II. Notice historique sur le martinésisme et le martinisme, (pages 329-333)
« En cette étrange. fin du dix-huitième siècle qui vit William Law en face de Hume, Swedenborg en face de Kant, Saint-Germain, Mesmer et Cagliostro en face de Rousseau, de Diderot et de Voltaire, alors que l'Europe entière se couvrait d'une infinité de sectes et de rites, et que les idées les plus vaines comme les plus sublimes se dressaient une tribune dans les loges maçonniques, apparut en France un homme dont le silencieux labeur fait un curieux contraste aux turbulentes propagandes de la plupart des réformateurs de son temps : Martines de Pasqually. Cet homme, d'un désintéressement et d'une sincérité au-dessus de tout soupçon, s'efforça de ramener aux principes essentiels de la Franc-maçonnerie certaines loges qui s'en étaient très sensiblement écartées à cette époque, par suite d'une série d'événements qu'il est inutile de rapporter ici.
« La tâche de Martines était difficile : parcourant successivement, de 1760 à 1772, les principales villes de France, il sélecta au sein des ateliers maçonniques ce qu'il jugea pouvoir servir à constituer un noyau, un centre pour ses opérations ultérieures. Délivrant au nom de son Tribunal Souverain, établi à Paris dès 1767, des patentes constitutives aux loges clandestines de province, il n'hésita pas à recruter aussi au dehors les hommes qui lui parurent dignes du ministère qu'ils auraient à exercer.
« C'est ainsi que se forma ce que M. Matter appelle avec justesse le Martinésisme, et qui, sous le nom de Rite des Élus Coëns, n'est autre chose qu'une branche très orthodoxe de la [page 330] Franc-maçonnerie, greffée sur l'ancien tronc et basée sur un ensemble d'enseignements traditionnels très précis, transmis suivant exactement la puissance réceptive acquise par ses membres au moyen d'un travail entièrement personnel. La théorie et la pratique se tenaient étroitement.
« Malheureusement Martines se laissa entraîner par son zèle à négliger la véritable base de l'institution maçonnique. Tout entier à sa réforme des chapitres R.-C. il méconnut le rôle des loges bleues, et nous allons voir un de ses disciples, le plus célèbre, bien qu'un des plus éloignés de l’œuvre du maître, Louis-Claude de Saint-Martin, aller plus loin dans cette voie, et, dès 1777, refuser de participer non seulement aux tenues des loges martinésistes où l'on ne pratiquait que les grades du porche ou maçonnerie. symbolique, mais aussi, par exemple, aux travaux des loges de Versailles, pour des raisons spécieuses de pneumatologie, et de celles de Paris, parce qu'on y enseignait le magnétisme et l'alchimie.
« En effet, peu d'années après le départ de Martines de Pasqually pour les Antilles (1772), une scission. se produisit dans l'ordre qu'il avait si péniblement formé, certains disciples restant très attachés à tout ce que leur avait enseigné le Maître, tandis que d'autres, entraînés par l'exemple de Saint-Martin, abandonnaient la pratique active pour suivre la voie incomplète et passive du mysticisme. Ce changement de direction dans la vie de Saint-Martin pourrait nous surprendre si nous ne savions pas combien, durant les cinq années qu'il passa à la loge de Bordeaux, le disciple avait eu d'éloignement pour les opérations extérieures du Maître.
« Les résultats de la scission due à l'active propagande de Saint-Martin ne se firent pas attendre. Tout d'abord les loges du sud-ouest cessèrent leurs travaux. La propagande de Saint-Martin échoua bien près des loges de Paris et de Versailles, mais, lorsqu'en 1778 ces loges eurent vu leurs Frères de Lyon se tourner définitivement vers le rite templier de la Stricte Observance, et le Grand-maître Willermoz prendre la succession du Grand-maître provincial Pierre d'Aumont, successeur de Jacques Molay, avec le titre de Grand-maître provincial d'Auvergne, elles songèrent à fusionner avec les loges Philalèthes qui, depuis 1773, travaillaient d'après les données de Martines et de Swedenborg, et dans les chapitres secrets desquels n'était admis aucun officier du Grand Orient. À cette époque, Saint-Martin commençait à être connu, grâce à la [page 331] récente apparition de son premier ouvrage : « Des erreurs et de la vérité ». Beaucoup crurent voir en lui un continuateur de l’œuvre de Martines ; mais ce fut en vain que les loges dont nous venons de parler le prièrent de s'unir à elles pour l'achèvement de l’œuvre commune : au dernier appel qu'elles lui firent, en 1784, lors du convent que provoqua à Paris l'association des Philalèthes, Saint-Martin répondit par une lettre signifiant son refus de participer à leurs travaux. Dès lors, sa grande préoccupation est d'entrer en rapport avec les mystiques d'Italie, d'Angleterre ou de Russie ; il perd bientôt tout intérêt pour le mouvement du rite rectifié de Lyon, et on le voit se livrer à de véritables impatiences quand on lui parle de loges.
