1852 Jouffroy1852 - Dictionnaire des erreurs sociales

ou Recueil de tous les systèmes qui ont troublé la société depuis l’établissement du christianisme jusqu’à nos jours ; contenant l’aperçu historique des diverses sectes révolutionnaires, le précis de leurs doctrines, le récit de leur attentat contre la religion et les pouvoirs politiques ; enfin l’appréciation et le redressement, au point de vue catholique et social, de leurs principes hétérodoxes et anarchiques.

Par M. le marquis de Jouffroy

Publié par M. l’abbé Migne, éditeur de la bibliothèque universelle du clergé ou des cours complets sur chaque branche de la science ecclésiastique

Tome unique.

S’imprime et se vend chez J.-P. Migne, éditeur, aux Ateliers catholiques, rue d’Amboise, au Petit Montrouge, barrière d’Enfer de Paris. - 1852


Article « Jacobins ». Extrait page 312.

« Ce n’est point par hasard que se voient dans cet antre commun tous ces antiques conjurés des lycées et des loges parisiennes, et que dans ce même antre viennent se réunir tous les frères qui ont brillé dans celles des provinces ; Barrère, Mendouze, Bonnecarrère et Collot-d’Herbois. Ce n’est point par hasard qu’à Paris, comme dans les provinces, tous les clubs jacobins se composent en général des adeptes rose-croix, ou chevaliers du Temple, chevaliers du Soleil, ou kadosch ; de ceux-là plus spécialement encore, qui sous le nom de philalètes, ont suivi à Paris, à Lyon, à Avignon, ou Bordeaux, ou Grenoble, les mystères de Swedenborg. Qu’on cherche en ce moment ces frères si zélés de Saint-Martin, les Savalette de Lange, les M*** ou bien les W***. Ils avaient renchéri sur les rose-croix, leurs antiques devanciers ; ils vont encore les surpasser aux Jacobins (1).

1. C’est une observation qui n’a pas échappé aux Allemands, et que je retrouve dans mes mémoires. Les francs-maçons  jadis grands visionnaires parmi les rose-croix et les philalètes, se trouvèrent bientôt les plus zélés apôtres de Weishaupt et de sa révolution. Les Allemands nous citent surtout le martiniste Hülmer, fameux en Prusse, et un George Fœster, qui, dans les mystères de Swedenborg, passait des quinze jours à jeûner, à prier, pour obtenir tantôt la vision d’un esprit, tantôt la pierre philosophale. L’un et l’autre sont aujourd’hui les plus forcenés jacobins. En France, nous avons eu aussi bien des exemples de cette espèce. Nous pouvons citer spécialement ce Prunelle de Lierre, d’un homme très aimable d’abord, et même d’un bon naturaliste, devenu une espèce de hibou martiniste, et par note nouvelle métamorphose, tout aussi forcené que le jacobin Fœster. P*** était à Lyon pour la correspondance des martinistes ce qu’était Savalette à Paris ; mais il prenait moins de précautions. On le voyait aller en loge, suivi d’un portefeuille que son domestique avait de la peine à porter. Les mystères de Weishaupt entrèrent dans ce portefeuille ; la révolution arriva ; P*** se trouva un des plus furieux jacobins, ainsi que M***, son co-adepte. Que ne peut-on pas dire des martinistes d’Avignon ? Est-il rien qui surpasse la férocité qu’ont montré les excitateurs de cette loge ? Tout cela me confirme encore davantage qu’entre les adeptes de Swedenborg et ceux de Weishaupt, il n’y avait qu’un pas à faire. La soi-disant théosophie de l’un ne vaut pas mieux que l’athéisme de l’autre. Weishaupt conduit plus droit au terme ; mais la destruction de toute religion est le but commun de leurs mystères. Il est même à remarquer que Weishaupt fut aussi sur le point de fonder les siens sur tonte la théosophie du feu principe et sur la théologie des Perses, comme l’ont fait les chevaliers du Phoenix, philalètes et martinistes. (Voy. Écrits orig. des Illum., t. 1, lettre 16).

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Article « Martinistes », pages 616-621.

