Du bon et du mauvais principe, par Saint-Martin

1884 revue chefs oeuvre p154Pages 155-159
[Ce texte est extrait du livre de Saint-Martin, Des Erreurs et de la Vérité, pages 10 et suiv.]

Disons donc que le bien est pour chaque être l'accomplissement de sa propre loi, et le mal, ce qui s'y oppose. Disons que chacun des êtres n'ayant qu'une seule loi, comme tenant tous à une loi première qui est une, le bien, ou l'accomplissement de cette loi, doit être unique aussi, c'est-à-dire, être seul et exclusivement vrai, quoiqu'il embrasse l'infinité des êtres.

Au contraire, le mal ne peut avoir aucune convenance avec cette loi des êtres, puisqu'il la combat ; dès lors il ne peut plus être compris dans l'unité, puisqu'il tend à la dégrader, en voulant former une autre unité. En un mot, il est faux, puisqu'il ne peut pas exister seul ; puisque malgré lui la loi des êtres existe en même temps que lui, et puisqu'il ne peut jamais la détruire, lors même qu'il en gêne ou qu'il en dérange l'accomplissement.

J'ai dit, qu'en s'approchant du bon principe, l'homme était, en effet, comblé de délices, et par conséquent, au-dessus de tous les maux ; c'est qu'alors il est entier à sa jouissance, qu'il ne peut avoir ni le sentiment, ni l'idée d'aucun autre être ; et qu'ainsi, rien de ce qui vient du mauvais principe ne peut se mêler à sa joie, ce qui prouve que l'homme est là dans son élément, et que sa loi d'unité s'accomplit.

Mais s'il cherche un autre appui que celui de cette loi qui lui est propre, sa joie est d'abord inquiète et timide ; il ne jouit qu'en se reprochant sa jouissance ; et se partageant un moment entre le mal qui l'entraîne et le bien qu'il a quitté, il éprouve sensiblement l'effet de deux lois opposées, et il apprend par le mal-être qui en résulte, qu'il n'y a point alors d'unité pour lui, parce qu'il s'est écarté de sa loi. Bientôt, il est vrai, cette jouissance incertaine se fortifie, et même le domine entièrement ; mais loin d'en être plus une et plus vraie, elle produit dans les facultés de l'homme un désordre d'autant plus déplorable, que l'action du mal étant stérile et bornée, les transports de celui qui s'y livre, ne font que l'amener plus promptement à un vide et à un abattement inévitable. [page 156]

Voici donc la différence infinie qui se trouve entre les deux principes ; le bien tient de lui-même toute sa puissance et toute sa valeur ; le mal n'est rien, quand le bien règne. Le bien fait disparaître, par sa présence, jusqu'à l'idée et aux moindres traces du mal ; le mal, dans ses plus grands succès, est toujours combattu et importuné par la présence du bien. Le mal n'a par lui-même aucune force, ni aucuns pouvoirs ; le bien en a d'universels qui sont indépendants, et qui s'étendent jusque sur le mal même.

Ainsi, il est évident qu'on ne peut admettre aucune égalité de puissance, ni d'ancienneté entre ces deux principes : car un être ne peut en égaler un autre en puissance, qu'il ne l'égale aussi en ancienneté ; puisque ce serait toujours une marque de faiblesse et d'infériorité dans l'un des deux êtres de n'avoir pu exister aussitôt que l'autre. Or, si antérieurement, et dans tous les temps, le bien avait coexisté avec le mal, ils n'auraient jamais pu acquérir respectivement aucune supériorité, puisque, dans cette supposition, le mauvais principe étant indépendant du bon, et ayant par conséquent le même pouvoir, ou ils n'auraient eu aucune action l'un sur l'autre, ou ils se seraient mutuellement balancés et contenus ; ainsi, de cette égalité de puissance, il serait résulté une inaction et une stérilité absolue dans ces deux êtres, parce que leurs forces réciproques se trouvant sans cesse égales et opposées, il leur eût été impossible à l'un et à l'autre de rien produire.

On ne dira pas que pour faire cesser cette inaction, un principe, supérieur à tous les deux, aura augmenté les forces du bon principe, comme étant plus analogue à sa nature ; car alors ce principe supérieur serait lui-même le principe bon dont nous parlons. On sera donc forcé, par une évidence frappante, de reconnaître dans le principe bon, une supériorité sans mesure, une unité, une indivisibilité, avec lesquelles il a existé nécessairement avant tout ; ce qui suffit pour démontrer pleinement que le mal ne peut être venu qu'après le bien.

Fixer ainsi l'infériorité du mauvais principe, et faire voir son opposition au principe bon, c'est prouver qu'il n'y a jamais eu, et qu'il n'y aura jamais entre eux la moindre alliance, ni la [page 157] moindre affinité ; car pourrait-il entrer dans la pensée, que le mal eût jamais été compris dans l'essence et dans les facultés du bien, auquel il est si diamétralement opposé ?

Mais cette conclusion nous conduit nécessairement à une autre tout aussi importante, qui est de nous faire sentir que ce bien, quelque puissant qu'il soit, ne peut coopérer en rien à la naissance et aux effets du mal ; puisqu'il faudrait, ou qu'avant l'origine du mal, il y eût eu dans le principe bon quelque germe, ou faculté mauvaise ; et avancer cette opinion, ce serait renouveler la confusion que les jugements et les imprudences des hommes ont répandue sur ces matières ; ou il faudrait que, depuis la naissance du mal, le bien eût pu avoir avec lui quelque commerce et quelque rapport, ce qui est impossible et contradictoire. Quelle est donc l'inconséquence de ceux qui, craignant de borner les facultés du bon principe, s'obstinent à enseigner une doctrine si contraire à sa nature, que de lui attribuer généralement tout ce qui existe, même le mal et le désordre.

