Première partie. Idéologie théorique.
Chapitre premier. Garat et Laromiguière. Premiers essais d’idéologie. I. Garat, pages 1-13

Au lendemain de la Terreur, la Convention, rentrée en possession d'elle-même, songea à réorganiser l'instruction publique et la haute culture intellectuelle, qui avaient disparu dans la tempête : elle créa l'École Normale et l'Institut. Ces deux créations furent marquées au cachet de son génie essentiellement unitaire et centralisateur ; car elles eurent pour but d'animer du même esprit [page 2] et ceux qui étaient chargés de répandre les connaissances humaines et ceux qui avaient pour mission de les élaborer. Malgré son peu de durée (1. La création de l'École avait été décrétée le 3 brumaire 1794 ; l'École cessa de fonctionner le 30 floréal 1795), l'École Normale rendit de grands services, grâce à la haute capacité des maîtres et à l'incontestable mérite des élèves. Quant à l'Institut, il fut — nous le verrons — un véritable foyer de lumières et prouva, par un exemple éclatant, que, si l'association produit des effets prodigieux dans l'ordre économique, elle ne donne pas des résultats moins merveilleux dans l'ordre intellectuel.

Parmi les maîtres de la nouvelle École, il suffit de citer Garat, pour la philosophie ; Bernardin de Saint-Pierre, pour la morale ; Volney, pour l’histoire ; La Harpe, pour la littérature ; Berthollet, pour la chimie, et Laplace, pour les mathématiques : c'était l'élite des lettrés et des savants de l'époque. Quant aux élèves, ils avaient été nommés à l'élection — un par district — dans toute la France, et on comptait parmi eux bon nombre d'hommes faits et déjà connus par des travaux estimables. Aussi, au lieu de les astreindre à recevoir passivement les leçons des maîtres, on leur permettait de les discuter dans des conférences, où ils déployaient plus ou moins d'intelligence et formulaient des objections plus ou moins sérieuses. C'est ce que nous allons voir, en étudiant rapidement [page 3] les leçons de Garat, qui enseignait, sous le nom d'analyse de l'entendement, changé plus tard en celui d'idéologie, la philosophie de Condillac.

Garat était né en 1749, à Urbain, près d'Ustaritz, au fond du midi. Plein de confiance en lui-même et comptant sur son étoile, comme la plupart de ses compatriotes, il partit jeune encore pour Paris, s'insinua auprès des encyclopédistes, qui étaient alors les grands dispensateurs de la renommée, et écrivit, avec sa facilité méridionale, plusieurs éloges qui furent couronnés par l'Académie française. Buffon le proclama un véritable écrivain et La Harpe fut jaloux de lui : c'était, comme on dit aujourd'hui, un homme arrivé. Quand la Révolution éclata, il profita de la notoriété qu'il s'était acquise dans les lettres pour s'ouvrir la carrière de la politique ; il se fit envoyer par les Basques à l'Assemblée Constituante. Il ne joua pas un grand rôle dans l'Assemblée même, mais il s'en fit un au dehors, qui ne manquait pas d'importance et qui était parfaitement approprié à la nature de son talent souple et facile : il analysa, dans le Journal de Paris, qui comptait 12000 abonnés, — chiffre énorme pour ce temps-là, — les séances de l'Assemblée nationale.

Sous la Convention, Garat fut nommé, sur la recommandation de Danton, ministre de la justice d'abord, puis ministre de l'intérieur, et encourut le reproche, sinon de cruauté, au moins de faiblesse, à la suite des événements qui ensanglantèrent cette terrible époque. Chargé de lire à [page 4] Louis XVI son arrêt de mort, il plaignit le malheureux roi et admira ses vertus ; mais il n'en conserva pas moins ses fonctions. Il est vrai qu'il n'aurait pu s'en démettre sans condamner la politique du moment et sans jouer sa tête. D'ailleurs, s'il louait Louis XVI, il louait également Robespierre et, plus tard, il loua davantage encore Napoléon, moins peut-être par calcul que par bonhomie et par tic de rhéteur. Néanmoins ses variations lui valurent une place dans le Dictionnaire des Girouettes, et il faut convenir qu'il y avait bien quelque droit.

