La théosophie de Saint-Martin (pages 11-14)

1) Louis-Claude de Saint-Martin (1743 — 1803) abandonnera la théurgie cérémonielle pour une mystique spéculative dont la déité du Christ est le pivot. Mais la pensée de Saint-Martin se définit le mieux par sa continuité avec la pensée de Martines.

Le Philosophe inconnu est — l'aurai-je assez répété ? — un théosophe méconnu. Je veux dire que sa pensée n'est pas philosophique, sauf peut-être à prendre le terme en une vieille, voire primitive, acception ; elle est théosophique (et donc gnostique).

La théosophie, qui n’est pas la philosophie, n’est pas davantage la théologie et elle constitue une forme particulière de la mystique qu'on nomme « spéculative ». Mais elle réconcilie la philosophie et la théologie. Voyez ce qu'on peut tirer de là quant à la signification de la théosophie au siècle des Lumières.

La théosophie est un illuminisme, car la lumière, même parfois physique, est le symbole privilégié, de la Sagesse, le véhicule de la lumière incréée, et la quête sophianique est celle de l'illumination. Et c'est une quête en profondeur : de l’intérieur, par [page 12] l’intérieur (l'interne, dit Saint-Martin), donc un ésotérisme.

2) La théosophie prescrit une activité ad extra que Kirchberger, ami de Saint-Martin, qualifiait « scientifique » et une activité ad intra que le même qualifiait « ascétique ». Ces deux activités, dont Saint-Martin souligne la conjugaison, procèdent d’une même vision unitaire de Dieu, de l'homme et de l'univers, de leurs rapports donnés en un tableau naturel, dont précisément la Sagesse fait à la fois l'œil et l'objet.

Nous sommes tous veufs, notre tâche est de nous remarier. Nous sommes tous veufs de la Sagesse. C’est après l’avoir épousée, et d’abord cherchée puis courtisée, que nous pourrons engendrer le nouvel homme en nous, devenir un nouvel homme. Or, tout est lié au nouvel homme : la médecine vraie, la royauté vraie, la poésie vraie, le sacerdoce vrai ne peuvent être exercés que par l'homme régénéré, autrement dit le nouvel homme. La théosophie saint-martinienne est une mystagogie de la génération spirituelle.

Cette doctrine s'édifie comme un martinésisme en traduction et, quant à la théurgie, en transposition, que Boehme, à partir de 1788, confortera et explicitera sur plusieurs points, telle la sophiologie.

3) Saint-Martin, dans son vocabulaire qui module les notions martinésiennes, s’est efforcé de rappeler les vérités premières que voici : la dignité de l'homme malgré son avilissement dans cette région de ténèbres ; la distinction, par conséquent, de l'homme et de la nature, du physique et du moral ; comment la science de l’homme, la seule nécessaire, la seule vraie [page 13] science, est inscrite dans l'univers entier, dans les sciences de tous genres, les langues, les mythologies et les traditions de tous les peuples. Même les livres sacrés sont comme des accessoires postérieurs aux vérités qui reposent sur la nature des choses et sur l’essence constitutive de l’homme.

Surtout, l’homme est la clef : expliquons les choses par l'homme et non pas l'homme par les choses. L’âme humaine est le suprême témoin.

4) Admirer et adorer constituent le privilège de l'homme et la base sur laquelle doit reposer son mariage au temporel et au spirituel.

Il faut s’occuper de l’homme-esprit et de la pensée avant de s’occuper des faits, afin que germe ou sorte notre propre révélation, car toute chose doit faire sa propre révélation.

Avec des mots inspirés par Boehme, Saint-Martin exprime ainsi, dans son style, le but de la théurgie coën qu’il veut atteindre, mais autrement que Martines : « Nous sommes libres de rendre par nos efforts à notre être spirituel notre première image divine, comme de lui laisser prendre des images inférieures désordonnées et irrégulières, et que ce sont ces diverses images qui feront notre manière d’être, c'est-à-dire notre propre gloire ou notre honte dans l'état à venir ».

5) Si la théurgie n’est pas nécessaire, c’est que Saint-Martin, judéo-chrétien comme Martines, est plus chrétien, alors que le second est plus juif. La déité du Christ le qualifie comme médiateur suffisant et nécessaire. Saint-Martin ne rejette pas la théurgie, [page 14] il l'intériorise.

Car, si le Christ est Dieu et le nouvel homme un autre Christ, le théurge chrétien n’a besoin, pour revenir et contribuer au retour de tout être émané dans le Principe, que de se régénérer. Il doit, à cette fin, posséder la Sagesse. Et commencer par la chercher. Cette recherche, cette possession ont nom « théosophie ». Et leur instrument a nom « volonté ».

Sur Martines de Pasqually et Louis-Claude de Saint-Martin, voir « Martinisme », Paris, Documents martinistes n°2, 1979 ; 2e éd., revue, corrigée et augmentée, Paris, Cariscript, 1988 (collection « Documents martinistes »). Bibliographie.

Sur la situation et la vocation du martinisme, et de la théosophie, voir Illuminisme et contre-illuminisme au XVIIIe siècle, Paris, Cariscript, 1988 (collection « Gnostica »).

Sur la théurgie en général, voir l’introduction à L’Anacrise pour avoir la communication avec son bon ange gardien. Paris, Cariscript, 1988 (collection « Pietas »).

bouton jaune Source : Ballica BnF : Le Fonds Z - Les manuscrits réservés du Philosophe inconnu