Il n'en faut pas davantage pour faire sentir la distance incommensurable qui se trouve entre les deux principes, et pour connaître celui auquel nous devons donner notre confiance. Puisque les idées que je viens d'exposer ne font que rappeler les hommes à des sentiments naturels, et à une science qui doit se trouver au fond de leur cœur, c'est, en même temps, faire naître en eux l'espérance de découvrir de nouvelles lumières sur l'objet qui nous occupe ; car l'homme étant le miroir de la vérité, il en doit voir réfléchir dans lui-même tous les rayons ; et en effet, si nous n'avions rien de plus à attendre que ce que nous promettent les systèmes des hommes, je n'aurais pas pris la plume pour les combattre.

Mais reconnaître l'existence de ce mauvais principe, considérer les effets de son pouvoir dans l'Univers et dans l'homme, ainsi que les fausses conséquences que les observateurs en ont tirées, ce n'est pas dévoiler son origine. Le mal existe, nous voyons tout autour de nous ses traces hideuses, quels que soient les efforts qu'on a faits pour nier sa difformité. Or, si ce mal ne vient point du bon principe, comment donc a-t-il pu naître ?

Certes, c'est bien là pour l'homme la question la plus importante, [page 158] et celle sur laquelle je désirerais de convaincre tous mes lecteurs. Mais je ne me suis point abusé sur le succès, et toutes certaines que soient les vérités que je vais annoncer, je ne serai point surpris de les voir rejetées ou mal entendues par le plus grand nombre.

Quand l'homme, s'étant élevé vers le bien, contracte l'habitude de s'y tenir invariablement attaché, il n'a pas même l'idée du mal ; c'est une vérité que nous avons établie, et que nul être intelligent ne pourra raisonnablement contester. S'il avait constamment le courage et la volonté de ne pas descendre de cette élévation pour laquelle il est né, le mal ne serait donc jamais rien pour lui ; et, en effet, il n'en ressent les dangereuses influences, qu'à proportion qu'il s'éloigne du bon principe ; en sorte qu'on doit conclure de cette punition, qu'il fait alors une action libre ; car s'il est impossible qu'un être non libre s'écarte par lui-même de la loi qui lui est imposée, il est aussi impossible qu'il se rende coupable et qu'il soit puni ; ce que nous ferons concevoir dans la suite, en parlant des souffrances des bêtes.

Enfin, la puissance et toutes les vertus, formant l'essence du bon principe, il est évident que la sagesse et la justice en sont la règle et la loi, et dès lors c'est reconnaître que si l'homme souffre, il doit avoir eu le pouvoir de ne pas souffrir.

Oui, si le principe bon est essentiellement juste et puissant, nos peines sont une preuve évidente de nos torts, et, par conséquent, de notre liberté ; lors donc que nous voyons l'homme soumis à l'action du mal, nous pouvons assurer que c'est librement qu'il s'y est exposé, et qu'il ne tenait qu'à lui de s'en défendre et de s'en tenir éloigné ; ainsi ne cherchons pas d'autre cause à ses malheurs que celle de s'être écarté volontairement du bon principe, avec lequel il aurait sans cesse goûté la paix et le bonheur.

Appliquons le même raisonnement au mauvais principe ; s'il s'oppose évidemment à l'accomplissement de la loi d'unité des êtres, soit dans le sensible, soit dans l'intellectuel, il faut qu'il soit lui-même dans une situation désordonnée. S'il n'entraîne après lui que l'amertume et la confusion, il en est sans doute, à [page 159] la fois, et l'objet et l'instrument ; ce qui nous fait dire qu'il doit être livré sans relâche au tourment et à l'horreur qu'il répand autour de lui.

Or, il ne souffre que parce qu'il est éloigné du bon principe ; car ce n'est que dès l'instant qu'ils en sont séparés, que les êtres sont malheureux. Les souffrances du mauvais principe ne peuvent donc être qu'une punition, parce que la justice, étant universelle, doit agir sur lui, comme elle agit sur l'homme ; mais, s'il subit une punition, c'est donc librement qu'il s'est écarté de la loi qui devait perpétuer son bonheur ; c'est donc volontairement qu'il s'est rendu mauvais. C'est ce qui nous engage à dire, que si l'auteur du mal eût fait un usage légitime de sa liberté, il ne se serait jamais séparé du bon principe, et le mal serait encore à naître ; par la même raison, si aujourd'hui il pouvait employer sa volonté à son avantage, et la diriger vers le bon principe, il cesserait d'être mauvais, et le mal n'existerait plus.

Ce ne sera jamais que par l'enchaînement simple et naturel de toutes ces observations, que l'homme pourra parvenir à fixer ses idées sur l'origine du mal ; car, si c'est en laissant dégénérer sa volonté, que l'être intelligent et libre acquiert la connaissance et le sentiment du mal, on doit être assuré que le mal n'a pas d'autre principe, ni d'autre existence que la volonté même de cet être libre ; que c'est par cette volonté seule, que le principe, devenu mauvais, a donné originairement la naissance au mal, et qu'il y persévère encore aujourd'hui : en un mot, que c'est par cette même volonté que l'homme a acquis et acquiert tous les jours cette science funeste du mal, par laquelle il s'enfonce dans les ténèbres, tandis qu'il n'était né que pour le bien et pour la lumière.

SAINT-MARTIN.

(À suivre.)

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