bulletin lyon1907

III - À la recherche du fruit défendu.

J.-B. Willermoz n’a cessé de parcourir, pendant toute sa longue existence, les chemins de traverse de l’occultisme à la recherche du Christ et du fameux arbre de la science dont le fruit, s’il en pouvait manger, l’égalerait à Dieu.

Trois ans après avoir ouvert la Loge de La Parfaite Amitié, en 1756, il en avait créé une autre, La Sagesse. Autant la première s’affichait, en s’affiliant à la Grande Loge de France, autant la seconde voila d’abord ses travaux.

M. Vacheron écrit (1) : « Le sceau de cette Loge [154] dont nous avons trouvé une empreinte en cire, est formé d’un cartouche style Louis XV, au milieu duquel est la Sagesse ou Minerve sur une pierre cubique. Cette déesse porte au bras droit un bouclier orné d’une croix ; elle tient sur la main gauche l’emblème de l’agneau pascal et son casque est surmonté d’un hibou aux ailes éployées. Au sommet du cartouche est une couronne royale fleurdelysée d’où s’échappe de chaque côté un cordon auquel sont suspendus divers symboles maçonniques. Ce sceau ovale, de quatre centimètres de hauteur sur trois et demi de largeur, a pour légende : « Loge de la Sagesse de l’Oriant (sic) de Lyon. »

L’inventeur a-t-il voulu exprimer son loyalisme, son christianisme bizarre, son culte pour la victime du Golgotha et surtout sa volonté d’arriver à la vérité par la science mystico-hermétique ? On est en droit de le supposer, car lorsque Cagliostro vint à Lyon en 1784, il fut éconduit du Parfait Silence. Mais, c’est avec douze transfuges de La Sagesse qu’il fonda, aux Brotteaux, la loge templière égyptienne de La Sagesse Triomphante (2), presque le même nom, où il faisait apparaître les morts (3) et descendre le « Réparateur » sur un nuage bleu (4).

En 1764, le frère cadet de Jean-Baptiste Willermoz, Pierre-Jacques Willermoz, docteur en médecine de la Faculté de Montpellier, vint s’installer rue du Bât d'argent. Jeune encore, il avait environ vingt-neuf ans, [155] annobli par sa profession, il était précédé d'une réputation de savant que légitimaient ses titres nombreux, « démonstrateur royal de chymie en l'Université de médecine de Montpellier, membre de la Société Royale des sciences de Montpellier, associé de la Société d'agriculture de Lyon, associé correspondant des Académies royales des sciences de Toulouse, Bordeaux » (5), etc.

La même année le chevalier de Bonneville, développant la réforme templière de Ramsay, fondait dans un faubourg de Paris nommé la Nouvelle France, le Chapitre de Clermont, exclusivement recruté parmi les hauts grades secrets de la Franc-Maçonnerie (6).

Jacques Willermoz, esprit ardent, de doctrines plus avancées que celles de son frère, devait être depuis longtemps un initié. On le voit en effet, lui nouveau venu, adopter la réforme de Bonneville et recruter en 1765, parmi les frères de haut grade de La Parfaite Amitié, de La Sagesse, de l’Amitié, des Vrais Amis, des Amis choisis, du Parfait Silence, un nouvel atelier: Le Chapitre des Chevaliers de l’Aigle noir (7).

L’Adepte de l’Aigle Noir de Saint-Jean était le cinquième degré de la Maçonnerie de Ramsay et de Bonneville (8). Le champ de ses études est précisé par M. le docteur Papus (Encausse) :

[156]

« Les maçons qui voulaient conquérir les grades supérieurs, dit-il (9), devaient s’instruire dans l’occultisme et les premiers éléments de la Kabbale. Aussi le novice (devenue Royal Arche plus tard), apprenait-il les noms divins que voici :

« Iod (Principium),
« Iaô (Existens),
« Iah (Deus),
« Ehioh (Sum, ero),
« Eliah (Fortis),
« Iahib (Concedens),
« Adonaï (Domini),
« Elchanan (Misericors Deus),
« Iobel (Jubilaus),

« On lui faisait, en même temps, étudier les rapports des lettres et des nombres et les premiers éléments de la symbolique des formes. »

Revenons à la loge La Sagesse, dont le siège était rue Masson, près de la montée des Carmélites (10).

