IV – L’initiation d’un apprenti Rose-Croix.

Martines de Pasqually, non sans quelque lenteur, [162] comme si ce moment eut été le quart d’heure de Rabelais, se décida à révéler à J.-B. Willermoz les arcanes du grand œuvre. « Quant aux moyens d’arriver au développement des facultés transcendantes, écrit M. Papus (34), ils se résument en un triple entraînement : alimentaire pour le corps physique ; respiratoire pour le corps astral ; musical et psychique pour l’esprit ».

Abordant d’abord la question de la vie matérielle, le Maître donne pour instruction dans sa lettre du 13 août 1768 (35), avec son langage incorrect : « vous ne mangerez plus de votre vie durante du sang de pas une espèce des animaux, vous ne mangerez non plus de pigeon domestique, vous ne mangerez non plus de pas une espèce de rognons, ni de la graisse de pas une sorte d’animaux ».

La lettre du 2 septembre (36) prescrit la prière obliglatoire [sic] une fois par semaine « qui est le jeudi au signe et jour de Jupiter ainsi que David usait pour sa réconciliation ». Dans la journée, à une heure facultative, l’office du Saint-Esprit ; le soir, avant le coucher, le De Profundis, la face contre terre, et le Miserere mei, debout, la face vers l'Orient.

Les opérations magiques se font toutes, pour les grades élevés, en s’isolant dans un cercle, ou plutôt dans trois cercles concentriques divisés par une grande croix en quatre segments répondant aux points cardinaux. Dans chaque segment l’opérateur écrit outre des [163] noms mystérieux appris par la tradition, ceux qui répondent aux vertus des quatre points cardinaux.

Willermoz ne va être consacré qu’apprenti Rose-Croix ; il se contentera d’abord du seul quart de cercle répondant à l’Orient, dans lequel il pourra inscrire un cercle de petite dimension. Il tracera aussi, à l’ouest de sa chambre, un cercle complet dit Cercle de retraite (37).

Le travail prescrit ne peut être tenté que deux fois par an, aux équinoxes de mars et de septembre, pendant trois jours de suite. Il est précédé d’un jeûne rigoureux commencé quatre ou cinq jours avant la pleine lune et accompagné des prières précitées (38).

Martines est à Bordeaux, Willermoz à Lyon ! Peu importe, Martines, précurseur de la télégraphie sans fil, agira à distance. La lettre du 11 septembre 1768 (39) décrit le cérémonial :

« Vous êtes averti au nom de l’Eternel de vous trouver prosterné dans le cercle qui est vers Ouest où le mot de I A B est écrit, à minuit précis du 27 au 28… vous placerez trois bougies à l’angle de votre quart de cercle ; une au centre intérieur du cercle qui est dans votre quart de cercle sur la barre ouest écrit R A P ; vous mettrez également deux bougies à chaque extrémité de votre quart de cercle et une seule au centre des quatre au milieu de la seconde ligne qui partage les noms et les hiéroglyphes qui y sont écrits dedans ; cette seule lumière est le symbole de ma présence sympathique à vos opérations. Le cercle où [164] vous devez faire votre prosternation sera à deux pieds de distance de l’angle d’ouest qui est en face de l’angle est où votre quart de cercle sera tracé. Après cette préparation faite vous ferez votre prosternation et habillement.

« Habillement. — Vous serez habillé dessus avec veste, culotte et bas noirs dénué de tout métal ; pas même une épingle sur vous; vous n’aurez pas même vos souliers aux pieds lors de votre prosternation; mais vous les aurez aux pieds en pantoufles lors de vos invocations... ; s’il était possible pour être plus parfaitement en règle, vous vous ferez faire des souliers et chapeau avec une semelle de liège afin de n’avoir rien dans le lieu et sur vous d’immonde et d’impur.... Ensuite vous aurez sur votre premier habillement une longue robe blanche autour de laquelle il y aura une grande bordure couleur de feu d’environ un pied de large et autour des manches qui sont faites en façon d’aube ; il y aura pareillement une bordure couleur de feu d’environ un demi pied ; il y aura pareillement un tour de collet de ladite robe, une doublure de la même couleur, en dehors dudit collet d'environ cinq travers de doigt ; vous aurez de plus sur vous toutes les couleurs de l’ordre, savoir le cordon bleu céleste en sautoir au col sans aucun attribut ; ensuite le cordon noir passé de droite à gauche, ensuite l’écharpe rouge de droite à gauche autour de la ceinture, en bas au-dessous du ventre ; ensuite vous passerez l’écharpe vert d’eau de gauche à droite, ensuite sur la poitrine. L’emplacement de ces deux écharpes sur votre corps font allusion aux séparations matérielles animales et spirituelles.

