Morale et philosophie - Du bon et du mauvais principe, par Saint-Martin (Suite et fin)

1884 revue chefs oeuvre p323Pages 323-328.
[Extrait du livre de Saint-Martin, Des Erreurs et de la Vérité, pages 18 et suiv.]

Si on a agité en vain tant de questions sur la liberté, et qu'on les ait si souvent terminées par décider vaguement que l'homme n'en est pas susceptible, c'est qu'on n'a pas observé la dépendance et les rapports de cette faculté de l'homme avec sa volonté, et qu'on n'a pas su voir que cette volonté était le seul agent qui pût conserver ou détruire la liberté, c'est-à-dire, qu'on cherche dans la liberté une faculté stable, invariable, qui se manifeste en nous universellement, sans cesse, et de la même manière ; qui ne puisse ni diminuer ni croître, et que nous retrouvions toujours à nos ordres, quel que soit l'usage que nous en ayions fait. Mais comment concevoir une faculté qui tienne à l'homme, et qui soit cependant indépendante de sa volonté, tandis que cette volonté constitue son essence fondamentale ? Et ne conviendra-t-on pas qu'il faut nécessairement, ou que la liberté n'appartienne pas à l'homme, ou qu'il puisse influer sur elle, par l'usage bon ou mauvais qu'il en fait, en réglant plus ou moins bien sa volonté ?

Et en effet, lorsque les observateurs veulent étudier la liberté, ils nous font bien voir qu'elle doit appartenir à l'homme, puisque c'est toujours dans l'homme, qu'ils sont obligés d'en suivre les traces et les caractères mais s'ils continuent à la considérer, sans avoir égard à sa volonté, n'est-ce pas exactement comme s'ils voulaient lui trouver une faculté qui fût en lui, mais qui lui fût étrangère; qui fût à lui, mais sur laquelle il n'eût aucune [page 324] influence, ni aucun pouvoir ? Est-il rien de plus absurde et de plus contradictoire ? Est-il étonnant qu'on ne trouve rien en observant de cette manière, et sera-ce jamais d'après des recherches aussi peu solides, qu'on pourra prononcer sur notre propre nature ?

Si la jouissance de la liberté dépendait en rien de l'usage de la volonté ; si l'homme ne pouvait jamais l'altérer par ses faiblesses et ses habitudes déréglées, je conviens qu'alors tous les actes en seraient fixes et uniformes, et qu'ainsi il n'y aurait point, comme il n'y aurait jamais eu, de liberté pour lui.

Mais si cette faculté ne peut être telle que les observateurs la conçoivent et voudraient l'exiger, si sa force peut varier à tout instant, si elle peut devenir nulle par l'inaction, de même que par un service soutenu et par une pratique trop constante des mêmes actes, alors on ne peut nier qu'elle ne soit à nous et dans nous, et que nous n'ayons, par conséquent, le pouvoir de la fortifier ou de l'affaiblir ; et cela, par les seuls droits de notre être et par le privilège de notre volonté, c'est-à-dire, selon l'emploi bon ou mauvais que nous faisons volontairement des lois qui nous sont imposées par notre nature.

Une autre erreur qui a fait proscrire la liberté par ces observateurs, c'est qu'ils auraient voulu se la prouver par l'action même qui en provient ; en sorte qu'il faudrait, pour les satisfaire, qu'un acte pût, à la fois, être et n'être pas, ce qui étant évidemment impossible, ils en ont conclu que tout ce qui arrive a dû nécessairement arriver, et par conséquent, qu'il n'y avait point de liberté. Mais ils auraient dû remarquer l'acte et la volonté qui l'a conçu, ne pouvant qu'être conformes et non pas opposés ; qu'une puissance qui a produit son acte ne peut en arrêter l'effet ; qu'enfin, la liberté, prise même dans l'acception vulgaire, ne consiste pas à pouvoir faire le pour et le contre à la fois, mais à pouvoir faire l'un et l'autre alternativement ; or, quand ce ne serait que dans ce sens, l'homme prouverait assez ce qu'on appelle communément sa liberté, puisqu'il fait visiblement le pour et le contre dans ses différentes actions successives, et qu'il est le seul être de la nature qui puisse ne pas marcher toujours par la même route. [page 325]

Mais ce serait s'égarer étrangement que de ne pas concevoir une autre idée de la liberté ; car cette contradiction dans les actions d'un être, prouve, il est vrai, qu'il y a du dérangement et de la confusion dans ses facultés, mais ne prouve point du tout qu'il soit libre, puisqu'il reste toujours à savoir, s'il se livre librement ou non, tant au mal qu'au bien ; et c'est en partie pour avoir mal défini la liberté, que ce point est encore couvert des plus épaisses ténèbres pour le commun des hommes.

