1866 - Cherbuliez - Revue critique des livres nouveaux

1866 cherbuliezRevue critique des livres nouveaux
Rédigée par Joël Cherbuliez
Seconde série – 9ème année – 34ème de la collection
Paris, librairie de la Suisse romande, rue de Seine, 33
Genève, Joël Cherbuliez, libraire
1866

Critique du livre de Ad. Franck : La philosophie mystique en France, pages 129-132

LA PHILOSOPHIE MYSTIQUE EN FRANGE À LA FIN 18e SIÈCLE. Saint-Martin et son maître. — MARTINEZ PASQUALIS, par Ad. Franck, membre de l'Institut, prof. au collège de France, Paris, Baillière, libr.-édit., 1866.

Ce livre est l'exposé des doctrines mystiques du célèbre philosophe inconnu. St-Martin est sympathique par sa candeur, sa sincérité de conviction ; il ne s'est pas fait mystique comme maint autre; il était né pour l'être. Faible d'organisation, d'apparence délicate, élégant dans ses proportions, beau de visage, avec des yeux doublés d'âme, comme lui dit une de ses dévotes, d'un esprit fin et délicat, d'un naturel tendre et aimant, forcé, par l'humeur sévère de son père, à refouler au dedans de lui ses meilleurs mouvements, il fut jeté par là même vers les solitaires contemplations; la lecture d'un ouvrage d'Abbadie, son penchant pour Martinez Pasqualis, surtout sa passion pour les rêveries de Jacob Bœhm, et le dégoût de la jurisprudence et de l'art militaire firent largement le reste.

Il aimait le monde, il y était goûté et se plaisait à y faire des prosélytes, surtout parmi les femmes auprès desquelles il était toujours le bienvenu par son esprit, sa délicatesse, sa douceur et sa pureté.

Mystique par nature et par ses études, il se lia, on le com [page 130] prend, avec des mystiques, entre autres avec un baron bernois, moitié magistrat, moitié militaire, qui voulait connaître toutes les sciences et pénétrer dans le monde surnaturel. C'est ce baron qui lui raconte les aventures du général Gichtel, qui n'a jamais été même simple soldat mais qui, par des armes spirituelles invisibles, avait réellement gagné sur Louis XIV, en lieu et place de Malborough et d'Eugène, les batailles d'Hochstets, d'Oudenarde et de Malplaquet. Ce même terrible général avait épousé, le jour de Noël 1673, la sagesse éternelle; laquelle, après la mort de son mari, vint, à diverses reprises, mettre de l'ordre dans ses papiers et corriger ses manuscrits.

St-Martin est beaucoup plus un théosophe, c'est-à-dire un discoureur mystique sur Dieu, sa providence et ses œuvres, qu'un théurge, c'est-à-dire un homme qui cherche les moyens magiques de se mettre en communication avec le monde immatériel.

Il a été même quelquefois vrai philosophe, par exemple dans son opinion sur le don de la parole, laquelle n'est point une invention de l'homme, mais dérive spontanément et nécessairement de nos facultés intellectuelles et morales ; de là, malgré les différences d'idiomes, ces lois générales et ces racines communes qui dominent toutes les langues et les précèdent dans l'esprit humain.

Il n'est pas moins philosophe quand il pense que c'est une véritable révélation que nous trouvons en nous dans cette voix du sens moral, dans ces idées et ces affections premières dont les sens sont incapables de nous expliquer l'origine et qui nous transportent au delà du monde visible, nous élevant dans un sentiment indestructible d'amour et d'admiration jusqu'à la source de notre existence et de notre pensée, ou bien encore, quand il voit dans la nature entière une révélation continuelle, active et effective, pourvu qu'auparavant l'homme ait pris conscience de la sublime dignité de son être.

