Second et dernier article.

Pages 229-237.

II. – Saint-Martin, l’homme

M. Matter a fait une bonne œuvre en écrivant un bel ouvrage. Il a réhabilité, pour ainsi dire sans y songer, la mémoire d'un mystique fort peu connu parmi nous et assez mal famé. Il nous a ainsi réconciliés avec un frère à qui nous faisions tort par nos injustes soupçons, et, grâce à ses travaux, les fidèles de toutes les communions [230] peuvent faire la connaissance intime d'une de ces âmes d'élite qui, sous le règne despotique de l'encyclopédisme, non seulement n'avaient pas fléchi le genou devant Bahal, mais lui avaient courageusement opposé le témoignage de la vérité qui est en Jésus-Christ.

Quelque intérêt qu'une telle vie puisse offrir à un historien pieux, M. Matter n'aurait probablement pas entrepris cette étude, s'il ne s'était vu en possession de sources inédites d'un très grand prix, entre autres de lettres de St. Martin et d'un manuscrit de Martinez. Ces documents n'ont pas suffi pour déchirer tous les voiles dont aimait à s'entourer le Philosophe inconnu, qui ne parlait à cœur ouvert que de ses fautes. Cependant, en expliquant la correspondance par les Œuvres imprimées, et les œuvres par la correspondance, il a été possible de tracer d'une main sûre le portrait fidèle de cette âme pure, grande, sainte, qui était tout aspiration vers Dieu, et de reconstruire son histoire. Tel l'artiste habile qui avec de petits fragments de marbre reproduit en une splendide mosaïque une des plus belles scènes des annales de l'Église.

La vie de St. Martin, nous ne la raconterons pas ici, pour engager tous nos lecteurs à la lire dans l'ouvrage même que nous annonçons. Nous dirons seulement, pour orienter notre public, qu'il naquit en 1743 dans une pieuse famille d'Amboise; qu'il était d'une complexion faible et délicate; mais que, « dans ce corps qu'on ne lui avait donné qu'en projet,» habitait une âme noble et magnanime qui se sentit attirée dès son enfance vers les choses invisibles, et qui dit dès ses premiers pas : « Ou j'aurai la chose en grand, ou je ne l'aurai pas. » Il avait un cœur aimant et tendre, une imagination très vive et un esprit plein de saillies et de gaîtés. Il étudia le droit, quitta très promptement le barreau pour l'armée et l'armée pour sa grande affaire. A vingt- deux ans il devint à Bordeaux le disciple de Martinez, et vingt-cinq ans plus tard, à Strasbourg, il se lia avec des admirateurs de Bœhme, qui l'engagèrent à apprendre l'allemand pour lire dans l'original les écrits de ce théosophe. Il passa la majeure partie de sa vie à Amboise, son enfer, dans la solitude; à Paris, son purgatoire, dans le grand monde ; à Strasbourg, son paradis, auprès de ses amis. Le point culminant de sa carrière est marqué par sa protestation dans l'école normale contre le sensualisme de Garat (1795) et par ses écrits politiques sur la révolution française. Il mourut en 1803, d'une apoplexie, à l'âge de 60 ans.

La grandeur et la gloire de St. Martin, ou plutôt la plus grande preuve de la miséricorde de Dieu envers lui, c'est la fermeté avec laquelle il a marché, de sa jeunesse à sa mort, sur l'étroit et direct sentier de la repentance et de l'humilité, de la foi et de l'espérance, de la sanctification, de l'amour et de la prière. Il avait emporté de sa jeunesse le souvenir de quelques fautes graves, mais il en gémissait devant Dieu. A l'école de Martinez et plus tard encore, il avait tenté de hâter ou de consolider l'union de son âme avec Dieu par l'évocation des intelligences célestes, et il n'a jamais condamné cette voie d'une manière absolue ; mais il a peu tardé à la délaisser, à l'estimer fort peu, à en détourner ses amis et à reconnaître que, pour croître en sainteté, il suffisait de l'opération toute spirituelle de la grâce de Dieu dans notre intérieur. « Les voies de la pénitence et de l'humilité, disait-il, sont les plus douces, les plus sûres, les plus riches, les plus durables. » Les dangereuses doctrines de Bœhme l'ont ébloui par leur originalité et par leur apparence de vérité chrétienne ; mais elles n'ont pu le troubler dans son travail de sanctification et réagir sur ses prières et sur ses actions. « Depuis que j'existe et que je pense, je n'ai eu qu'une seule idée, ma jonction individuelle avec Dieu, et tout mon vœu est de la conserver [231] jusqu'au tombeau ; ce qui fait que ma dernière heure est le plus ardent de mes vœux et la plus douce de mes espérances. » A mesure qu'il avance dans la vie, il comprend mieux la nécessité du renoncement. « Dieu est jaloux de l'homme; je me suis aperçu qu'il l'était de moi comme de tous mes semblables, et qu'il attendait, pour faire une alliance entière avec moi, que j'eusse rompu avec tous les rivaux qui occupaient encore mon âme, mon cœur et mon esprit. » A cinquante-cinq ans « il lui semble qu'il entre dans une nouvelle et sublime région qui le sépare comme tout à fait de ce qui occupe, amuse et abuse sur la terre un si grand nombre de ses semblables. » Sa maladie augmentait: c'était le mal du pays céleste, « un spleen qui le rendait extérieurement et intérieurement tout couleur de rosé. » L'année de sa mort, il écrivait: « Mes espérances spirituelles ne vont qu'en s'accroissant; j'avance vers les grandes jouissances qui doivent mettre le comble aux joies dont mon existence a été comme constamment accompagnée dans ce monde.» Dans le cours entier de sa carrière terrestre, « sa secrète persuasion avait été que son bonheur était bâti sur pilotis. » « Son espérance de la mort était la consolation de ses jours et lui faisait désirer qu'on ne dît jamais : l'autre vie, parce qu'il n'y en a qu'une. » Il éprouvait une grande «envie de passer de ce monde dans l'autre pour accoucher de son âme dont il lui semblait qu'il était gros. » Bien peu de chrétiens» sont morts aussi détachés du monde et aussi fortement attachés à Dieu. C'est de justes comme lui que Salomon disait: « Leur sentier est comme la lumière resplendissante qui augmente son éclat jusqu'à ce que le jour soit arrivé à la perfection. »