Les vénérables en furent Jean-Baptiste Willermoz de 1756 à 1761, Eynard de Cruzolles en 1761 et en 1762, Jean Alquier, négociant, en 1763 (11). Le 15 janvier 1763, deux de ses délégués, les frères Rigollet et Alquier, vinrent demander à la Grande Loge des Maîtres réguliers une agrégation qui lui fut accordée le 28 novembre (12).

Jean-Baptiste Willermoz, pour qu’il se soit décidé à lui donner un état maçonnique officiel, devait estimer [157] qu’elle ne réaliserait aucun avancement mystique. Il imitait le père qui dote sa fille lorsqu’il s’en sépare, et s’il prenait ce parti, c’est qu’il entrevoyait un autre champ d’activité.

Depuis quelques années, il n’était question, dans les loges du bassin du Rhône, que des merveilles dont Avignon était le théâtre: En 1760, le bénédictin dom Pernetti, alors âgé de 30 ans, originaire de Metz, et le frère Grabianca, avaient organisé une loge d’Illuminés à l’ombre du château des Papes (13). Ils se disaient disciples de Swedenborg, chrétien suédois encore peu connu en France, qui depuis 1744 voyait avec les yeux de « l’homme intérieur » Dieu, les anges, les esprits, les âmes des trépassés, qui parlait avec les invisibles leur langage muet et, sans quitter son fauteuil, parcourait les mondes planétaires, le Ciel et l’Enfer (14).

On sut bientôt qu’il y avait en France un autre illuminé. Martines de Pasqually, que M. Papus fait agréger par Swedenborg lui-même au grade de Rose Croix (15) (à la Nouvelle Jérusalem serait plus vraisembable [sic]), avait organisé à Paris, après 1754 (16), l’église nouvelle des coëns ou des prêtres. Dans sa doctrine, dont le christianisme était la base, les hommes et les anges, déchus par suite de la faute originelle, devaient poursuivre en commun leur réintégration pour devenir des fils de Dieu comme le Christ (17), [158] qu’il nommait le Verbe, la Cause active et intelligente.

Les anges ou esprits jouissent malgré leur faute de la vue de Dieu; leur état est plus parfait que le nôtre et il les appellait [sic] pour cette raison les majeurs. A l’en croire, il aurait eu la puissance de les évoquer, de les faire parler, de les transformer en agents de notre instruction religieuse et notre réintégration, en intermédiaires pour communiquer avec l’Eternel. A ses adeptes il promettait, par des initiations successives, d’en faire des coëns ou prêtres capables, par leurs puissances et leurs vertus, d’entrer en relations avec l’invisible (19).

Martines de Pasqually était le Grand Souverain de sa secte des Elus coëns.

A coté de lui se trouvait le Tribunal souverain, seul compétent pour donner les constitutions aux Loges qui demandaient à s’affilier (20). Nous n’en connaissons que deux membres: 1° Bacon de la Chevalerie (21), colonel d’infanterie, qui deviendra en 1772 le délégué de la Grande Loge de Lyon auprès de la Grande Loge de France (22) et qui remplissait les fonctions de Substitut du Grand Souverain (23) ; — 2° M. de Lusignan (24), [159] le châtelain de Châtelier en Berry dont la femme deviendra une amie si dévouée de Saint Martin (25).

Les frères étaient répartis en trois sections : les deux premières simplement maçonniques, puis d’étude de l’illuminisme ; la dernière de réalisation du mystère (26).

