Article Condé Duchesse de Bourbon, p. 868-869duchesse bourbon

bouton jaune Source de l'imageLouise-Marie-Thérèse-Bathilde-d'Orléans Duchesse de Bourbon

CONDÉ (Louise-Marie-Thérèse-Bathilde D'ORLÉANS, duchesse DE BOURBON, princesse de), plus connue sous le nom de duchesse de Bourbon, sœur de Philippe-Egalité, tante, par conséquent, du dernier roi des Français, Louis-Philippe, femme du dernier duc de Bourbon, prince de Condé, dont la mort mystérieuse a étonné le monde en 1830, mère du duc d'Enghien, fusillé dans les fossés de Vincennes le 21 mars 1804, et l'une des figures les plus originales des deux branches des derniers Bourbons issus des capétiens, née à Saint-Cloud le 9 juillet 1750, et morte à Paris le 10 janvier 1822. Elle était fille de Louis-Philippe, duc d'Orléans, petit-fils du régent, et de Louise-Henriette de Bourbon-Conti. Sa beauté fit, en 1770, une vive impression sur le duc de Bourbon-Condé à peine sorti de l'enfance, et moins âgé qu'elle de quatre ans. L'amour du jeune duc pour cette princesse éclata avec une extrême violence.

Les soins qu'il lui rendit ouvertement, l'impatience qu'il témoigna de l'épouser, décidèrent les deux familles à consentir au mariage, et le contrat fut signé le 23 avril 1770. Cet événement a inspiré à Laujon le sujet d'un opéra-comique intitulé : l’Amoureux de quinze ans, qui fut joué sur le théâtre de Chantilly, pendant les fêtes du mariage, et l'année d'après (le 19 août 1771) sur le théâtre de la Comédie-Italienne. On avait résolu de faire voyager le duc de Bourbon une année ou deux avant de le réunir à sa femme mais il trompa la vigilance de ses surveillants, et enleva la princesse du couvent où on l'avait reléguée. De ce mariage naquit, le 2 août 1772, à Chantilly, un fils, qui fut le duc d'Enghien. Un accident signala la naissance de cet enfant, lequel fut d'ailleurs le seul fruit de cette union : il vint au monde noirâtre, sans mouvement, presque asphyxié, et après avoir causé à sa mère d'atroces souffrances pendant près de quarante-huit heures. On l'enveloppa de linges trempés dans l'esprit-de-vin, pour ranimer chez lui la chaleur vitale. Une étincelle vola sur ces langes inflammables ; le feu y prit, et ne fut arrêté que par la prompte intervention de l'accoucheur et du médecin.

Cette union, d'abord si heureuse, eut le sort des passions trop violentes pour durer longtemps ; mais il n’y eut pas de la faute de la duchesse de Bourbon si une séparation devint bientôt nécessaire, et tous les torts restent sur ce point à la charge du dernier des Condés. La complexion amoureuse du jeune duc ne tarda pas, en effet, à l'entraîner vers un grand nombre de femmes, de grande ou de petite condition, et on le vit bientôt se lancer dans cette carrière de galanterie et de libertinage, qui ne devait finir qu'avec sa vie, par sa liaison avec la baronne de Feuchères. Il n'y avait pas trois ans que Louis-Henri-Joseph de Bourbon-Condé était marié à Louise-Marie-Thérèse-Bathilde d'Orléans, que déjà, dans son palais même, il avait recherché et obtenu les faveurs d'une des dames de compagnie de sa femme, Mme de Canillac, et ce fut cette liaison qui amena la séparation des deux époux. Voici comment le baron de Bezenval rapporte dans ses Mémoires les circonstances de la rupture: « Lorsqu'on maria Mlle d'Orléans à M. le duc de Bourbon, dit-il, on mit auprès d'elle, en qualité de dame de compagnie, Mlle de Roncherolles, qui venait d'épouser M. de Canillac. M. le duc de Bourbon en devint bientôt amoureux, et se conduisit en conséquence. Mme la duchesse de Bourbon s'en aperçut. Au lieu d'employer ou la retenue, rôle ordinaire des femmes délaissées, ou les moyens doux pour ramener son mari, elle se laissa aller à des démarches d'éclat, qui réduisirent les choses au point que Mme de Canillac fut obligée de se retirer d'auprès d'elle, et que cette dissension devint le sujet de l'entretien de tout Paris à l'exception d'un petit nombre d'amis et de gens intéressés, tout le monde blâma Mme la duchesse de Bourbon, qui pouvait avoir raison dans le fond, mais qui avait tort dans la forme. »

C'est-à-dire qu'elle avait eu le tort de ne pas cacher qu'elle avait raison, raison de voir que son mari en aimait une autre, mais tort de dire qu'elle le voyait. N'est-ce pas là ce qu'a voulu exprimer le baron de Bezenval ? Ce serait une singulière morale, celle qui consisterait, chez les femmes délaissées, comme il dit, à se résigner en présence de l'adultère de leur mari, et à supporter patiemment la présence d'une concubine dans le domicile conjugal.

