; mais ils doivent être exclusivement réservés au Comité directeur du Suprême Conseil. Ce que nous devons révéler et ce qui jettera une grande lumière sur beaucoup de points, c'est que les initiés nommaient l'être invisible qui se communiquait le Philosophe Inconnu; que c'est lui qui a donné, en partie, le livre « des Erreurs et de la Vérité », et que Claude de Saint-Martin n'a pris pour lui seul ce pseudonyme que plus tard et par ordre. Nous donnons les preuves de cette affirmation dans notre volume sur Saint-Martin. »

Sur le caractère de l’œuvre de Willermoz, M. Papus et M. René Philipon ne sont pas non plus d'accord. Ce dernier dit que les compromissions de Willermoz hâtèrent la ruine de l'Ordre fondé par Pasqually. Bien différente est l'opinion de M. Papus :

« C'est à tort, dit-il, qu'on a cru que Willermoz avait [page 339] abandonné les idées de ses maîtres ; c'était mal connaître son caractère élevé. Toujours, jusqu'à sa mort, il a voulu établir la Maçonnerie sur des bases solides en lui donnant comme but la pratique de la vertu pour ses membres et de la charité envers les autres ; mais il a toujours tendu à faire des loges et des chapitres un centre de sélection pour les groupes d'Illuminés. La première partie de son œuvre était patente, la seconde occulte ; c'est pourquoi les personnes peu informées peuvent voir Willermoz autrement que sous son véritable caractère.
« Après la tourmente révolutionnaire, après que son frère eut été guillotiné avec tous ses initiés et que lui-même eut échappé par miracle au même sort, c'est encore lui qui restitue en France la Franc-maçonnerie spiritualiste, grâce aux rituels qu'il avait pu sauver du désastre. »
« C'est Willermoz, dit ailleurs encore M. Papus, qui, seul, après la Révolution, continua l’œuvre de son initiateur, en amalgamant le rite des Élus Cohens [sic] avec l'Illuminisme du baron de Hundt pour former le Rite éclectique.
« Certains grades de ce rite étaient purement martinistes, ainsi que nous l'apprend l'organisation instituée à Lyon (9). »

L'Ordre Martiniste ne disparut pas avec Saint-Martin et Willermoz. On trouve trace du Martinisme à Paris en 1818.1899 L Initiation mars p272

L'Initiation de mars publie justement, datées de cette année-là, deux lettres d'un martiniste qui signe Aléthé, adressées au chevalier Arson. Dans la première de ces lettres, ce martiniste met en garde le chevalier Arson contre H. W. (10) et il lui recommande la lecture d'un ouvrage de Saint-Martin : Des Erreurs et de la Vérité (11).  [page 340]

« Le curieux extrait suivant montre, » en outre, « que Balzac avait appris presque sûrement, en séance d'initiation, la filiation réelle de l'Ordre Martiniste.
« La théologie mystique embrassait l'ensemble des révélations divines et l'explication des mystères. Cette branche de l'ancienne théologie est secrètement restée en honneur parmi nous. Jacob Boehm, Swedenborg, Martines Pasqualis, Saint-Martin, Molinos, Mme Guyon, Bourignou et Krüdener, la grande secte des Extatiques, celle des Illuminés, ont, à diverses époques, dignement conservé les doctrines de cette science, dont le but a quelque chose d'effrayant et de gigantesque (12). »

Le Martinisme actuel d'ailleurs se rattache à Saint-Martin par Henri Delaage, petit-fils du ministre Chaptal, initié lui-même par le Philosophe Inconnu (13).

« Quelques mois avant sa mort, écrit M. Papus, Delaage voulut donner à un autre la graine qui lui avait été confiée et dont il ne pensait pouvoir tirer aucun fruit. Pauvre dépôt, constitué par deux lettres et quelques points, résumé de cette doctrine de l'initiation et de la trinité qui avait illuminé tous les ouvrages de Delaage. Mais l'Invisible était là, et c'est lui-même qui se chargea de rattacher les ouvrages à leur réelle origine et de permettre à Delaage de confier sa graine à une terre où elle pourrait se développer.
« Les premières initiations personnelles, sans autre rituel que cette transmission orale des deux lettres et des points, eurent lieu de 1884 à 1885, rue Rochechouart. De là, elles furent transportées rue de Strasbourg, où les premiers groupes virent le jour. La première loge se tint rue Pigalle, où Arthur Arnould fut initié et commença ainsi la voie qui devait l'écarter définitivement du matérialisme. La loge fut ensuite transportée dans un [page 341] appartement de la rue de la Tour d’Auvergne, où les tenues d'initiation furent fréquentes et fructueuses au point de vue intellectuel. Les cahiers virent le jour (1887-1890) ; et c'est alors que Stanislas de Guaita prononça son beau discours initiatique. À partir de ce moment, les progrès sont très rapides.
« Le groupe ésotérique, la librairie du Merveilleux, si bien créée et dirigée par un licencié en droit, membre fondateur de la loge, Lucien Chamuel, virent successivement le jour et, en 1891, le Suprême Conseil de l'Ordre Martiniste était constitué avec un local réservé aux tenues et aux initiations, 29, rue de Trévise, puis rue Bleue, et enfin rue de Savoie. »

Le Martinisme actuel est une adaptation des réalisations de Saint-Martin et de Willermoz.

« De même que Martines avait adapté, dit M. Papus, le Swedenborgisme au milieu dans lequel il devait agir, de même que Saint-Martin et Willermoz avaient aussi créé les adaptations indispensables, de même le Martinisme contemporain a dû s'adapter à son milieu et à son époque, mais en conservant à l'Ordre son caractère traditionnel et son esprit primitif.
« L'adaptation a surtout consisté à unir étroitement l’œuvre de Saint-Martin à celle de Willermoz. Ainsi les initiateurs libres, créent directement d'autres initiateurs, et développant l'Ordre par l'action individuelle, caractérisaient trop l'œuvre de Saint-Martin pour ne pas être intégralement conservés.
« Mais les groupes d'initiés et d'initiateurs régis par un centre unique et constitués hiérarchiquement caractérisaient aussi le Willermosisme et devaient être l'objet d'une attention particulière.
« Voilà pourquoi le Martinisme contemporain constitua, à côté des initiateurs libres, son Suprême Conseil assisté de ses Délégués généraux, de ses Délégués spéciaux, et administrant des loges et des groupes répandus actuellement dans toute l'Europe et dans les deux Amériques. [page 342]
« Ne demandant à ses membres ni cotisations, ni droits d'entrée dans l'Ordre, n'exigeant non plus aucun tribut régulier de ses loges au Suprême Conseil, le Martinisme est resté fidèle à son esprit et à ses origines, en faisant de la pauvreté matérielle sa première règle.
« Par-là, il a pu éviter toutes ces irritantes questions d'argent qui ont causé tant de désastres dans certains rites maçonniques contemporains ; par-là, aussi, il a pu demander à ses membres un travail intellectuel soutenu, créer des écoles, distribuant leurs grades exclusivement à l'examen et ouvrant leurs portes à tous, à condition de justifier d'une richesse intellectuelle ou morale quelconque, et renvoyant ailleurs les oisifs et les pédants qui pensaient arriver à quelque chose avec de l'argent. Le Martinisme ignore les radiations pour non-paiement de cotisations, il ignore le tronc de la veuve, et ses chefs seuls sont appelés à justifier leur titre en participant, suivant leur grade, au développement général de l'Ordre (14). »

JACQUES BRIEU.

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