Je dirai donc que la véritable faculté d'un être libre, est de pouvoir par lui-même se maintenir dans la loi qui est prescrite, et de conserver sa force et son indépendance, en résistant volontairement aux obstacles et aux objets qui tendent à l'empêcher d'agir conformément à cette loi ; ce qui entraîne nécessairement la faculté d'y succomber car il ne faut pour cela que cesser de vouloir s'y opposer. Alors on doit juger si, dans l'obscurité où nous sommes, nous pouvons nous flatter de toujours parvenir au but avec la même facilité ; si nous ne sentons pas, au contraire, que la moindre de nos négligences augmente infiniment cette tâche, en épaississant le voile qui nous couvre : ensuite, portant la vue pour un moment sur l'homme en général, nous découvrirons que si l'homme peut dégrader et affaiblir sa liberté à tous les instants, de même l'espèce humaine est moins libre actuellement qu'elle ne l'était dans ses premiers jours, et à plus forte raison qu'elle ne l'était avant de naître.

Ce n'est donc plus dans l'état actuel de l'homme, ni dans ses actes journaliers, que nous devons prendre des lumières pour décider de sa vraie liberté, puisque rien n'est plus rare que d'en voir aujourd'hui des effets purs et entièrement indépendants des causes qui lui sont étrangères ; mais ce serait être plus qu'insensé d'en conclure qu'elle ne fut jamais au nombre de nos droits. Les chaînes d'un esclave prouvent, je le sais, qu'il ne peut plus agir selon toute l'étendue de ses forces naturelles, mais non pas qu'il ne l'a jamais pu ; au contraire, elles annoncent qu'il le pourrait encore s'il n'eût pas mérité d'être dans la servitude ; car, s'il ne lui était pas possible de jamais recouvrer l'usage de ses forces, sa chaîne ne serait pour lui, ni une punition, ni une honte. [page 326]

En même temps, de ce que l'homme est si difficilement, si obscurément et si rarement libre aujourd'hui, on ne serait pas plus raisonnable d'en inférer que ses actions soient indifférentes, et qu'il ne soit pas obligé de remplir la mesure de bien qui lui est imposée même dans cet état de servitude ; car la privation de sa liberté consiste en effet à ne pouvoir, par ses propres forces, obtenir la jouissance entière des avantages renfermés dans le bien pour lequel il a été fait, mais non à pouvoir s'approcher du mal, sans se rendre encore plus coupable ; puisque l'on verra que son corps matériel ne lui a été prêté que pour faire continuellement la comparaison du faux avec le vrai, et que jamais l'insensibilité où le conduit chaque jour sa négligence sur ce point, ne pourra détruire son essence ; ainsi, il suffit qu'il se soit éloigné une fois de la lumière à laquelle il devait s'attacher, pour rendre la suite de ses écarts inexcusable, et pour qu'il n'ait aucun droit de murmurer de ses souffrances.

Mais, faut-il le dire ? si les observateurs ont tant balbutié sur la liberté de l'homme, c'est qu'ils n'ont pas encore pris la première notion de ce que c'est sa volonté ; rien ne le prouve mieux que leurs recherches continuelles pour savoir comment elle agit ne pouvant soupçonner que son principe dût être en elle-même, ils l'ont cherché dans des causes étrangères, et voyant, en effet, qu'elle était ici-bas si souvent entraînée par des motifs apparents ou réels, ils ont conclu qu'elle n'agissait point par elle-même, et qu'elle avait toujours besoin d'une raison pour se déterminer. Mais si cela était, pourrions-nous dire avoir une volonté, puisque, loin d'être à nous, elle serait toujours subordonnée aux différentes causes qui agissent sans cesse sur elles ? N'est-ce pas alors tourner dans le même cercle, et renouveler la même erreur que nous avons dissipée relativement à la liberté ? En un mot, dire qu'il n'y a point de volonté sans motifs, c'est dire que la liberté n'est plus une faculté qui dépende de nous, et que nous n'avons jamais été maîtres de la conserver. Or, raisonner ainsi, c'est ignorer ce que c'est que la volonté qui annonce précisément un être agissant par lui-même, et sans le secours d'aucun autre être.