Bezenval rapporte à cette date (1778) un événement dont Mme la duchesse de Bourbon fut la cause involontaire, événement qui émut la ville et la cour, et amena un duel entre le duc de Bourbon et M. le comte d'Artois, depuis Charles X. Il nous apprend d'abord que Mme de Canillac était entrée à la cour en qualité de dame d'honneur de Mme Elisabeth, sœur du roi ; puis il poursuit : « Mme de Canillac resta quelque temps à la cour sans faire parler d'elle. Enfin M. le comte d'Artois parut s'occuper d'elle, et abandonner quelques fantaisies qui avaient fait du bruit tous les yeux se portèrent sur ce nouvel objet. Mme la duchesse de Bourbon ne fut pas la dernière à le remarquer. Elle joignait à une grande antipathie pour Mme de Canillac la mortification de ta trouver encore sur son chemin car M. le comte d'Artois avait paru, à son début dans le monde, penser à elle; de manière qu'elle éprouva la petite jalousie commune à toute femme, et la haine personnelle qu'elle avait contre Mme de Canillac fut poussée à son comble par ce nouvel avantage. Ce fut dans ces dispositions que, se trouvant au bal de l'Opéra du mardi gras de l'année 1778, elle reconnut M. le comte d'Artois qui donnait le bras à Mme de Canillac, tous les deux masqués jusqu'aux dents. Elle s'attacha sur leurs pas, et se permit tous les propos, embarrassants et piquants que la liberté du bal et du déguisement autorisent. Mme de Canillac aussi embarrassée qu'on le peut être, profita de la facilité de ne point répondre, pour ne se point compromettre, et quitta le bras de M. le comte d'Artois, qui chercha de même, mais inutilement, à se dérober dans la foule. Enfin, s'étant assis, Mme la duchesse de Bourbon se mit à côté de lui, et, poussant les choses à bout, elle prit la barbe du masque de M. le comte d'Artois. En le levant avec violence, les cordons qui l'attachaient se cassèrent. Hors de lui, furieux, il saisit de la main celui de Mme la duchesse de Bourbon, le lui écrasa sur le visage, et, profitant de la première surprise, il la quitta sans proférer un seul mot. Cet événement ne fit aucune sensation dans le premier moment. M. le duc de Chartres étant allé le lendemain chez sa sœur, elle lui raconta ce qui lui était arrivé, ne faisant qu'en rire, comme d'une de ces ridiculités dont le bal de l'Opéra abonde. On ne sait si ce fut de son propre mouvement, ou excitée par de mauvais conseils, que cette princesse, le jeudi au soir, ayant beaucoup de monde à souper chez elle, dit en pleine table que M. le comte d'Artois était le plus insolent des hommes, et qu'elle avait pensé appeler la garde au bal de l'Opéra pour le faire arrêter. Afin de colorer cette incartade qu'on lui a reprochée, elle a dit qu'elle ne s'était permis ce propos qu'après avoir été informée que M. le comte d'Artois avait raconté son aventure à souper, chez la comtesse Jules de Polignac, en la nommant, ce qui était faux. Le propos du souper de Mme la duchesse de Bourbon se répandit bientôt dans le monde, et y fit une grande sensation. Quoique Mme la [869] duchesse de Bourbon ne fût pas aimée, être en opposition avec la famille royale fut cause que tout le monde se déclara pour elle, les femmes surtout. etc ». Bezenval passe ensuite au récit du duel et des petites négociations qui le précédèrent; mais il est bon de se souvenir en le lisant, si on ne l'a pas senti au ton de ce qu'on vient de lire, que le narrateur était, par sa position à la cour, entièrement dévoué à l'une des deux parties. Le duc de Bourbon, au milieu de ses écarts, avait conservé le respect de sa femme il était à peu près séparé d'elle depuis deux ans déjà lors du duel qu'il eut à son sujet avec le comte d'Artois, et sa conduite dans cette affaire en parut d'autant plus singulière et chevaleresque.

