I. Mysticisme spéculatif, p.332-345

Les doctrines de Saint-Martin sont aussi vraies que celles d'un mystique peuvent l'être ; car de tous [page 333] les mystiques célèbres, il est incontestablement le plus raisonnable. Si préoccupé qu'il soit du grand objet qui absorbe sa pensée, je veux dire de l'Être divin, il se refuse constamment aux pratiques théurgiques par lesquelles le juif Martinez prétend se mettre en rapport avec les puissances invisibles, et ne suit pas non plus Jacob Bœhm dans les hardiesses spéculatives auxquelles s'emporte son imagination germanique : chez lui, le français, et le français du dix-huitième siècle, se retrouve sous le théosophe. A ces moyens de s'élever à Dieu, si facilement admis par la plupart des mystiques, il préfère ce qu'il appelle les voies intérieures. Suivant lui, si nous voulons connaître Dieu, c'est en nous-mêmes qu'il faut le chercher : il fait de la psychologie le point de départ de la théologie. Aussi il rejette, comme tout à fait insuffisante, la preuve de l'existence de Dieu tirée de l'harmonie du monde extérieur : Ni la matière, dit-il, ne peut nous faire connaître l'esprit ; ni l'apparence phénoménale, la réalité substantielle ; ni l'inintelligence, l'intelligence ; ni l'insensibilité stupide, la vie et l'amour. Seule notre nature peut nous révéler Dieu complètement, parce qu'elle est « la plus complète manifestation que la pensée divine ait laissée sortir d'elle-même. » (3. L'homme de désir, p. 108.)

Dans cette nature, ce qui frappe un rationaliste, ce sont les idées ; mais ce qui doit frapper un mystique, ce sont les sentiments. Aussi, pendant que [page 334] Descartes prouve Dieu, en s'appuyant sur ce que nous avons l'idée du parfait et qu'il faut qu'à cette idée un être parfait réponde, Saint-Martin le démontre, en se fondant sur ce que nous avons l'admiration et l'amour du parfait, et que ce parfait doit exister, sans quoi notre admiration et notre amour n'auraient pas de raison d'être (4. Œuvres posthumes, T. II, p. 360.) C'est, au fond, la pensée de Platon quand, par l'organe de Diotime, il place au-dessus de toutes les beautés imparfaites et relatives, qui excitent nos vains désirs, la beauté parfaite et absolue, qui seule mérite nos hommages ; et c'est aussi celle de Pascal, quand il proclame que Dieu est sensible au cœur et qu'il se révèle à nous dans l'amour.

Saint Martin ne se sépare pas seulement des mystiques vulgaires par sa manière de s'élever à Dieu, mais encore par l'idée qu'il se fait de sa nature. Au lieu de voir dans l'Être divin une substance qui se développe fatalement et dont nous ne sommes que des modes, il voit en lui un être libre et personnel, distinct soit de l'homme soit des autres êtres. Ici encore, c'est à sa méthode qu'il doit de n'être pas, comme tant d'autres, tombé dans le panthéisme. Parti d'une psychologie, qui reconnaît la liberté et la personnalité de l'homme, il devait aboutir à une théodicée, qui reconnait la liberté et la personnalité de Dieu.

Il faut convenir cependant que, sur ce point, la doctrine de Saint-Martin n'est pas parfaitement [page 335] homogène et peut même paraître contradictoire. Tout en admettant la liberté de Dieu et celle de l'homme, il professe, comme Martinez et la Kabbale, que l'homme et les autres êtres sont des émanations de l'Être divin ; qu'ils ont été, non pas créés par lui − il n'admet pas la création proprement dite − mais formés de son être même. Tantôt il les compare à des rayons qui sortent, en gerbes lumineuses, de l'astre qui en est le foyer, tantôt il les assimile aux eaux qui s'échappent, à flots pressés, du sein de la mer (5. L'homme de désir, tome II p. 65.) Bien que Saint-Martin ne veuille point être panthéiste, il y a là des germes de panthéisme incontestables.

Malgré leur origine divine, ni l'homme ni les autres êtres de l'univers ne sont, d'après notre théosophe, ce qu'ils devraient être. Pour ne parler que du premier, qu'est-il en effet aujourd'hui ? un être avide de savoir et condamné à une ignorance irrémédiable ; un être dévoré de désirs et impuissant à les satisfaire ; un être tour à tour la victime de ses semblables et leur bourreau. Cet état prouve manifestement que l'homme est un être déchu. Sa déchéance n'a pas besoin d'être démontrée avec des livres ; c'est un fait évident et qui crève les yeux. Reste la question de savoir comment elle a eu lieu. Saint-Martin l'explique par une faute commise à une époque antéhistorique, et dont les conséquences se sont étendues jusqu'à nos jours. Saisi d'admiration pour ce monde [page 336] visible, sur lequel il devait régner, l'homme a oublié l'invisible auteur de tant de merveilles. Il s'est attaché à l'effet, au lieu de s'attacher à la cause, et a fini par participer à la nature de l'objet de son attachement. Ici encore, Saint-Martin se distingue avantageusement de la plupart des autres mystiques : il fait du mal moral un résultat de la liberté et voit dans le mal physique un résultat du mal moral.