Martinistes. Cette secte d’illuminés a fait assez de bruit, ses initiés ont pris assez de part aux évènements qui ont préparé et accompagné la Révolution française, pour [page 617] mériter de trouver place ici, malgré l’ennui profond qu’on éprouve à examiner des doctrines obscures, à déchiffrer une sorte d’Apocalypse dont l’auteur, qui ne visait qu’à piquer les esprits faibles et curieux, ne parait pas s’être soucié toujours de se comprendre lui-même.

En 1775 parut le fameux livre intitulé Des Erreurs et de la Vérité, par un philosophe inconnu. Cet auteur était un jeune homme de la Touraine, d’abord avocat, puis officier, puis élève d’un juif portugais, lequel croyait avoir trouvé, dans la cabale judaïque, une explication nouvelle de Dieu et des intelligences créées par lui. Saint-Martin, c’était le nom de l’élève, y puisa l’idée de créer une secte dont il serait chef. C’était l’époque où l’Europe, et la France en particulier, se couvrait de ces sortes d’associations; les francs-maçons imaginaient de nouveaux grades, et instituaient des arrières-loges pour reculer et mettre à l’abri le secret de la conjuration philosophique contre la religion et le gouvernement. Aujourd’hui que cette marche des sociétés secrètes de ce temps est parfaitement dévoilée, on peut déjà soupçonner que Saint-Martin ne s’enveloppait de tant de mystère que parce que son but était pareillement hostile aux pouvoirs établis. Le caractère particulier qui distinguait ces nouveaux collaborateurs à la grande œuvre antisociale, était un respect apparent pour les autorités religieuses et politiques, une grande douceur de mœurs, un langage mystique, pieux même, toujours analogue au degré de croyance de ceux auxquels il s’adressait, et toujours obscur pour quiconque ne paraissait pas digne de connaître le but secret de l’association ; en un mot, le voile dont cette secte se couvrait était celui d’une profonde hypocrisie.

C’est dans les œuvres du maître qu'il faut reconnaître ce but, malgré les obscurités étudiées, les périodes indéchiffrables et la nauséabonde logomachie qu’il y a prodiguées à dessein.

Voltaire écrivait à d’Alembert (22 octobre 1776) que jamais on n’imprima rien de plus obscur, de plus fou et de plus sot que ce livre Des Erreurs et de la Vérité. Plus tard, quand le mot de l’énigme lui fut révélé, Voltaire consentit à regarder les martinistes comme des collaborateurs à l’œuvre commune.

Le système religieux de Saint-Martin est un mélange de manichéisme, de panthéisme, assez mal édifié, et recrépi de cabale rabbinique, de magie, d’astrologie et de secrets de physique. Depuis que Robertson a exposé la fantasmagorie, et Mesmer le magnétisme, les loges martinistes ont perdu le don des prodiges, qui fit, dans l’origine, une partie essentielle de leurs secrètes cérémonies et qui contribua puissamment à leurs premiers succès.

« L’être premier, unique, universel, sa cause à lui-même grand tout (nous sommes dans le panthéisme), se décompose en deux grands principes, l’un bon, l’autre mauvais (nous [page 618] voilà dans le manichéisme). Le Dieu bon, quoique produit par le premier être, tient pourtant de lui-même sa puissance et toute sa valeur. Il est infiniment bon, il ne veut que le bien. Il est infiniment bon, il ne peut que le bien. Il produit un nouvel être de la même substance que lui, bon d’abord comme lui, mais qui devient infiniment méchant et ne peut que le mal. Le Dieu bon, quoique tout-puissant, ne pouvait former les corps sans les moyens du Dieu méchant. L’un agit, l’autre réagit, l’un pousse, l’autre repousse ; et de cette bataille entre le Dieu bon et le Dieu mauvais, la matière, les corps, le monde enfin est le résultat.