Il n'y eut toutefois plus rien de commun entre eux, et chacun vécut à part. Dans sa retraite la duchesse de Bourbon chercha une occupation pour son esprit actif dans le mouvement des idées qui agitaient le monde, et, de lecture en lecture ou, si l'on veut, d'étude en étude, elle en vint à être frappée de quelques écrits mystiques du temps, et surtout de ceux du philosophe Saint-Martin; ce qui la disposa plus tard à embrasser les doctrines théophilanthropiques de dom Gerle et de Catherine Théot, qui se faisait appeler la mère de Dieu. S'il fallait ajouter foi aux Mémoires un peu suspects de Sénart, agent du comité de sûreté générale, le médecin de la duchesse de Bourbon, nommé Lamothe, et quelques-uns de ses gens, auraient fréquenté la maison de la rue Contrescarpe-Saint-Marcel qu'habitait la célèbre illuminée (dont l'histoire, par parenthèse, a été un peu chargée par les écrivains de parti, et non suffisamment éclairée), et dom Gerle aurait prêché dans des réunions qui avaient lieu à l'hôtel de la princesse. On ne voit pas de traces bien sensibles d'illuminisme dans les écrits connus de Mme la duchesse de Bourbon on y voit plutôt quelques rêves politiques et sociaux à la manière du bon abbé de Saint-Pierre, des utopies de bien public si l'on veut, et beaucoup de philanthropie. Longtemps avant 1789, les principes qui devaient trouver leur formule suprême dans la Déclaration des droits l'avaient gagnée, et les idées d'égalité n'avaient rien qui révoltât son orgueil de princesse ou qui froissât les sentiments naturels de son coeur. L'illuminisme qu'on a prétendu trouver chez elle n'était que le libéralisme de ses opinions. Quoi qu'il en soit, l'Ami de la religion et du roi (1822, t. XXXIII, p. 85) dit que, lorsque la prétendue prophétesse Labrousse vint à Paris, en 1790, elle fut logée chez la duchesse de Bourbon, où elle tenait des réunions avec des évêques constitutionnels; il ajoute que la même princesse parait avoir fait les frais de l'édition des prophéties Labrousse qu'on publia à Paris en 1791. Melle Labrousse avait beaucoup des qualités et des défauts de sainte Thérèse et de Mme Guyon, et il ne lui a manqué peut-être, pour être canonisée, que d'avoir vécu au temps où vivait sainte Thérèse. C'était une mystique exaltée dans la première partie de sa vie, et elle le fut un peu jusqu'à la fin mais elle eut toujours un grand cœur, et, chez elle, l'esprit chrétien, loin d'être l'ennemi de la liberté républicaine, en était l'auxiliaire et le fondement. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que la duchesse ait accueilli et logé dans son hôtel cette religieuse qui, avec une certaine intrépidité, prédisait en termes bibliques les choses que le temps portait dans son sein. Mais il n'est pas certain que ce soit la duchesse de Bourbon qui ait fait les frais de la publication des prophéties de Mlle Labrousse. La duchesse elle-même avait composé et fait imprimer, vers ce temps, deux ouvrages différents, de chacun 2 vol. in-8°. Ces ouvrages sont aujourd'hui perdus, peut-être les a-t-elle supprimés elle- même mais nous en devons la connaissance à un témoin tout à fait irrécusable « Mme la duchesse de Bourbon, dit l'abbé Lambert (Mémoires de famille, historiques, littéraires et religieux, par l'abbé Lambert, dernier confesseur de S. A. S. Mgr le duc de Penthièvre, etc. Paris, Painparré, 1812, in-8°, p. 59), fut la première à la venir consoler (Mme la duchesse d'Orléans, mère du roi Louis-Philippe), dans son affliction, à l'occasion de la mort du duc de Penthièvre, arrivée dans les premiers mois de 1793, et demeura quelques jours à Bisy. Elle fit présent à sa sœur de deux ouvrages de sa composition, en deux volumes chaque. Ces livres, imprimés à ses frais, contenaient des erreurs d'un genre tout à fait nouveau. Déjà ils avaient paru avant mon départ de Paris pour Anet, et, à la prière de M. l'abbé Floiras, j'avais fait le relevé de tout ce qui s'y trouvait de contraire à la foi. C'est sur ce relevé qu'était intervenue une censure des deux ouvrages, très bien faite, parfaitement en mesure avec les circonstances au milieu desquelles nous nous trouvions, et dans laquelle la Sorbonne s'était surpassée.