Les leçons que Garat fit à l'École Normale furent pleines d'éclat et obtinrent le plus brillant succès. Il était un de ces orateurs diserts qui, sans remuer l'âme profondément, s'emparent sans effort, par le charme et la grâce, de l'oreille et de l'esprit de ceux qui les écoutent. Il exposa, dans sa première leçon, l'objet de cette analyse de l'entendement qu'il était chargé d'enseigner et à laquelle l'esprit du temps avait réduit la philosophie, sous prétexte que la plupart des questions que cette dernière se pose, échappent à l'expérience et ne sont pas susceptibles d'être résolues scientifiquement. — C'était le positivisme avant les positivistes, tant il est vrai qu'il n'y a rien de nouveau sous le soleil. — Garat retraça ensuite la marche progressive de la science nouvelle et essaya d'en caractériser nettement les principaux promoteurs, un Bacon, un Locke, un Condillac. Il s'était, disait-il nourri pendant longtemps de leurs écrits et se proposait de composer, [page 5] sous leur inspiration, un grand ouvrage d'analyse : « Il y a vingt ans que je le médite, s'écriait-il, mais je n'en ai pas encore écrit une seule page. C'est au milieu de vous que je vais faire l'ouvrage : nous allons le faire ensemble. Naguère et lorsque la hache était suspendue sur toutes les têtes, dans ce péril universel auquel nous avons tous échappé, un des regrets que je donnais à la vie était de mourir sans laisser, à côté de l'échafaud, l'ouvrage auquel je m'étais si longtemps préparé. »

Cet ouvrage que Garat méditait, depuis vingt ans, et que le bourreau avait failli nous ravir, sans le savoir, il a pu le méditer encore quarante, puis qu'il n'est mort qu'en 1833, et il ne nous l’a pas donné.

Dans la leçon suivante, Garat se montra plus sérieux ; il traça le plan de son cours avec beaucoup de netteté et de précision. Il le divisa en cinq parties. Il devait traiter, dans la première, des sens et des sensations dont tout le reste découle ; dans la seconde, des facultés de l'entendement, qui combinent les sensations et dirigent les sens ; dans la troisième, des idées telles que l'entendement les élabore ; dans la quatrième, des signes, qui servent à exprimer soit les idées, soit les sensations elles-mêmes ; dans la cinquième, de la méthode, qui joue un si grand rôle dans l'exercice des diverses facultés et dans la production des phénomènes qui en dérivent. C'était là, on l'a remarqué, un plan excellent, étant données les limites de la science nouvelle, et, si Garat avait eu le temps et la [page 6] patience de le réaliser, il aurait peut-être élevé à l'idéologie un monument comparable à celui que Destutt de Tracy lui éleva un peu plus tard. Mais, le plan seul a été tracé ; le monument n'a pas été construit il ne nous en reste que quelques pierres d'attente.

Quoiqu'il en soit, les leçons que Garat fit à l'École Normale furent remarquées entre toutes et obtinrent un succès éclatant. Elles étaient écoutées et recueillies avidement par un auditoire de plus de deux mille personnes; un journal du temps payait, à raison de dix louis la feuille, le droit de les reproduire et un auditeur ravi adressait au professeur une épître de sept cents alexandrins dont les deux vers suivants peuvent donner le diapason :

Je t'entendis, Garat : un nouvel univers
Vint m'offrir à l'instant ses miracles divers.

Cet enthousiasme fait honneur à notre nation qui, la barbarie de la Terreur à peine dissipée, se reprenait si vite et si vivement aux choses de l'esprit ; mais il dénote aussi son amour, toujours peu excessif, pour le beau style et le beau langage. C'était surtout par là, en effet, que se distinguait Garat : son succès même nous le dit. On n'enchante pas un auditoire de deux mille personnes, en lui parlant de philosophie, sans sacrifier un peu le fond à la forme.

Cependant, parmi les auditeurs de notre philosophe, il s'en rencontra quelques-uns qui se [page 7] préoccupèrent avant tout du fond des idées et qui s'en montrèrent médiocrement satisfaits. L'un d'entre eux adressa au professeur une lettre où il lui faisait remarquer que, si toutes nos idées viennent des sens, comme il le prétend avec Condillac, rien n'existe pour nous que ce qui tombe sous les sens ; que nous ne pouvons dès lors affirmer ni l'existence de l'âme, ni son immortalité, et que la morale n'a plus qu'une sanction terrestre et partant insuffisante.

A ces objections, en définitive assez sérieuses, Garat fit une réponse qui satisfit peut-être ses admirateurs mais qui nous parait aujourd'hui bien peu satisfaisante. Qui croirait, en effet, qu'il cherche à prouver que la matérialité de l’âme n'entraîne pas nécessairement sa mortalité, et qu'il se fonde pour cela sur ce que les atomes, qui sont les principes composants de toutes choses, ne périssent jamais ? Qui croirait qu'il affirme, sans hésiter, au lendemain des jours sanglants où l'on avait vu tomber sous le couteau tant de têtes innocentes, qu'en fin de compte chacun a toujours dans ce monde le sort qu'il mérite ?