« Mais l’homme est plus ancien; il n’y a point d’origine qui surpasse celle de l’homme. Il existait sans corps, état bien préférable à celui où il est aujourd’hui. Il abusa de sa liberté, il s’écarta du point où le bon principe l’avait placé. Alors il se trouva enveloppé dans la région des corps ; ce fut là sa chute, après laquelle il conserva néanmoins sa dignité. Il est encore de la même essence que le Dieu bon. Car, la pensée étant simple, unique, immuable, il ne peut y avoir qu’une espèce d’êtres qui en soient susceptibles, parce que rien n’est commun parmi les êtres de diverses natures : nous verrons que si l’homme a en lui cette idée d’un être supérieur, et d’une cause active, intelligente, qui en exécute les volontés, il doit être de la même essence que cet être supérieur. »

De ce rapprochement de plusieurs passages, péniblement mais fidèlement extraits du livre de Saint-Martin, on est forcé d’induire que, suivant lui, tout être pensant, donc le Dieu grand tout, le Dieu bon, le Dieu mauvais, et l’homme lui-même, ne sont qu’une essence, c’est-à-dire une même chose. Donc l’homme est à la fois être premier, principe bon, principe mauvais, Dieu.

« L’homme, qui est sorti de Dieu bon par le chiffre 4, y retournera par le chiffre 9. Quant au Dieu mauvais, il ne peut jamais y revenir, il n’a pour lui aucun chiffre.

« On a grand tort de mener l’homme à la sagesse par le tableau effrayant des peines temporelles, dans une vie à venir.

« Il n’y a pas d’enfer, il n’y a que trois mondes temporels, trois degrés d’expiation. Et l’illuminé martiniste, qui a franchi les trois degrés d’initiation, est purifié. »

Il est inutile d’observer que les secrets mystères de la secte ayant pouvoir, toute religion est superflue. Aussi les égards conservés par les martinistes pour le christianisme ne sont que le vêtement qu’on prend pour déguiser sa propre splendeur aux yeux des profanes et des ignorants.

La théorie sociale et politique des martinistes est encore plus soigneusement dissimulée. Saint-Martin donne bien à entendre qu’il possède le vrai secret de l’organisation des sociétés humaines ; mais on ne peut le connaître qu’après avoir été éprouvé et reconnu digne d’y être admis dans les initiations mystérieuses. En attendant, il proteste [page 619] de sa soumission pour l’ordre, les lois, les gouvernements existants. Il redoute les révoltes, les insurrections, ou plutôt les châtiments qu’elles entraînent. L’ordre qu’il promet ne doit s’établir que paisiblement, peu à peu, par une propagande secrète; et la transformation aura lieu sans trouble aussitôt que la multitude se trouvera imbue des principes du martinisme. Or, quels sont ces principes ? Dès le début de l’ouvrage, Saint-Martin prend soin de nous dire qu’il est téméraire de croire qu’on les y découvrira. Il écrit pour exciter la curiosité, pour annoncer son entreprise, mais non pour être compris.

« C’est pour avoir oublié les principes dont je traite que toutes les erreurs dévorent la terre, et que les hommes ont embrassé une variété universelle de dogmes et de systèmes. Cependant, quoique la lumière soit faite pour tous les yeux, il est encore plus certain que tous les yeux ne sont pas faits pour la voir dans tout son éclat; et le petit nombre de ceux qui sont dépositaires des vérités que j’annonce est voué à la prudence et à la discrétion par les engagements les plus formels. Aussi me suis-je promis d’en user avec beaucoup de réserve dans cet écrit, et de m’y envelopper d’un voile que les yeux les moins ordinaires ne pourront pas toujours percer, d’autant plus que j’y parle quelquefois de toute autre chose que ce dont je parais traiter. »

Malgré ces précautions, on peut, je crois, mettre dans un jour assez clair, la doctrine politique du livre des Erreurs et de la Vérité.

On y voit d’abord que « dans l’origine première, les droits d’un homme sur un autre n’étaient pas connus, parce qu’il était hors de toute possibilité que ces droits existassent entre des êtres égaux. » (IIe partie, p. 16.)

Donc l’égalité absolue est un dogme primitif.

« Il suffit de voir l’instabilité des gouvernements, qui varient, se succèdent, dont les uns ont péri, dont les autres périssent et périront avant la fin du monde, pour juger qu’ils ne sont que l’effet des caprices des hommes et le fruit de leur imagination déréglée. » (Id., p. 34.).

Donc, il n’y a point de gouvernement légitime, et nulle autorité sociale n’a de véritable sanction.

Nous voilà en pleine théorie révolutionnaire, et l’on ne voit plus que la souveraineté du peuple, l’association des volontés, pour donner cette sanction. Saint-Martin ne pense pas ainsi.