Au mois de mai 1793, la duchesse de Bourbon fut reléguée avec le reste de sa famille au fort Saint-Jean, à Marseille. Dans la séance du 28 brumaire an II (18 novembre 1793), la Convention entendit la lecture d'une lettre de l'agent de la princesse, contenant l'état de ses biens, qui se montaient alors à 11 millions. Le sort de ses créanciers et de ses serviteurs une fois assuré, elle ne se réservait, disait-elle, sur le surplus, que ce qui était nécessaire à ses besoins, et abandonnait le reste aux veuves et aux orphelins des défenseurs de la patrie; elle demandait en même temps qu'il lui fût permis de se retirer dans tel lieu de la République qu'elle voudrait choisir. Elle n'obtint pas ce qu'elle désirait; seulement, après la Terreur, un décret de la Convention du 10 floréal an III (29 avril 1795) ordonna que, sur les biens séquestrés de la duchesse, un payement lui serait fait d'une somme de 180,000 fr., et, lors de la déportation de fructidor an V, la loi du 19 de ce mois (5 septembre 1795) prononça son exclusion du territoire de la République, en lui accordant une pension annuelle de 50,000 fr.

Mme la duchesse de Bourbon se rendit immédiatement en Espagne, avec Mme la duchesse d'Orléans, sa belle-sœur (mère du feu roi Louis-Philippe). Après un voyage pénible, elle passa la frontière de Catalogne, où elle se vit d'abord dans une situation qu'on aurait peine à se figurer. « Les déportés, dit l'un d'eux, le conventionnel Rouzet, l'un des compagnons de route et d'exil de la duchesse, se trouvèrent tellement aux expédients, en arrivant en Espagne, que la duchesse de Bourbon commença par être obligée d'emprunter quelque argent à un Espagnol qu'elle n'avait jamais vu. Mais bientôt elle reçut la pension stipulée en sa faveur; elle fixa sa résidence en Catalogne, à Soria, près de Barcelone. « Mme de Bourbon, dit le même Rouzet, se signale aujourd'hui plus que jamais par sa soumission aux décrets de la Providence; elle laisse également au Ciel à régler le sort de son mari et de son fils. Tout entière aux œuvres de la charité chrétienne, Mme de Bourbon n'est, pour ainsi dire, plus qu'une sœur grise, qui reçoit dans sa maison de campagne, auprès de Barcelone, jusqu'à deux cents malades par jour, qu'elle panse et soulage lorsqu'ils sont dans le besoin. Elle ne quitta pas cette résidence pendant tout le temps que Barcelone fut occupée par les troupes françaises à partir de 1809, et n'eut point à se plaindre des procédés qui furent suivis à son égard. C'est même pendant cette occupation qu'elle fit imprimer, sans nom de lieu, mais à Barcelone même, deux nouveaux volumes intitulés, le premier: Correspondance entre madame de B. et M. R. (Ruffin) sur leurs opinions religieuses, et le second Suite de la correspondance entre madame de B. et M. B. et divers petits contes moraux de madame de B. « Si j'ai fait imprimer cette correspondance, dit l'auteur, c est par la difficulté que j'ai éprouvée en voulant en faire faire plusieurs copies, ce qui eût été fort long et tort dispendieux. J'en ai fait tirer un très petit nombre d'exemplaires pour donner à mes amis, et les planches (elle veut dire les formes) en sont détruites (t. 11, p. 41). Ces deux volumes, qui n'ont rien de commun avec les deux ouvrages dont nous avons déjà parlé, ont été mis à l'index à Rome.