Le mal moral une fois accompli, la désorganisation s'est, en effet, introduite dans l'homme et dans le monde et, avec elle, la peine et la souffrance. L'homme peine et dans son corps et dans son âme ; la nature entière, non dans son enveloppe grossière et inerte, mais dans les forces vivantes qui l'animent, peine également, et tous les bruits qui s'élèvent éternellement, d'un bout à l'autre de l'univers, ne sont que les parties et les moments d'un immense soupir. Par ses paroles et ses écrits, Saint-Martin ne fait, dit-il, que reproduire, d'une manière plus claire et dans un langage plus distinct, cette universelle plainte il est, suivant sa saisissante expression, « le Jérémie de l'universalité (6. Ministère de l'Homme-Esprit, p. 13, 56, 75 ; De l'esprit des choses, t. 1 p. 56 et 57 ; Œuvres posthumes, t. 1, p. 103.) − Saint-Martin, comme on voit, décrit les effets de la déchéance originelle avec une vigueur que nos modernes pessimistes, les Léopardi et les Schopenhauer, ont à peine égalée. Il fait plus, il explique cette déchéance elle-même d'une manière [page 337] toute philosophique. Il croit, comme la plupart des philosophes idéalistes, que, si l'homme est tombé primitivement et depuis, c'est pour avoir préféré, dans un moment de fascination et de vertige, l'inférieur au supérieur, le sensible à l'intelligible, les sens à la raison : sa théorie de la chute est moins chrétienne que platonicienne.

Après le drame de l'émanation et celui de la déchéance, vient celui de la réintégration, qui est le dernier de la grande trilogie que Saint-Martin a conçue. Il s'agit de savoir comment l'homme, frappé de déchéance, se relèvera et comment il parviendra à se rattacher au principe de tout bien dont il semblait s'être détaché pour jamais. Ce sera, suivant Saint-Martin, par la grâce de Dieu, qui nous a donné le temps, comme une monnaie pour racheter l'éternité, et qui nous a laissé la terre, comme un point d'appui pour nous élever jusqu'au ciel. Ce sera, en un mot, par l'effort, par la lutte et aussi par cet amour du divin qui consume, comme un feu dévorant, toutes les passions de la terre (7. De l'esprit des choses, t. II, p. 6, 14, 24.)

A cette doctrine, qui fait la part si grande à notre vitalité interne, à notre énergie personnelle, et qui est pleinement avouée par la philosophie et par la raison, Saint-Martin en ajoute une autre qui lui est inspirée par les traditions religieuses de l'Orient et qui est beaucoup moins acceptable. Suivant lui, Dieu a voulu que l'homme pût se réhabiliter non [page 338] seulement par ces moyens purement moraux qu'on appelle la liberté et l'amour mais encore par des moyens tout matériels, tels que les sacrifices sanglants. Ces sacrifices que les païens éclairés avaient déjà condamnés, comme entachés de superstition et indignes d'un Dieu tout spirituel, Saint-Martin en entreprend, en plein dix-huitième siècle, la paradoxale réhabilitation. D'après lui, le sang, étant le premier principe de la vie matérielle, est par là même le principe du mal et le grand obstacle au développement du bien dont l'esprit est la source. Partant de cette étrange théorie, Saint-Martin voit, sans trop s'émouvoir, le sang couler dans les guerres et dans les révolutions : pour lui, le sang qui coule, c'est l'esprit qui s'affranchit. S'émeut-il du moins sur l'effusion du sang innocent ? Non, les victimes innocentes sont agréables à Dieu ; elles peuvent seules adoucir sa justice sévère et désarmer son bras déjà levé sur les coupables (8. Ministère de l'homme-esprit, p.214 et 269 ; De l'esprit des choses, tome II, p. 180.) − Il est inutile de faire remarquer que cette doctrine est aussi dangereuse que grossière et qu'elle pourrait, à un moment donné, justifier tous les fanatismes. De Maistre, qui l'a adoptée, l'a bien fait voir : il l'a invoquée pour glorifier la guerre, l'inquisition et le bourreau.

