II. Mysticisme pratique, p.345-353

On connaît la philosophie spéculative de Saint-Martin. Il s'agit maintenant de savoir quelles applications il en fait aux principales questions qui préoccupaient ses contemporains, particulièrement à celles qui relèvent de la philosophie des langues et de la philosophie politique. La philosophie des langues de Saint-Martin offre, à travers bien des bizarreries, auxquelles il faut s'accoutumer avec lui, des traits remarquables et des vues d'une rare profondeur. Elle est en opposition avec les théories alors régnantes et s'accorde assez bien avec les doctrines les plus autorisées de notre temps. Suivant lui, la parole n'a pas été inventée, comme le prétendaient Condillac et ses disciples, après une période d'aphonie plus ou moins considérable et après une plus ou moins longue série de tâtonnements : elle est l'accompagnement nécessaire de la pensée et son expression naturelle. − On reconnaît là la théorie reprise peu après par de Maistre et développée depuis par [page 346] M. Renan et par plusieurs autres auteurs contemporains, − Chaque être, ajoute Saint-Martin, a son langage, qui varie avec sa nature, les animaux ont leurs mouvements et leurs cris par lesquels ils trahissent ce qu'ils éprouvent intérieurement ; les corps bruts eux-mêmes ont des propriétés extérieures, qui sont comme autant de signes de leurs propriétés les plus intimes ; de même l'homme a la parole, qui est la révélation de son intelligence et qui en est inséparable.

Suivant Saint-Martin, la parole se perfectionne en même temps que l'intelligence et devient plus précise et plus nette à mesure que celle-ci saisit les choses avec plus de précision et de netteté. Mais il ne faut pas croire, comme on le fait trop généralement, que la netteté et la précision soient les seules ni même les plus hautes qualités soit de l'intelligence soit de la parole. La perfection de l'intelligence ne consiste pas, en effet, à s'isoler du sentiment et à saisir les choses nettement, mais sans ardeur et sans énergie ; de même celle de la parole ne consiste pas à rendre dans un langage net, mais sans chaleur, et sans vigueur, les pâles conceptions d'une intelligence appauvrie que le feu intérieur ne féconde et n'anime pas. Dans ces conditions, la pensée et la parole se dessèchent et languissent, comme des plantes dont la sève s'est retirée. Elles ne reverdissent et ne renaissent qu'autant que l'homme pense et parle avec son intelligence et avec son cœur, en un mot, avec son être tout entier. Saint-Martin anticipe ici, sans s'en douter, [page 347] sur la doctrine la plus féconde de notre siècle, sur celle qui a donné naissance au mouvement romantique et substitué à la langue terne et émaciée des idéologues et des classiques de la décadence la langue riche et brillante de Chateaubriand et de Lamennais, de Michelet et de Jean Reynaud.

Une autre vue de Saint-Martin dont on peut contester la valeur, mais qui ne manque pas d'originalité et qui n'a pas eu une médiocre fortune, c'est celle de l'unité des langues. Cette unité des langues ne tient pas, suivant lui, comme suivant de Bonald, à une révélation mystérieuse et surnaturelle ; elle tient à l'unité de la nature humaine, qui les a produites. De plus elle ne porte pas sur tous leurs éléments, mais seulement sur quelques-uns, parce que, dans notre nature, la diversité coexiste avec l'unité. C'est là, sous une forme générale, la moderne théorie, qui veut que toutes les langues aient des radicaux communs qui les rapprochent, et des flexions différentes, qui les diversifient (13. Lettre à Garat ; le Crocodile, passim.)