M. Ruffin, à qui Mme la duchesse de Bourbon confiait ses idées politiques et religieuses, était le militaire français qui avait été chargé par le Directoire de l'accompagner jusqu'à la frontière d'Espagne, après le 18 fructidor. Ses bons procédés envers la princesse exilée et ses qualités personnelles lui gagnèrent le cœur de Mme de Bourbon, qui conçut pour lui l'amitié la plus tendre, ainsi qu'elle le raconte elle-même, dans l'avant-propos historique qu'elle a placé en tête de sa correspondance. Ce commerce épistolaire dura depuis le mois d'octobre 1799 jusqu'au 29 janvier 1812. Le bon ange Michel était la dénomination que M. Ruffin avait reçue de la princesse, et qu'il avait adoptée pour signature dans cette correspondance. S'il est facile de signaler des erreurs d'esprit dans les lettres de la duchesse, il est bien plus facile encore, et surtout bien plus doux, d'y reconnaître, ce qui est en effet, un bon cœur et une grande générosité de sentiments. Même à l'époque du 18 fructidor, la duchesse de Bourbon témoignait le plus grand regret d'être forcée de quitter la France. « Oui, je dois concevoir, dit-elle, plus d'espérance que jamais de mon retour en France, et, sûrement, je ne suis pas celle qui sent le moins vivement le bonheur de la paix qu'elle vient de faire (la paix d'Amiens) car j'ai en horreur tout ce qui tient à la guerre et à la destruction volontaire de l'humanité. Mais la rentrée des émigrés avant la mienne me fait craindre que Bonaparte, ainsi que tous les grands hommes, n'ait son petit coin de faiblesse, et qu'il n'en soit pas assez exempt pour rendre justice à ceux d'entre les… qui ont été constamment fidèles à leur patrie. Le temps m'apprendra si je me trompe. Je n'ose donc me livrer entièrement à l'espérance, ainsi qu'à la joie que me causerait le bonheur de revoir mes amis. » (Lettre XVII, t. II, p. 93.)

Dans de plus hauts sujets, elle est plus remarquable encore. Il est beau, il est attendrissant d'entendre plus loin Mme de Bourbon combattre les préventions dont M. Ruffin s'était laissé surprendre contre les doctrines philanthropiques du XVIIIe siècle. On avait monté la tête à M. Ruffin particulièrement contre l'abbé Raynal, par une grossière calomnie qu'il avait accueillie beaucoup trop légèrement. Il la transmet à Mme de Bourbon. Elle ne sait pas précisément elle-même à quoi s'en tenir, et elle admet presque le fait comme le lui rapporte dans sa bonne foi M. Ruffin mais qu’à cela ne tienne « Ne vous endurcissez pas, lui écrit-elle, sur le sort des malheureux nègres, qui n'est que trop réel, parce que Raynal gagna à cette traite 100,000 fr. (c'est ce qu'on avait fait croire à M. Ruffin, et ce qu'il avait mandé à Mme de Bourbon). Est-ce parce qu'un homme d'une plume savante sait attendrir votre cœur sur une injustice atroce sans en être lui-même touché, que vous renonceriez au beau sentiment de la pitié qui vous eût fait voler au secours de ces malheureux? Et pouvez-vous éteindre cette chaleur divine en vous disant: Raynal a acheté et vendu des nègres? Non, mon bon ange; si cette chaleur était en vous, celle de la pure et divine charité, elle subsisterait toujours dans votre cœur, mais sans haine, sans désir de vengeance envers les instruments de cette injustice. Vous brûleriez du désir qu'elle fût anéantie et réparée aussitôt que possible; mais vous ne vous permettriez jamais de répandre le sang pour venger les victimes. Telle est la morale de cette religion pure que je vous prêche, etc. » (Lettre xix, t. 1er, p. 113.) C'est avec la même chaleur de cœur qu'elle défend, contre les préventions de M. Ruffin, toutes les causes justes, et, comme on l'a vu, la Révolution elle-même dans ses grandes lignes et son grand courant. C'est un livre vraiment curieux à lire que cette correspondance, presque aussi curieux qu'il est rare, et il est si rare que, même au poids de l'or, on le chercherait en vain chez les libraires. Mme de Bourbon s'y montre en maint endroit pleine d'admiration pour Bonaparte, et dans des lettres écrites presque au moment où il allait être le meurtrier du fils de la duchesse. La lettre qui suivit la nouvelle de l'exécution du duc d'Enghien, et où elle parle de ce malheur, est plus remarquable encore, sous un certain rapport, qu'on n'aurait osé s'y attendre « Ah ! mon enfant, souffrez que je vous donne ce nom cruel et cher à mon cœur. Je viens d'en perdre un selon la chair, faites que j'en retrouve un autre en vous selon l'esprit! Hélas ! j'engendrai le premier dans la douleur: il fut élevé loin de moi pour ma douleur; il suça des principes qui m'ont causé bien des douleurs, et je le perds par suite de ces principes, dans les plus mortelles de toutes les douleurs. Vous fûtes, mon cher ange, dans les premiers instants de notre connaissance, un adoucissement dans mes chagrins; votre belle âme se fit sentir à la mienne. Vos lettres ont souvent suspendu mes douleurs; la dernière est une espèce de baume appliqué sur la plaie saignante de mon cœur,» etc. (Lettre lxii, t. 1er, p. 344.) Et, au milieu de tout cela, pas une échappée de haine contre Bonaparte. Quels que fussent les nouveaux et bien justes motifs qu'elle avait de le haïr, il parait que la surnaturelle mansuétude de Mme de Bourbon n'en fut point altérée car, au mois de février 1806, elle écrivait : « Je me réjouis de vous retrouver avec la paix, dont je partage avec la France la joie et le bonheur. Hélas ! si tous les hommes jugeaient et sentaient comme moi, elle n'eût pas été achetée par tant de sang répandu, car la guerre n'eût jamais été entreprise, » (Lettre lxxxiii, t. Icr, p. 469.) Plus tard, elle disait encore (juillet 1807) : Il vaudrait beaucoup mieux ne jamais quitter cette bonne France, et que la paix m'y ramenât, comme l'a promis celui à qui rien ne résiste (allusion sans doute à quelques mots de Napoléon rapportés à la princesse). Mourir dans les bras de ma fidèle amie est tout ce que je souhaite sur cette terre. Je n'ai besoin ni d'habitations ni de richesses, mais de cœurs sincères et bons; voilà ce qu'il me faut, surtout dans ma chère patrie.. (Lettre xcvi, t. II, p. 42.) A l'occasion des premiers mouvements militaires qui allaient faire éclater en Espagne la révolution de 1808, elle écrivait : « De tout ce qui se passe, s'il allait en résulter pour moi la possibilité de retourner en France, avec quelle satisfaction je recevrais encore vos embrassements, mon bon ange. Mais quelle douleur s'il fallait, au contraire, m'éloigner du continent. Dieu me préserve de fixer mes jours si loin de ma patrie et de mes plus chères amies !» (Lettre cxi, t. II, p. 102.) « Mon exil me semble bien inutile au salut de l'empire et au bonheur de l'empereur. Comment se peut-il que je ne puisse en obtenir la fin, surtout après l'avoir demandée avec tant d'insistance et de constance?» (Lettre ex, t. II. p. 118.)