Saint-Martin convient pourtant que, si les sacrifices sanglants ont eu de la valeur autrefois, ils n'en ont plus aujourd'hui : le sacrifice de l'Homme-Dieu [page 339] y a mis fin pour toujours. C'est par des sacrifices intérieurs que nous devons maintenant nous affranchir des liens de la matière et marquer tous nos pas dans la vie spirituelle. Le premier degré de cette vie supérieure consiste à immoler nos passions à la volonté de Dieu, à la règle du devoir. A ce degré du développement de l'homme, répond un certain degré de développement de l'humanité : c'est ce qu'on nomme l'âge de la loi. Le second degré est l'état d'une âme qui, non contente de vivre de la véritable vie, s'efforce de la répandre autour d'elle et d'attirer les autres dans sa sphère d'action. A cet état de l'âme, répond, dans l'histoire de l'humanité, l'âge de la prophétie. Le troisième degré est celui où l'homme ne se borne pas à vivifier les autres par le souffle de la charité, mais va jusqu'à s'immoler pour eux. Il a pour analogue, dans l'histoire, la grande ère de la rédemption. Tous ces états de plus en plus élevés ont pour couronnement celui que Saint-Martin appelle l'état de sainteté suprême, dans lequel nous vivons en Dieu et Dieu vit en nous, sans que, pourtant, notre nature et la sienne se confondent (9. Le ministère de l'homme esprit, p. 289, 432 ; le nouvel homme, p. 29 et 45.)  On reconnaît, dans ce tableau de notre évolution morale et de notre évolution sociale, comme un souvenir de cet itinerarium mentis ad Deum dont .saint Augustin et saint Bonaventure avaient déjà tracé de si brillantes descriptions. [page 340]

À cette échelle mystique dont le dernier échelon se perd au plus haut des cieux, Saint-Martin en ajoute une autre dont le dernier degré plonge jusqu'au fond des enfers, tels qu'il les comprend. Pour lui, en effet, l'enfer commence dès cette vie. L'homme a un pied dans l'enfer, quand il est partagé entre le bien et le mal, qu'il est agité et battu par des passions contraires Il y descend plus avant, quand il vit dans l'illusion et qu'il recherche obstinément les biens terrestres, comme s'ils étaient des biens. Enfin, il tombe au fond des enfers, quand il fait le mal sciemment volontairement et sans remords. A la mort, l'autre vie nous saisit tels que nous sommes : bons, si nous sommes bons, méchants, si nous sommes méchants. Le paradis et l'enfer que nous y trouvons, ne sont que le prolongement du paradis et de l'enfer que nous nous sommes faits et où nous vivons déjà sur la terre (10. Ministère de l'homme-esprit, p. 175 et 287.) − C'est là une doctrine extrêmement plausible. Elle s'accorde, en effet, de tout point avec la perfection de Dieu, qui exclut tout arbitraire et tout caprice dans la répartition des récompenses et des peines, et, avec la loi du mérite et du démérite qui veut que le bien engendre le bonheur et le mal le malheur.

Mais cet enfer dont parle Saint-Martin, sera-t-il éternel ? C'est une question qu'avec son âme douce et aimante, il se pose à peine. Les châtiments ayant pour but d'éveiller, dans le cœur du coupable, [page 341] des sentiments meilleurs et de le ramener au bien, il ne voit pas à quoi ils serviraient, s'ils devaient durer toujours : ce seraient des cruautés inutiles. Pour que l'enfer fût éternel, il faudrait que le mal le fût, et, pour que le mal le fût, il faudrait que le principe du mal le fût aussi. Or, il ne l'est pas. Il l'est si peu qu'un jour viendra où Satan vaincu sentira fondre, au feu de l'amour divin, la dureté de son âme et où le sein d'un Dieu compatissant s'ouvrira pour le recevoir. A la seule pensée de ce jour radieux, qui éclairera le triomphe définitif du bien sur le mal et la réconciliation universelle des êtres, le cœur de Saint-Martin palpite, son imagination s'émeut et des hymnes d'une richesse tout orientale s'échappent de ses lèvres de feu (11. L'homme de désir, p.101 et 182.) 

Nous ne voulons pas discuter cette doctrine de Saint-Martin, doctrine peu orthodoxe, qui avait été, avant lui celle du savant Origène et qui sera après lui celle du sympathique Ballanche. Bornons-nous à faire remarquer quel souffle anime les pages où elle est exposée. On sent, en les lisant, qu'il n'a manqué à celui qui les a écrites que d'être né dans un autre âge de l'humanité, pour être, non un saint, mais une souche de saints, mais un révélateur, tant le sentiment religieux est ardent chez lui et y a des sources vives et profondes ! Ce laïque, si peu attaché au culte et si dédaigneux du sacerdoce, parle de Dieu et de l'autre vie avec un enthousiasme que lui envieraient bien des fidèles [page 342] pratiquants et même bien des prêtres un peu blasés par l'habitude de leurs fonctions. C'est ainsi qu'un homme étranger aux écoles et peu soucieux des préceptes de l'art, sent quelquefois le beau avec une profondeur d'émotion qui étonne de vieux maîtres blanchis dans leur métier. Saint-Martin se porte vers Dieu, comme un tel homme vers le beau, d'un mouvement sans règle, mais d'un mouvement impétueux C'est un romantique en matière de religion.