Nous ne voulons pas discuter ici la question de l'unité des langues, dont l'examen nous entraînerait beaucoup trop loin. En ce qui concerne leur origine et leur formation, nous donnons, sauf quelques réserves, gain de cause à Saint-Martin. Nous admettons avec lui qu'elles sont naturelles à l'homme et ne sont point des inventions ultérieures de la réflexion humaine ; nous admettons également que la nature, qui les a produites [page 348] spontanément, les développe de même, d'après certaines lois assez analogues à celles qui régissent les êtres vivants, de sorte que leur mouvement à travers la durée a un caractère organique et non mécanique. Cependant nous croyons que ce mouvement n'est pas tellement fatal qu'il exclue toute intervention réfléchie de la part des sujets parlants. Si un homme vient à bout, par son travail réfléchi, de perfectionner son style, pourquoi un peuple ne réussirait-il pas, par un travail semblable, à perfectionner sa langue ? Et de fait, l'expérience prouve qu'il en est souvent ainsi. Les grands siècles littéraires ont presque toujours paru, quand l'esprit de réflexion se mêlait, à plus ou moins forte dose, à la spontanéité primitive ; en d'autres termes, ils ont presque toujours été précédés d'une élaboration voulue de la langue. Cette élaboration, les sophistes l'accomplirent chez les Grecs et préparèrent ainsi le siècle de Périclès ; l'Académie française, l'hôtel de Rambouillet et une foule de grammairiens, dont Vaugelas était le plus éminent, la firent chez nous et inaugurèrent par là le siècle de Louis XIV.

Le dix-huitième siècle que les questions d'origines attiraient, s'était posé la question de l'origine de la société, comme celle de l'origine du langage, et l'avait résolue d’une manière analogue, je veux dire par l'intervention du calcul et de la réflexion. Suivant Rousseau, la société résulte d'une convention, aux termes de laquelle chaque homme aurait renoncé à une partie de ses droits, pour s'assurer la [page 349] jouissance de tous les autres : c'est ce qu'il nomme le contrat social, et ce contrat est, à ses yeux, l'expression de la volonté générale, identique à la souveraineté du peuple.

Malgré sa sympathie pour Rousseau, Saint-Martin rejette cette théorie. Il ne comprend pas comment les hommes, encore isolés et sans expérience, auraient pu se rendre compte des avantages de la société, s'entendre pour la constituer et tomber d'accord sur les principes qui devaient lui servir de base. Si le langage parait avoir été nécessaire, comme Rousseau l'a dit lui-même, pour inventer le langage, la société parait avoir été nécessaire pour inventer la société. Suivant Saint-Martin, la société est donc, comme le langage, non un fait conventionnel, mais un fait naturel. Elle n'a pas été inventée, à un moment donné, par des volontés auparavant isolées ou divergentes et qui auraient fini par se rapprocher et se mettre d'accord. La société humaine est aussi ancienne que la nature humaine et n'en est que l'expansion. Les peuples, les constitutions, les institutions, tout cela − Saint-Martin l'a dit avant de Maistre − naît, se forme, se développe naturellement, sous l'action des circonstances, ou plutôt sous celle de la Providence, qui les dispose et les combine à son gré. Ce sont là des choses que nous devons nous borner à recevoir d'en haut toutes faites, au lieu de nous ingénier à les faire avec nos réflexions, toujours courtes par quelque endroit. Si la philosophie du temps, au lieu de spéculer sur la manière dont les faits ont dû se [page 350] passer, avait un peu mieux observé de quelle manière ils se passent, elle n'aurait pas méconnu une vérité aussi claire, C'est une leçon qui, pour être adressée à la philosophie qui s'arrogeait le privilège de l'observation, par un mystique, par un rêveur, n'en est que plus piquante (14. Éclair sur l'association humaine, p. 6 ; Lettre à un ami sur la révolution, p. 20.)