Mais le plus redoutable contradicteur de Garat fut un personnage d'un âge mûr, ancien officier, chevalier de Saint-Louis, qui avait déjà publié plusieurs ouvrages, sous le nom de philosophe inconnu : je veux parler du mystique Saint-Martin. Envoyé à l'École Normale par ses concitoyens d'Amboise, Saint-Martin n'avait pas tardé à remarquer, en écoutant Garat, quel était celui, comme il le dit [page 8] dans son langage biblique, qui se cachait sous son manteau. Aussi, bien qu'il fût assez timide, bien que le mysticisme ne dominât pas précisément parmi les deux mille auditeurs de Garat et que, pour leur parler utilement, il eût fallu, suivant l'expression spirituelle de Saint-Martin lui-même, leur refaire les oreilles, il crut de son devoir de prendre la parole, pour protester contre les doctrines du maitre. A ses objections, présentées en termes assez brefs, Garat répondit sur le champ ; mais, dans le compte rendu de la séance, il remania sensiblement sa réponse improvisée dont il n'était pas très content. Saint-Martin en prit occasion de revenir lui-même à la charge et d'écrire au professeur une lettre développée, où il faisait valoir avec force ses arguments contre le sensualisme (2. Séances des Écoles Normales, tome III, p. 61-159.).

Suivant Saint-Martin, Garat avait tort de dériver de la sensation l'intelligence et la faculté morale : entre sentir et penser, il y a un abîme. Garat n'en convenait pas. Si, au lieu de dériver d'un seul principe toutes les opérations de l'âme, disait-il, on attribue la sensation à l’un, la pensée à un autre, on ne saura plus où s'arrêter. Il faudra reconnaître une faculté à part pour le souvenir, une pour l'acte d'abstraire, une pour l'acte d'imaginer et ainsi de suite : on multipliera les êtres sans nécessité : Quand je me mets au fond de mon âme, ajoutait-il, je reste convaincu que penser c'est [page 9] sentir ; car penser, c'est simplement distinguer les sensations. Voir le soleil et connaître le soleil, c'est évidemment une seule et même chose. A cela, Saint-Martin répond admirablement que les opérations et les calculs qu'il fait dans son entendement, pour acquérir une connaissance scientifique du soleil, sont profondément distincts des sensations que cet astre produit en lui ; que, pour en juger autrement, il faut, non pas se mettre au fond de son âme, mais demeurer à sa superficie. — Si l'intelligence du vrai n'est pas un simple effet de la sensation, il en est de même, dit Saint-Martin, de la faculté morale, qui n'est que l'intelligence et le sentiment du bien : elle offre avec la sensation, non seulement des différences, mais encore des oppositions marquées. Donc, sur ce point encore, la doctrine de Garat est entachée d'erreur.

Une deuxième objection de Saint-Martin avait trait au langage, à la parole, que Garat jugeait nécessaire à la formation de la pensée et qu'il regardait en même temps comme une invention de l'esprit humain. — Saint-Martin lui fait voir ce qu'il y d'inconciliable dans ces deux opinions et lui cite la phrase bien connue de Rousseau, que la parole parait nécessaire à l'institution de la parole. Il établit qu'il en est du langage, tel qu'il existe aujourd'hui, comme de tous les nobles attributs de l'homme, qu'il suppose un germe que nous développons, mais que nous ne créons pas, ce qui revient à dire qu'il n'a pas été inventé, mais qu'il est naturel. Enfin, une troisième et dernière objection [page 10] de Saint-Martin portait sur une prétention de Garat, souvent renouvelée depuis, sûr la prétention d'éliminer, comme oiseuse et comme insoluble, la question de. savoir si la matière pense ou ne pense pas. Saint-Martin ne comprend pas qu'on regarde comme oiseuse une question qui nous intéresse au suprême degré et de la solution de laquelle toute la morale dépend, celle de savoir si nous sommes esprit ou matière. Cette question d'ailleurs n'est pas aussi, difficile à résoudre qu'on veut bien le dire. N'est-il pas clair, en effet, qu'il y a une différence profonde entre l'homme, d'une part, et les animaux, de l'autre ? Ceux-ci restent toujours dans le même état, parce qu'ils n'ont que des sensations et sont des êtres corporels ; celui-là se perfectionne, parce qu'il pense et qu'il est un être spirituel.