Il parait qu'il a encore existé un quatrième ouvrage de la duchesse de Bourbon, tiré à très petit nombre, sous le titre de Mémoires. On dit que ce livre, où l'on trouvait des choses extrêmement singulières, a été soigneusement supprimé, après la mort de l'auteur.

Rentrée en France à l'époque de la Restauration, la duchesse de Bourbon continua de vivre séparée de son mari, toujours occupée de bonnes œuvres. Elle avait établi dans son hôtel, rue de Varennes, un hospice, dit hospice d'Enghien, pour recevoir des pauvres malades, et elle l'avait confié à des sœurs de charité, selon son cœur. Elle vécut ainsi, sans faire sa cour à personne, dans la pratique de ses théories charitables. Tout semblant lui promettre encore de longs jours lorsqu'elle fut frappée d'une mort subite, sans agonie, de telle sorte que la mort a été pour elle comme un simple évanouissement. Le 10 janvier 1822, à une heure après midi, elle s'était rendue à l'église de Sainte-Geneviève pour y assister aux cérémonies religieuses, célébrées pendant l'octave de la fête patronale de cette église. A deux heures, la procession commença et la princesse la suivait quand; tout à coup, elle parut éprouver une certaine vacillation, qu'elle s'efforça de surmonter pour ne pas interrompre la cérémonie ; mais le mal prit le dessus, et la princesse tomba en défaillance. Elle eut encore la force de demander de l'eau. Lorsqu'on eut approché le verre de ses lèvres, elle le repoussa. Un missionnaire s'approcha en cet instant, pour recueillir ses dernières paroles et lui donner l'absolution; mais elle ne put prononcer un seul mot. Elle fut transportée immédiatement à l'Ecole de Droit, située sur la place, en face de l'église, dans l'appartement de l'un des professeurs de l'école (M. Grappe), qui s'empressa de mettre à la disposition des gens de la duchesse de Bourbon tout ce qui était chez lui. On la plaça d'abord, évanouie, sur un canapé mais, pour lui administrer des soins avec plus de succès, à l'arrivée des médecins qu'on avait envoyé chercher, on l’a transporta sur un lit de l'appartement, où elle expira quelques minutes après. Son corps fut ensuite transporté à Dreux, et déposé dans le tombeau de sa famille.