Chapitre II. Saint-Martin, philosophie mystique, p.327-332

Le rationalisme ne fut pas le seul adversaire que le sensualisme de la fin du dix-huitième siècle eut à combattre il rencontra également en face de lui le mysticisme, et il ne faut pas s'en étonner. Lorsqu'un grand mouvement d'idées se produit dans le monde, il provoque généralement, par voie de réaction, un mouvement en sens contraire. Les excès du scepticisme engendrent d'ordinaire ceux du dogmatisme, et il n'est pas rare qu'un sensualisme exagéré donne naissance à un ascétisme intempérant. C'est ainsi que le scepticisme et l'épicurisme de l'ère des Césars suscitèrent l'illuminisme austère de l'École d'Alexandrie et de la Gnose ; et c'est ainsi que l'athéisme licencieux du siècle dernier fit éclore, à l'époque de la Révolution, les sectes religieuses, les plus exaltées et les plus dédaigneuses de la vie sensible. C'était le temps où [page 328] le savant Swedenborg enflammait, par ses descriptions fantastiques du Ciel et de l'Enfer, la froide imagination des hommes du nord ; où Lavater, âme de feu, bouche éloquente, émerveillait, par ses étranges révélations, les paisibles montagnards de l'Helvétie ; où Saint-Martin, le philosophe inconnu, déroulait ses spéculations sur le monde des esprits, en plein Paris, en face de l'irréligion triomphante.

Louis-Claude de Saint-Martin naquit à Amboise, en 1743, d'une famille de petite noblesse et de médiocre fortune. Il vint au monde avec une constitution débile, ce qui lui faisait dire plus tard spirituellement qu'il n'avait reçu de la nature qu'un simple projet de corps. Ce fut peut-être là la première cause de son mysticisme. Cette disposition morale se manifeste, en effet, rarement chez les hommes qui sont fortement constitués et dont les organes fonctionnent d'une manière régulière et facile, tandis qu'elle est assez commune chez ceux qui sont d'une constitution faible et maladive. Leur âme, peinant en quelque sorte dans un corps peu fait pour elle, brûle de le quitter, comme on quitte un mauvais gîte, et se représente avec bonheur un monde où elle sera mieux que dans celui-ci : elle éprouve, à la pensée du Ciel, ce que notre auteur appelait, dans son langage platonicien, le mal du pays natal, la divine nostalgie.

Enfermée dans une organisation si frêle, l'âme délicate et presque féminine de Saint-Martin est de bonne heure imprégnée de sentiments religieux [page 329] dont elle conservera à jamais le parfum. Élevé par une belle-mère pieuse, l'enfant puise dans ses entretiens le dégoût du terrestre et le goût du divin a un degré incroyable. Aussi, au collège, il dédaigne les ouvrages classiques, qui ne lui parlent que de la terre, et trouve une indicible saveur aux livres de spiritualité, qui lui ouvrent mille perspectives sur le monde de ses rêves et de ses désirs. Il lit plus tard les philosophes à la mode, athées ou sceptiques pour la plupart ; mais ils ne font sur lui aucune impression, tant ils sont antipathiques à sa nature, faite pour croire, pour prier et pour aimer ! Il ne pouvait être modifié que par une âme analogue à la sienne. Il la trouva chez le juif Martinez Pasqualis, qu'il entendit à Bordeaux, pendant qu'il y était en garnison, et qui lui enseigna son mysticisme.

Une fois en possession de cette doctrine, Saint-Martin ne songea plus qu'à la répandre. Il renonça à la carrière des armes et se rendit à Lyon, où Martinez avait une loge. Ce fut là qu'il publia son premier ouvrage intitulé : Des Erreurs et de la Vérité (1775). Mais bientôt il partit pour Paris et résolut d'en faire le centre de ses opérations. Il ne recruta pas beaucoup de prosélytes parmi les hommes ; mais il trouvait parmi les dames, nombre de disciples dociles et d'auxiliaires empressées pour réaliser ce qu'il appelait son œuvre. C'est même un phénomène assez singulier, surtout en France, que celui d'un simple laïc, qui prend, par sa seule ferveur, un tel ascendant sur des dames [page 330] du plus grand monde, sur les marquises de Lusignan et de Clermont-Tonnerre, sur la maréchale de Noailles et sur la duchesse de Bourbon, qu'il joue à leur égard le rôle d'un véritable directeur de conscience. A voir toutes ces belles personnes s'occuper de lui et recueillir avidement toutes ses paroles, on s'est pris à douter si c'était l'homme ou le saint qu'on recherchait ainsi, et si c'était à Dieu ou à son prophète qu'allaient tant de soupirs pieux. Nous croyons, pour notre compte, qu'il ne faut pas y entendre malice. Le caractère de la philosophie de Saint-Martin, où l'amour tient plus de place que la froide raison et où le merveilleux l'emporte sur le réel, suffit pour expliquer son succès auprès d'un sexe sur lequel l'imagination et le sentiment ont plus de prise que le raisonnement.