Après avoir repoussé tout gouvernement, tout ordre social provenant de la violence ou de la conquête, quelque consacré qu’il soit par le temps, attendu que « la prescription n’est qu’une invention de hommes pour suppléer au devoir d’être justes, aux lois de la nature qui jamais ne se prescrivent ; » il ajoute :

« L’édifice formé sur l’association [page 620] volontaire est tout aussi imaginaire que celui de l’association forcée. (Id. s. 5.)

« Il y a impossibilité qu’il y ait jamais eu d’état social formé librement de la part de tous les individus. L’homme aurait-il le droit de prendre un pareil engagement, serait-il raisonnable de se reposer sur ceux qui l’auraient formé ?... L’association volontaire n’est pas réellement plus juste ni plus sensée qu’elle n’est praticable, puisque par cet acte il faudrait que l’homme attachât à un autre homme un droit dont lui-même n’a pas la propriété (celui de sa liberté), celui de disposer de soi ; et, puisque, s’il transfère un droit qu’il n’a pas, il fait une convention absolument nulle, et que ni lui, ni les chefs, ni les sujets, ne peuvent faire valoir, attendu qu’elle n’a pu les lier ni les uns ni les autres. » (Id., II° p., sect. 5.)

Ce qu’on peut induire de ces axiomes, c’est que les martinistes font table rase de tout l’ordre social existant. Reste l’homme, ou plutôt les hommes, dans un état d’égalité parfaite, mais qui n’ont pas même la liberté de s’associer entre eux. De qui dépendent-ils donc ? A qui l’autorité, car on en suppose ici une sans 1’indiquer d’aucune manière, sera-t-elle attribuée ? C’est ce qu’il est impossible de découvrir dans le code dont nous parlons.

Quelques inductions tirées de passage fort obscurs et même embarrassés parfois de contradictions, portent à croire que Saint-Martin faisait de la puissance paternelle la base de son ordre social, qui se serait ainsi rapproché du système patriarcal ; mais, en ce cas, pourquoi ce mystère ? L'idée peut être impraticable, folle, jugée par quelques-uns absurde, mais elle n’est pas coupable; et, quoi qu’on en dise, le catholicisme lui-même s’en accommoderait.

Les illuminés martinistes ont toujours opposé à la critique cette objection : « Vous ne comprenez pas. » C’est la réponse éternelle des charlatans de la philosophie ; réponse qui, à l’époque où nous sommes, ne peut être considérée que comme la plus honteuse défaite d’une ignorance qui a voulu se revêtir d’un habit de docteur pour attirer la foule. Aujourd’hui, la jeunesse même prétend à être persuadée avant d’agir. Le mal et le bien sont chaque jour mis à nu devant la foule. Il faut parler clairement, sous peine de voir la génération actuelle vous tourner le dos en mettant la main sur ses poches. L’erreur embouche ses cent mille trompettes ; la vérité, qui n’en a qu’une, doit-elle faire retraite devant ces bruits discordants ? Quel intérêt a-t-elle à se cacher ? Si vous en êtes réellement les organes, paraissez au grand jour : c'est le seul moyen de vous faire reconnaître.

Ce que nous savons, c’est qu’aux approches de la révolution de 1789 les martinistes s’unissant aux encyclopédistes et aux illuminés allemands, figurèrent dans toutes les scènes principales de ce grand drame politique ; ce sont eux qui, dans les phases les plus sanglantes de cette révolution, disaient [page 621] que « la révolution française était le feu qui devait purifier l’univers. » Or, ce feu avait déjà consumé, avec la royauté, toutes les institutions sociales et même civiles de l’ancienne France. (Voy. Manichéisme et Illuminisme.).

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Article « Réforme de Luther ». Extrait page 737.

… On a vu reparaître dans ces derniers temps ces mêmes gnostiques, hommes de poésie allégoriques et savantes, sous le nom d’illuminés et sous la conduite d’un mystique célèbre, Saint-Martin. Ils n’ont pas eu plus de succès qu’à leur première apparition ; la curiosité de l’esprit humain retrouve avec intérêt leurs œuvres ; mais le monde politique n’est pas ébranlé par les visions douces, riantes ou terribles, qui font les délices des philosophes rêveurs.

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