Garat répond à l'objection relative au langage en vrai nominaliste : « Penser, dit-il, c'est compter, c'est calculer des sensations ; et ce calcul se fait, dans tous les genres, avec des signes, comme en arithmétique. » D'où il semble conclure que ce sont les signes qui engendrent la pensée. Puis il fait de l'esprit sur la phrase de Rousseau que son adversaire lui avait opposée, au lieu de la soumettre à une discussion sérieuse « Rousseau, dit-il, voulait découvrir les sources d'un grand fleuve, et il les a cherchées dans son embouchure, ce qui n'était pas le moyen de les trouver ; mais c'était le moyen de croire, comme on l'a dit des sources du Nil, qu'elles n'étaient pas sur la terre, mais dans le ciel. » Sur la question de la distinction de l'âme et [page 11] du corps, Garat se défend avec plus d'habileté. Il s'élève contre ceux qui veulent voir de l'impiété partout où il n'y a point de théologie. Le propre du philosophe, dit-il, est de ne juger que quand il voit clair ; de s'arrêter là où s'arrête la pleine lumière. C'est pourquoi, entre le, matérialiste, qui prétend que la matière pense, et le spiritualiste, qui soutient qu'elle ne pense pas, le philosophe sensé et modeste fait comme Locke, il s'abstient, parce qu'il ne se sent assez éclairé ni pour affirmer ni pour nier. Est-il raisonnable de lui faire un crime de sa prudence et d'ériger en autant de forfaits toutes les précautions qu'il prend pour éviter l'erreur ?

Saint-Martin répliqua qu'il comprendrait de tels doutes chez un simple particulier, mais qu'il ne les comprenait pas chez un homme investi de la fonction d'instruire ses semblables. Il les comprenait d'autant moins, disait-il, que la question, sur laquelle roulait le débat, n'était point de celles qu'on pouvait résoudre ou ne pas résoudre sans que la science cessât de subsister. Elle était telle que de la solution qu'on en donnait, dépendait celle de toutes les autres. Non content de combattre l'opinion de Garat, Saint-Martin explique comment il y a été amené par une sorte d'indécision et de mollesse d'esprit et aussi par son engouement servile pour Condillac, un auteur qui n'a pourtant rien de séduisant « Soit que j’aie mal saisi le Traité des sensations, dit-il, soit que je n'aie pas votre secret, je n'y ai presque pas rencontré de passage qui ne me repousse; et je puis dire n'en avoir pas rencontré [page 12] un qui m'attraie. Sa statue, par exemple, où tous nos sens naissent l'un après l’autre, semble être la dérision de la nature qui les produit et les forme tous à la fois. Jugez combien il y a à se reposer sur les conséquences. Pour moi, chacune des idées de l'auteur me paraît un attentat contre l'âme » Après ces énergiques paroles, notre théosophe déclarait qu'il ne mettait pas, comme Garat, Condillac et Bacon sur la même ligne. Autant, disait-il, il était repoussé par le premier, autant il était attiré par le second dont les grandes vues tranchaient si fortement avec les vues mesquines de son successeur.

Cette discussion fit du bruit, à cette époque de demi-renaissance intellectuelle : elle prit le nom de bataille Garat. Les auditeurs se partagèrent entre les deux champions, d'après leurs sympathies soit pour leur talent, soit pour leurs opinions. Garat avait montré une courtoisie de bon goût et une souplesse de dialectique qui ajoutèrent encore à sa réputation. Quant à Saint-Martin, il avait fait preuve d'une vigueur de logique, qui ne lui était pas ordinaire, et l'avait mise au service d'une doctrine pleine d'élévation. Il put donc écrire, sans trop de forfanterie, dans ce style que nous connaissons déjà, qu'il avait lancé une pierre au front d'un des Goliaths du temps, et que les rieurs n'avaient pas tous été pour lui.

Nous avons cru devoir retracer en détail ce curieux débat, parce qu'on y voit aux prises, pour la première fois, deux doctrines, qui doivent [page 13] encore pendant longtemps se disputer l'empire, et aussi parce que ce qui était engagé dans cette discussion, scolastique en apparence, c'était ce que nous devons avoir à cœur par dessus tout, les intérêts moraux et religieux de l'espèce humaine.

Malgré son peu de durée et le nombre de leçons qui y furent faites, la première École Normale remit en honneur les choses de l'esprit, après le règne grossier de la Terreur, et donna aux études philosophiques, en particulier, une impulsion assez vigoureuse. Il en fut de même et à un bien plus haut degré de cette autre création de la Convention, qui est encore une des gloires de notre pays, de l'Institut. C'est ce que nous verrons dans les chapitres suivants (3. V. le Saint-Martin de Caro et la Philosophie mystique au dix-huitième siècle de M. Franck).

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