Par conséquent, cette multitude d'objets et de motifs étrangers [page 327] qui nous séduisent et nous déterminent si souvent aujourd'hui, ne prouve pas que nous ne puissions vouloir sans eux, et que nous ne soyons pas susceptibles de liberté, mais seulement qu'ils peuvent prendre empire sur notre volonté, et l'entraîner quand nous ne nous y opposons pas. Car, avec de la bonne foi, on conviendra que ses causes extérieures nous gênent et nous tyrannisent ; or, comment pourrions-nous le sentir et l'apercevoir, si nous n'étions pas essentiellement faits pour agir par nous-mêmes, et non par l'attrait de ces illusions ?

Quant à la manière dont la volonté peut se déterminer indépendamment des motifs et des objets qui nous sont étrangers, autant cette vérité paraîtra certaine à quiconque voudra oublier tout ce qui l'entoure, et regarder en soi, autant l'explication en est-elle un abîme impénétrable pour l'homme et pour quelque être que ce soit, puisqu'il faudrait, pour la donner, corporiser l'incorporel ; ce serait de toutes les recherches la plus nuisible à l'homme, et la plus propre à le plonger dans l'ignorance et dans l'abrutissement, parce qu'elle porte à faux, et qu'elle use en vain toutes les facultés qui sont en lui. Aussi, le peu de succès qu'ont eu les observateurs sur cette matière, n'a servi qu'à jeter dans le découragement ceux qui ont eu l'imprudence de les suivre, et qui ont voulu chercher auprès d'eux des lumières que leur fausse marche avait éloignées. Le sage s'occupe à chercher la cause des choses qui en ont une ; mais il est trop prudent et trop éclairé pour en chercher à celles qui n'en ont point ; et la volonté naturelle à l'homme est de ce nombre; car elle est cause elle-même.

Par cette raison, dès qu'il lui reste toujours une volonté, et qu'elle ne peut se corrompre que par le mauvais usage qu'il en fait, je continuerai à le regarder comme libre, quoiqu'étant presque toujours asservi.

Ce n'est point pour l'homme aveugle, frivole et sans désir, que j'expose de pareilles idées ; comme il n'a que ses yeux pour guides, il juge les choses sur ce qu'elles sont, et non sur ce qu'elles ont été ; ce serait donc inutilement que je lui présenterais des vérités de cette nature, puisqu'en les comparant avec ses idées ténébreuses, et avec les jugements de ses sens, il n'y [page 328] trouverait que des contradictions choquantes, qui lui feraient nier également ce qu'il aurait déjà conçu, et ce qu'on lui ferait concevoir de nouveau, pour se livrer ensuite au désordre de ses affections, et suivre la loi morte et obscure de l'animal sans intelligence.

Mais l'homme, qui se sera assez estimé pour chercher à se connaître, qui aura veillé sur ses habitudes, et qui ayant déjà donné ses soins à écarter le voile épais qui l'enveloppe, pourrait tirer quelques fruits de ces réflexions ; celui-là, dis-je, peut ouvrir ce livre ; je le lui confie de bon cœur, dans la vue de fortifier l'amour qu'il a déjà pour le bien.

Cependant, quels que soient ceux entre les mains de qui cet écrit pourra tomber, je les exhorte à ne pas chercher l'origine du mal ailleurs que dans cette source que j'ai indiquée, c'est-à-dire, dans la dépravation de la volonté de l'être ou principe devenu mauvais. Je ne craindrai point d'affirmer qu'en vain ils feraient des efforts pour trouver au mal une autre cause ; car, s'il avait une base plus fixe et plus solide, il serait éternel et invincible, comme le bien ; si cet être dégradé pouvait produire autre chose que des actes de volonté, s'il pouvait former des êtres réels et existants, il aurait la même puissance que le principe bon ; c'est donc le néant de ses œuvres qui nous fait sentir sa faiblesse, et qui interdit absolument toute comparaison entre lui et le bon principe dont il s'est séparé.

Ce serait être encore bien plus insensé, de chercher l'origine du bien ailleurs que dans le bien même ; car après tout ce qu'on vient de voir, si des êtres dégradés, comme le mauvais principe et l'homme, ont encore le droit d'être la propre cause de leurs actions, comment pourrait-on refuser cette propriété au bien, qui, comme tel, est la source infinie de toutes propriétés, le germe même et l'agent essentiel de tout ce qui est parfait ? Il faudrait donc n'avoir pas le sens juste, pour aller rechercher la cause et l'origine du bien hors de lui, si elles ne sont et ne peuvent être que dans lui.

SAINT-MARTIN

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