Cependant il est une personne pour laquelle il y aurait quelque naïveté à dire que Saint-Martin n'éprouva que de la simple amitié ; car toutes les fois qu'il parle d'elle, c'est sur le ton d'une affection pure, mais passionnée, dans laquelle l'amour divin et l'amour humain semblent se confondre. C'est Mme de Bœcklin de Strasbourg, sa chérissime B..., comme il la désigne ordinairement, Ce fut elle qui lui fit connaître Jacob Bœhm, le prince des mystiques ; ce fut avec elle qu'il le traduisit, pendant trois ans, dans cette ville de Strasbourg qu'il appelait son paradis, et qu'il s'éclaira de la plus grande lumière humaine − ce sont ses expressions − qui ait brillé sur le monde. Après cela, traduisait-il Bœhm avec son amie, parce qu'il lui paraissait une grande [page 331] lumière, ou lui paraissait-il une grande lumière, parce qu'il le traduisait avec son amie ? Ce sont là des choses qu'il n'est pas facile de démêler à la distance où nous sommes, et que Saint-Martin ne démêlait peut-être pas bien lui-même. Tout ce que nous savons, c'est que, quand il dut quitter Strasbourg, pour aller soigner, à Amboise, son père malade, ce sacrifice lui parut horrible et qu'il le fit en versant un torrent de larmes (1. V. sur ce point le Saint-Martin de M. Matter, Didier, 1862.)

Notre théosophe trouva quelque adoucissement à la douleur que lui avait causée une séparation si cruelle, dans la correspondance qu'il entama, quelque temps après, avec un personnage considérable du canton de Berne, qui avait, dans sa jeunesse, visité Rousseau, dans l'Île de Saint-Pierre. C'était Kirchberger, baron de Liebisdorf, qui était devenu un disciple ardent de Saint-Martin, en lisant ses ouvrages, et qui resta pour lui, jusqu'au dernier jour, l'ami le plus tendre, sans l'avoir jamais vu, vraie amitié de mystique, comme on l'a dit, à laquelle les âmes seules ont part ! Leur correspondance, qui se place entre les années 1792 et 1799, nous montre à quelles visions peuvent se livrer des esprits, distingués d'ailleurs, et à quel point ils peuvent s'abstraire du monde des vivants, pour se confiner dans celui de leurs rêves, quand ils sont sous l'obsession d'une idée fixe. Ils s'y préoccupent plus de ce qui se passe dans les régions sidérales que de ce qui a lieu dans notre région sublunaire, [page 332] et les communications que l'homme peut avoir avec le monde des esprits les intéressent plus que les discussions ardentes de la Convention nationale.

Saint-Martin ne se désintéressa pourtant pas tout à fait de la cause de la Révolution. Il accepta même, nous l'avons vu, à un âge mûr, ce mandat d'élève des Écoles normales, qui l'amena à jouer, vis-à-vis de Garat, un rôle si remarquable. Mais les devoirs qu'il remplissait avec le plus de zèle, étaient les devoirs de son apostolat, comme l'attestent les nombreux ouvrages qu'il publia, au milieu même de la tourmente révolutionnaire (2. Les principaux sont : L'homme de désir ; Ecce Homo ; le Nouvel homme ; la Lettre à un ami sur la Révolution ; l'Eclair sur 1'Association humaine ; le Crocodile ; 1'esprit des choses et le Ministère de l'Homme-Esprit.), et les devoirs de bienfaisance qu'il accomplissait, malgré la médiocrité de sa fortune, avec une bonté inépuisable.

Saint-Martin mourut, en 1803, à Aulnay, près de Sceaux, en recommandant à ceux qui l'entouraient de vivre toujours comme des frères, dans des sentiments évangéliques. Ce furent les derniers mots que prononça le doux théosophe ; ce fut comme la dernière note de cette vie harmonieuse, qui n'avait été qu'un hymne de foi et d'amour.

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