« Les événements qui suivirent ne firent qu'engager de plus en plus Saint-Martin dans la voie qu'il avait choisie. En 1788, celui qui devait devenir célèbre sous le nom de théosophe d'Amboise était allé à Strasbourg, et l'opinion la plus répandue est que ce fut à la fréquentation d'une de ses amies, Mme de Boecklin, qu'il dut se tourner définitivement vers le mysticisme. L'exacte vérité fut qu'il y rencontra Rodolphe de Salzmann, qui était, pour ainsi dire, le directeur spirituel de Mme de Boecklin. Ami de Young Stilling, et en correspondance ou en relation avec les grands mystiques allemands de la seconde moitié du dix-huitième siècle, tels qu'Eckartshausen, Lavater, etc., Rodolphe de Salzmann [1749-1821], bien que très ignoré, était un homme des plus remarquables, profondément versé dans la mystique des deux Testaments et dans celle des écrits de Jacob Böhm, dont il avait reçu la clef. Ce fut cette clef qu'il transmit à son tour à Saint-Martin ; et celui-ci crut avoir trouvé ce qu'il n'avait pas obtenu auprès de son ancien maître.
« Certes, l'enseignement de Salzmann contribua beaucoup à doter la France d'un mystique remarquable, mais cet enseignement ne put ouvrir à Saint-Martin la doctrine de l'éminent théurge de Bordeaux. Aussi le voyons-nous, en 1793, à l'âge de cinquante ans, se consoler de poursuivre cette clef active, en pensant à l'avertissement de Martines : que si, à soixante ans, il avait atteint le terme, il ne devait pas se plaindre. Déjà sa pensée revenait en arrière, vers cette école de Bordeaux où s'étaient écoulés cinq ans de sa jeunesse et dont il avait abandonné trop légèrement les travaux. Il avouera dans une de ses lettres au baron de Liebisdorf (11 juillet 1796) « que M. Pasqually avait la clef active de ce que notre cher Boehme expose [page 332] dans ses théories, mais qu'il ne nous croyait pas en état de porter encore ces hautes vérités. » Sa correspondance, nous porte à croire qu'avant sa mort, survenue à Aulnay en 1803, il était bien revenu sur les critiques inconsidérées des travaux de son maître. Mais il était trop tard. Le disciple avait tué l'initiateur dans son œuvre. Le Martinésisme avait vécu.
« Après la mort de Martines de Pasqually, en 1774, l'Ordre, victime de la faiblesse de quelques-uns, et malheureusement aussi de l'ambition de quelques autres, avait décliné rapidement. Les compromissions de Willermoz hâtèrent sa ruine. La plupart des frères se replacèrent sous leurs anciennes obédiences. Ainsi firent ceux de l'Orient de La Rochelle, dont la patente constitutive n'est pas ratifiée au delà de 1776. En 1788, les loges de Paris disparaissaient ; les riches archives qui avaient excité la jalousie de Cagliostro, vendues à l'encan lors de la mort du marquis Savalette de Langes, échurent à deux frères dévoués, puis à M. Destigny, qui les transmit, en 1868, à M. Villaréal, aux bons soins duquel nous devons de les avoir conservées. Depuis longtemps les frères de Lyon avaient failli à leur tâche. Leur rite rectifié, qui n'était rien moins que le Martinésisme, surtout après son second remaniement, vit les directoires de ses trois provinces s'éteindre successivement : le Directoire de Bourgogne fut dissout dès le 26 janvier 1810, faute de membres ;l'année suivante les autres fusionnaient avec le Grand Orient, qui avait toujours refusé de les reconnaître.
« Nous ne nous sommes étendus sur les particularités de la vie de Saint-Martin que pour montrer que c'est bien à tort que les historiens mal informés attribuèrent au théosophe d'Amboise la succession du théurge de Bordeaux, et que d'autres, encore plus mal documentés, en ont fait le fondateur d'un Ordre du Martinisme. Saint-Martin ne fonda jamais aucun ordre ; il n'eut jamais cette prétention, et le nom de Martinistes désigne simplement ceux qui avaient adopté une manière de voir conforme à la sienne, tendant plutôt à s'affranchir du dogmatisme rituélique des loges et à le rejeter comme inutile. C'est bien là l'opinion de Jacques Matter, le célèbre historiographe de Saint-Martin.
« Jacques Matter était le petit-fils de Rodolphe de Salzmann ; c'est ainsi qu'il se trouva en possession des principaux documents relatifs au Martinésisme et aux Martinistes, et nul ne fut placé mieux que lui pour relater les principaux événements qui signalèrent leur existence. D'autre part, il fut en relation [page 333] avec M. Chauvin, un des derniers amis de Fabre d'Olivet, et l'exécuteur testamentaire de Joseph Gilbert, qui, lui-même, fut l'unique héritier de tous les manuscrits du théosophe d'Amboise.
« Aujourd'hui c'est entre les mains de M. Matter, le fils de l'historien, que se trouve la presque totalité de ces importants papiers, dont le « Traité de la Réintégration des Êtres » est un des plus intéressants et des plus remarquables, comme contenant la substance de la doctrine traditionnelle, sans aucune adjonction ni soustraction, de Martines de Pasqually, et que le possesseur nous a très gracieusement autorisés à publier. Ce traité, qui fut écrit à Bordeaux dans le courant de l'année 1770, manque aux archives chapitrales de Metz. Celles de la V.·. de Libourne n'en contiennent que les passages essentiels. Ces passages, assez mal écrits et d'ailleurs remplis de coupures, sont répartis entre les diverses instructions des rituels, de telle sorte qu'il eût été assez difficile de reconstituer l'ouvrage de Martines de Pasqually. Nous ne saurions donc trop remercier ici M. Matter de son obligeante communication.
« Dans la suite paraîtront, en leur temps, d'autres pièces non moins importantes, et qui jetteront une nouvelle lumière sur les choses et les hommes de cette époque.
« UN CHEVALIER DE LA ROSE CROISSANTE. » [Albéric Thomas]