Il nous paraît philosophe quand, à l'idée de la souveraineté des peuples et de leurs gouvernements, il oppose une volonté plus souveraine, celle qui leur fait sentir leur impuissance. Que les peuples essayent de résister à cette impulsion mystérieuse de la volonté providentielle, ils la feront triompher indirectement par [131] les calamités qu'ils attireront sur leurs têtes; ils démontreront même par leurs crimes les lois de la sagesse et de la justice divines. « L'histoire des nations, » dit St-Martin, est « une sorte de tissu vivant et mobile où se tamise, sans interruption, l'irréfragable et éternelle justice. »

Admettre ce tamisage, suivant M. Franck, c'est rendre impossible l'existence de la liberté. Mais il nous semble que si l'on ne prend pas si fort à la lettre cette expression métaphorique, il n'en résulte qu'une grande vérité, savoir que la Providence corrige à la longue, par l'action du temps, les bouleversements trop prolongés que pourrait amener une liberté sans contrôle. Il faut bien croire à une force réparatrice quand on admet celle qui peut être destructrice.

Un autre point sur lequel nous sommes disposé à louer St-Martin, c'est que tout mystique qu'il est, il a soin de maintenir distincte en tout et partout la personnalité humaine. Elle ne vit qu'en Dieu, mais séparée de Dieu, et douée par lui d'une activité propre. Si notre esprit est comme un miroir dans lequel se réfléchit l'image divine, il faut que ses attributs les plus essentiels soient précisément ceux qui font de lui un être libre, un esprit vivant, une personne. Le désir est le fond même de cet esprit, sa racine. C'est par le désir que Dieu est tout d'abord entré en nous et que nous avons la puissance de retourner en lui, mais sans nous y absorber et y disparaître. Nous admirons, nous adorons, mais nous restons vivants, actifs, coopérateurs.

Nous laissons de côté les opinions de St-Martin sur la chute, pensant avec M. Franck que la thèse de la perfectibilité peut se prévaloir aussi bien que celle de la déchéance des arguments de fait et de raisonnement que le philosophe mystique rassemble ; nous n'ajouterons qu'un mot sur sa doctrine de la réhabilitation. Il admet que l'homme se relève et s'élève par la lutte et la souffrance. « Le temps est la monnaie de l'éternité, ce n'est que l'éternité subdivisée, c'est ce qui doit donner à l'homme tant de joie, tant de courage et d'espérance. Comment nous plaindrions-nous de ne pas posséder encore l'éternité, si, en nous en donnant la monnaie, on nous a donné de quoi l'acheter. » « C'est toujours (p. 169), au prix d'un combat intérieur et de la douleur qui l'accompagne que les affections misérables de ce monde sont remplacées dans [132] notre âme les unes par les autres jusqu'à ce qu'on arrive à l'affection vive et unique dont Dieu est à la fois l'auteur et l'objet. Or, le temps n'est pas autre chose que cet ordre même, que cette suite de nos affections changeantes qui a pour terme et pour but l'amour divin. Dès que l'âme est arrivée là, elle échappe même pendant cette vie à l'empire du temps et entre dans l'éternité, ou pour parler plus exactement, c'est l'éternité qui entre en elle, qui s'infiltre en sa substance. »

Mais si l'homme ne se laisse pas ramener par la lutte et la souffrance ?

Alors, il est ramené malgré lui par la force de la justice, et c'est encore le temps qui devient l'instrument de son salut. « Dieu laisse porter à l'extrême l'action perverse, parce que par là elle ne peut manquer de se briser et de se détruire. »

Et si cette vie n'y suffit pas, la vie à venir continuera et complétera ce que la vie présente n'aura pu faire. Ce prolongement de temps fera le supplice des rebelles.

Finalement, il y aura réintégration. L'esprit le plus revêche devra se dépouiller de son orgueil et rentrer dans l'harmonie universelle.

Nous en avons dit assez. Il y a bien des rêveries dans St-Martin, beaucoup plus même que nous ne l'avons laissé voir dans cet article, mais à côté de ces rêveries il y a un homme intéressant, une bonne nature et à bien des égards un vrai philosophe. « C'est, nous dit M. Frank en terminant, une âme aimante et tendre, un esprit d'une trempe délicate et forte, où l'élévation et souvent la profondeur n'excluent pas la finesse, enfin, un écrivain original dont la grâce naturelle a le don de charmer ceux-là même qu'elle ne persuade point. »

Remercions M. Frank d'avoir employé son talent d'érudit, de penseur, d'écrivain, à nous faire connaître l'aimable théosophe dans un petit volume qui contient tant de choses et se fait lire si facilement. E. G.

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