L’Eglise des Elus coëns, dont le but était de préparer par l’étude et la méditation des hommes régénérés (27), ne comprenait que les deux premières sections organisées en huit grades : apprenti, compagnon, maître particulier, maître grand élu, apprenti coën, coën, maître coën, grand architecte (28).

Là s’arrêtaient les pouvoirs du Tribunal souverain. Les coëns, prêtres prétendus, n’étaient dans cette organisation bâtarde que de simples lévites, attendant le sacrement de l’ordre par les trois grades de Rose Croix que Ragon et Clavel résument par un neuvième grade des coëns, celui de Chevalier commandeur.

Martines s’était réservé le sanctuaire. Là, disait-il, les majeurs s’incarnaient à sa voix et révélaient la vérité. Les adhérents auraient voulu être témoins du miracle. Pour y participer, il fallait être de la troisième section. Or Rose-Croix on ne le pouvait être que lorsque, sous la direction du Maître, on avait obtenu plusieurs manifestations surnaturelles. On ne parvenait à ce degré de puissance que par deux ou trois ans d’efforts.

[160] Aussi, malgré l’impatience de tous, personne n’avait encore rien vu.

Willermoz alla-t-il à Paris ? Martines de Pasqually vint-il à Lyon ? La correspondance suppose plutôt la première hypothèse. Quel que soit le lieu de la rencontre, Lyon avait sa loge des Élus coëns, peut-être à la fin de 1766, certainement avant le mois d’avril 1767, époque où Martines s’établit à Bordeaux. Le chef en était Jean-Baptiste Willermoz.

Celui-ci, dans une lettre de Martines du 19 juin 1767 (29), est traité selon le protocole grotesque de la secte de : « A notre Très Respectable et Très Haut Maître notre Inspecteur général chevalier, conducteur et commandeur en chef des colonnes d’Orient et d’Occident de nos ordres sublimes ». — La qualification de Très Puissant Maître est réservée aux Rose-Croix.

La lettre précitée contient un renseignement important. Toutes les Loges martinistes y sont clandestines. Le secret y a été si bien gardé par Saint Martin notamment, que sans M. Papus, dont nous ne saurions trop louer l’œuvre sincère, nous ne pourrions discuter ce qui s’y passait.

Willermoz monte en grade, le protocole devient plus étonnant encore. Martines lui écrit, le 20 juin 1768: « A notre T. H. T. R. et T. Puissant (il n'est pas encore R. +.) Mtre de Willermoz, inspecteur général né de l'ordre universel des chevaliers maçons élus coëns de l'Univers, juge souverain des sept puissants tribunaux de justice des basses et hautes classes de nos ordres, commandeur et conducteur en chef des [161] colonnes d’Orient et d’Occident de notre Grande Mère loge de France, suffragante et loge particulière qui seront élevées par lui à la gloire de l’Eternel sous les Très Puissantes constitutions. De nos sept T. R. et T. Puissant, chef de l’ordre entier sur son grand Orient de Lyon et surtout son département oriental (30). »

Quelle logomachie intolérable chez des hommes qui demandaient l’égalité civile ! Qui seront élevées est une trouvaille (31). La lettre annonce que d’Epernon et Sellonf, le vénérable de la Grande Loge des Maîtres réguliers, ont été reçus Élus coëns ; avec ces deux recrues les initiés ne seront que cinq en 1769 (32).

M. de Willermoz est le pendant de M. du Corbeau dans la fable. Le flatteur, tout grand souverain qu’il était, songeait déjà à la question du payement de ses dettes. Pouvait-il décemment envoyer sa missive à Jean-Baptiste Willermoz, maître mercier en son comptoir de la rue Quatre-Chapeaux ?

Les prétendus apôtres de la fraternité, aveuglés par leurs préjugés, ignoraient que ce qu’ils cherchaient était connu depuis longtemps par l’Église. Le Pape, eut-il écrit au dernier des serfs, signait : Serviteur des serviteurs de Dieu.