[165] La prosternation. — Etant ainsi habillé vous sortirez la lumière qui est allumée dans votre cercle de prosternation ; vous la placerez sur votre droite hors dudit cercle ; ensuite vous vous prosternerez dedans tout allongé tout le ventre par terre et vous appuierez votre front sur vos deux poings fermés. Cette prosternation durera sans maudire six minutes pris sur le temps de votre ordination de vertu. Ensuite vous vous lèverez debout, et vous irez allumer toutes les bougies qui étaient dans votre cercle de prosternation sans douter qu'il sera allumé du feu nouveau, et lorsque tout est allumé vous allez faire votre prosternation, dans votre quart de cercle en rangeant les deux bougies qui y sont dedans aux extrémités du quart de cercle, et lorsque vous prononcerez quelqu’un des noms qui sont tracés, vous demanderez à Dieu, en vertu de la puissance qu’il avait donnée à ses serviteurs tels et tels, en nommant tous les noms écrits dans l'angle, la grâce que vous lui demandez d’un cœur sincère et véritablement contrit et soumis et que, pour vous assurer de sa miséricorde, il vous fasse répéter l'hiéroglyphe ou quelqu’une des hiéroglyphes que vous aurez tracé devant vous, avec de la craie blanche, au milieu de la chambre, entre votre quart de cercle et votre cercle de retraite où vous serez toujours placé lorsque vous voudrez travailler à l'avenir… Après vos deux prosternations vous relèverez les mots des deux cercles, de même que ceux qui sont autour du quart de cercle, le genoux droit et les deux mains en équerre de plat sur la terre,, vous direz en relevant trois mots : in quali que die tel, tel, tel, invocavero te velociter exaudi me. Après que vous aurez fait toutes ces choses, vous prendrez vos [166] parfums que vous mettrez dans un petit plat de terre neuf, dans lequel il y aura du charbon allumé avec du feu nouveau, et vous irez parfumer votre quart de cercle d’est et votre cercle de retraite qui est vers l’ouest.

« Des parfums. — Pour 4 sols de safran et autant de chacune de ces autres subtances [sic] : encens mâle, fleur de souffre, grains de pavot blanc et noir, clous de girofle, canelle [sic] blanche en bâton, mastic en larmes (gomme), sandarac (gomme), noix muscade, graine de parasol.

« Mêler le tout ensemble et ensuite en jeter une bonne pincée dans ledit plat à poignée ; ensuite le passer en forme de cercle autour du quart de cercle ; ensuite remettre trois bonnes pincées dudit parfum dans ledit plat où est le feu nouveau et encenser pendant quatre fois l’angle d’ouest. Après cette cérémonie faite, vous ferez les invocations que je vous enverrai par le premier courrier…

« Vous observerez pendant les trois jours de l’opération de dire le matin votre office du Saint-Esprit, le soir, dans la chambre où vous travaillerez, les sept psaumes et les litanies des Saints. Vous entrerez dans votre laboratoire deux heures avant heure de minuit, afin de pouvoir tout retracer de nouveau.

« Les premiers jours de votre opération vous ne sortirez de votre cercle de retraite qu’à une heure et demie, près de deux heures après minuit, vous observerez de dîner ce jour-là à midi précis et de finir de manger à une heure fixe. Vous ne prendrez plus rien d’aliment que jusqu’à ce que vous ayez fini votre [167] opération. Vous pouvez boire de l’eau si vous en avez besoin ; mais point de café ni liqueur quelconque. Voilà un précis juste de ce que vous devez faire. »

Willermoz se trouva dans son cercle de retraite, étendu sur le plancher, le front sur les poings fermés, à minuit, non pas les 27, 28, 29 septembre 1768, un retard dans la remise de la lettre l'empêcha, mais à l'équinoxe de mars 1769. Il avait reçu l’ordre mineur d’apprenti Rose-Croix et sans doute trouvé dans ce travail (c’est le nom mystique très justifié) beaucoup de fatigue et encore plus de désillusion. Il n’avait ressenti aucune chair de poule, aucun picotement dans les yeux, ni aperçu aucune lueur blanche, bleue ou rose, signe de la présence des majeurs. Il en sera ainsi pendant treize ans.

Quant à Martines de Pasqually il a pu faire illusion à MM. Matter et Franck qui l’appréciaient d’après une légende faite de trouble et d’effroi. Au jour vrai de sa correspondance, il perd de son prestige. Ses procédés magiques manquent d’originalité. Ils sont renouvelés des anciens sorciers, du docteur Faust et de Ruggieri, et préconisés dans l’Ile de Laputa et dans le Diable amoureux. Je doute que ce soit avec de telles niaiseries que Saint Martin et le comte de Hautrive [sic], disciples qui ont dépassé le Maître, aient fait parler le Philosophe inconnu.

Louis de COMBE