Ce n'est pas le seul mérite de Saint-Martin. Dans un temps où les questions métaphysiques étaient négligées par une philosophie circonspecte jusqu'à la timidité, notre philosophe tente de les remettre en honneur. L'existence de Dieu et sa nature, la production des êtres, leur état ici-bas et leur destinée finale, tous ces problèmes d'un intérêt éternel, pour lesquels l'idéologie n'avait point de solutions et qu'elle avait même éliminés de ses cadres, Saint-Martin les reprend à sa manière et les agite avec son âme ardente, dans un esprit assez analogue à celui des Alexandrins et des Gnostiques, en attendant que d'autres les posent avec plus de religion et les résolvent par des procédés plus rationnels. Il fait, à l'égard de l'analyse de Condillac, ce que Schelling devait faire plus tard à l'égard de la critique de Kant, il lui oppose un dogmatisme outré et intempérant, mais qui n'est dépourvu ni d'éclat, ni de grandeur.

C'est du haut de ce dogmatisme que Saint-Martin juge la science et la religion, avec lesquelles la [page 343] métaphysique a tant de rapports et envers lesquelles elle est amenée naturellement à prendre une attitude amicale ou hostile. Il reproche non sans raison, à la science de son temps d'exclure de son domaine la cause première et de n'y laisser subsister que les causes secondes, comme si ces dernières suffisaient à l'explication suprême et définitive de l'univers, et appelle de ses vœux le jour où les sciences naturelles et les sciences divines, si imprudemment séparées par des esprits étroits, éclaireront de leurs lumières, réunies en un seul faisceau, les mystères de la création. Il reproche également aux savants de son époque de sacrifier, dans leurs recherches, la synthèse l'analyse, bien que la première, en nous plaçant au centre de chaque ordre d'objets nous permette seule d'en mesurer tous les rayons. Enfin, il les accuse de ne pas voir que les choses s'expliquent par l'homme, et non l'homme par les choses. − C'est presque la pensée d'Auguste Comte, si justement admirée par M. Ravaisson, que la synthèse doit être substituée à l'analyse, dès qu'on passe des sciences mathématiques et physiques aux sciences biologiques et morales, et que l'inférieur a sa cause finale et sa raison d'être dans le supérieur.

Malheureusement Saint-Martin ne s'en tient pas à ces vues à la fois si élevées et si sages. Par antipathie pour la science mécaniste de son époque, il revient à la vieille conception des astres animés et demande le secret des choses soit aux allégories d'un symbolisme étrange, soit à des spéculations [page 344] bizarres sur les nombres, dont s'inspireront à la fois Joseph de Maistre et Charles Fourier (11. Aurore naissante, préface XVII ; Crocodile, chant xx ; Des nombres, passim. ; Esprit des choses passim.)

Ce n'est pas seulement la science, c'est encore la religion que Saint-Martin conçoit à sa manière. Il en est d'elle, suivant lui, comme de la poésie. Elle n'est pas une tradition, elle est un sentiment ; elle n'est pas une lettre morte, elle est le souffle de vie ; elle n'est pas figée sur les feuillets d'un livre, elle est écrite sur l'homme et vivante dans le cœur. Ni la Bible, ni même la Nature ne nous la révèlent avec la splendeur fulgurante qui lui est propre : le sens moral, voilà le véritable révélateur. Saint-Martin fait, il est vrai, le plus grand éloge de l'Écriture, déclare qu'il vaudrait mieux pour nous, perdre tous les autres livres anciens et modernes que de perdre les livres sacrés des juifs et des chrétiens. La raison qu'il en donne, c'est que de tous les livres, ce sont ceux qui s'accordent le mieux avec les inspirations du sens moral et qui traduisent le plus éloquemment le texte que chacun de nous porte en lui-même. Mais, en définitive, le texte vaut encore mieux que les traductions et à côté de lui, ces dernières, si éloquentes qu'elles soient, pâlissent. Ainsi s'expliquent les contradictions apparentes de Saint-Martin, son admiration passionnée pour les livres sacrés d'une part et les singulières libertés qu'il prend avec eux, de l'autre. Loin d'être [page 345] surnaturels, ils sortent, suivant lui, du fond de notre nature et il appartient à notre nature de les juger (12. Lettre à Garat, p. 94 et 129 ; Œuvres posthumes, T. I, p. 275 ; De l'esprit des choses, T. II, P. 144.)

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