De cette théorie de la société Saint-Martin déduit une théorie de la souveraineté, qui est également contraire à celle de Rousseau. Si la société, dit-il, se développe d'après des lois inhérentes à sa nature ou plutôt identiques à la volonté même de Dieu, l'intervention réfléchie du peuple dans les affaires de l'État n'a pas de raison d'être. Elle ne peut, en effet, entraver l'accomplissement des desseins de la Providence qui change les obstacles qu'on lui oppose en moyens pour parvenir aux fins qu'elle se propose. Ici encore, la spontanéité fait tout ; la réflexion ne fait rien. Spontanément et sans savoir pourquoi les populations se groupent autour du personnage éminent dont elles ont besoin pour organiser ou se défendre, et bientôt porté comme par un courant irrésistible, l'homme providentiel atteint le but que le doigt de Dieu lui avait marqué. C'est, on le voit, en face de la théorie du droit populaire, tel que J.-J. Rousseau l'entend, la théorie du droit divin − d'un droit divin fondé non sur la tradition, mais sur la nature, que Saint-Martin élève d'une main vigoureuse. [page 351]

Ces principes posés, Saint-Martin se demande quel est l'idéal auquel la société doit tendre et qu'elle doit chercher à réaliser. Suivant lui, cet idéal est une sorte de république divine dont tous les membres seront unis par les liens de la charité ; la loi enseignera, au lieu de commander ; où la peine aura pour but l'amélioration du coupable et n'ira jamais jusqu'à sa destruction, qui exclurait cette amélioration même.

C'est une conception moitié chrétienne, moitié platonicienne, que couronne la doctrine de l'abolition de la peine de mort.

On voit qu'en politique, comme ailleurs, les vues de Saint-Martin sont dignes de considération. S'il a donné à sa cité idéale un caractère un peu chimérique, en la faisant reposer sur une conception trop optimiste de la nature humaine, il a eu le mérite de faire intervenir la spontanéité là où on faisait intervenir avant lui, la seule réflexion, je veux dire dans la fondation de la société et même dans celle de la souveraineté. Seulement, il a exagéré son importance sur ce dernier point. Sans doute c'est par des mouvements spontanés que la plupart des souverainetés se sont établies dans les âges primitifs ; mais s'ensuit-il qu'elles ne puissent et ne doivent jamais s'établir par des actes réfléchis ? Si, à mesure que l'homme se développe et que la spontanéité fait place chez lui à la réflexion, il applique utilement cette dernière à ses affaires privées, on ne voit pas pourquoi il ne l'appliquerait pas utilement aussi aux affaires [page 352] publiques. C'est dire, que la volonté réfléchie de tous peut être, à un aussi juste titre que leur acclamation spontanée, le fondement de la souveraineté.

L'idée qu'il faut se faire de Saint-Martin ressort suffisamment de la longue étude que nous lui avons consacrée. C'est un mystique. A ce titre, il demande la vérité, non à l'observation sensible ou à la raison raisonnante, mais au cœur, au sens moral pour parler son langage dont les inspirations se confondent généralement avec les données fondamentales de la raison spontanée et intuitive, mais sont aussi quelquefois viciées par le mélange des rêveries d'une imagination sans règle et sans frein. De là les grandes vues morales, politiques et religieuses, qui constituent le fond de son système, et les fantaisies étranges qui en altèrent la pureté et font que, si par certains côtés il rappelle le platonisme, par d'autres il semble annoncer le spiritisme.

Bien que les spéculations de Saint-Martin ne s'accordent guère avec l'esprit de l'Occident, en général, et avec celui de notre nation, en particulier, il y a exercé une certaine influence et y a trouvé des appréciateurs dignes de lui. Non seulement de Maistre, qui n'abuse pas de la louange, loue notre théosophe, mais il s'inspire de ses idées dans plusieurs de ses ouvrages ; Mme de Staël trouve qu'i1 a des lueurs sublimes ; Joubert, qu'il a la tête dans le ciel, et Cousin le proclame l'interprète le plus complet, le plus profond et le plus éloquent que le mysticisme ait eu dans notre pays. Depuis, ces [page 353] jugements ont été confirmés par les études ingénieuses de Sainte-Beuve et de Caro, par le savant ouvrage de Matter et surtout par le livre excellent et définitif de M. Franck (15. Franck, Philosophie mystique en France, au dix-huitième siècle, Germer Baillère, 1866.)

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