Les grâces intérieures que Dieu lui accordait ne faisaient que lui donner un plus vif sentiment de son indignité. « Salomon a dit avoir tout vu sous le soleil. Je pourrais citer quelqu'un qui ne mentirait point quand il dirait avoir vu quelque chose de plus, c'est-à-dire ce qu'il y a au-dessus du soleil, et ce quelqu'un-là est loin de s'en glorifier. » Le seul sentiment qui lui convienne, « c'est de se prosterner de honte et de reconnaissance pour la main miséricordieuse qui le comble de ses grâces malgré ses ingratitudes et ses lâchetés.» La principale de ses prétentions était « de persuader aux autres qu'il n'était qu'un pauvre pécheur pour qui Dieu avait des bontés infinies. » — « J'ai dit quelquefois que Dieu était ma passion; j'aurais pu dire avec plus de justice que j'étais la sienne par les soins assidus qu'il m'a prodigués, et par ses opiniâtres bontés pour moi malgré toutes mes ingratitudes; car s'il m'avait traité comme je le méritais, il ne m'aurait seulement pas regardé. »

A cette humilité si profonde et à cet ardent amour pour Dieu correspondaient une intime compassion pour tous les hommes qui s'égarent loin de Dieu, et une haine du mal qui ne lui permettait pas de poser les armes. « Il abhorre l'esprit du monde ; » il est « en guerre avec le monde, qui ne travaille qu'à affamer l'homme ; avec les philosophes, qui le ravalent au rang des bêtes ; avec les savants qui font entièrement abstraction de Dieu dont ils étudient les œuvres, rendent ainsi la nature méconnaissable et sont plus coupables que Mandrin; avec quelques théologiens qui détournaient l'âme de ses vraies voies et qui par leur ignorance avaient infiniment affaibli la foi dans le Messie. « Chacun de ses écrits est une déclaration de guerre au matérialisme, une protestation au nom du sens moral, de la vie religieuse, de la révélation. Dans le plus étrange de ses ouvrages, qui rappelle Rabelais par sa verve d'ironie, il va même jusqu'à couvrir de ridicule les athées de Paris en les représentant prêts à nommer membre de l'académie Satan, qui leur est apparu sous la forme d'un immense crocodile. Mais cet ennemi intrépide de l'incrédulité n'a pas la moindre haine pour les incrédules : il fait visite à Lalande, il admire le génie de [232] Voltaire, il déclare Rousseau meilleur que lui, il ne se lasse pas d'apporter constamment la vérité avec lui dans un monde frivole et corrompu, qui aime bien en lui le gentilhomme aimable et spirituel, mais qui ferme l'oreille à ses enseignements. On ne lit pas davantage ses écrits ; parfois on l'injurie mais « il n'est pas étonné que son métier de balayeur du temple de la vérité, en ait soulevé contre lui les ordures. » Il se sent seul dans la société où il vit, et il se nomme le « Robinson de la spiritualité. » La tentation était grande de s'enorgueillir d'une situation aussi unique ; toutefois il n'y succombe point. Son cœur est trop plein de tristesse à la pensée des épouvantables ravages que le péché fait ici-bas et dans l'univers entier. « Je n'ai qu'un seul emploi à remplir dans le monde, celui de pleurer, » et il ajoute dans un sentiment qu'on ne peut comprendre qu'en tenant compte de son système théosophique : « Le bon Jérémie n'était que le Jérémie de Jérusalem. Aujourd'hui il faut être le Jérémie de l'universalité. »

St. Martin eut sans doute la consolation de recevoir des lettres de plusieurs personnes qui lui devaient leur conversion. Il sera du nombre de ceux qui, en ayant amené plusieurs à la justice, luiront comme des étoiles à toujours. Mais, en somme, le succès ne couronnait pas ses efforts. Jusqu'à sa mort, il fut « pour le monde comme un véritable réprouvé ; » car « le monde, qui ne connaît point de milieu entre le cagotisme et l'impiété, ne trouvait en lui ni un capucin ni un athée, » et les gens au milieu desquels il vivait, étaient « ou des bêtes qui ne le comprenaient pas, ou des loups qu'il irritait et qui le dévoraient. » L'endurcissement invincible de son peuple ne ralentit point son zèle et n'abattit point son courage : « Ma tâche est neuve et unique : elle ne portera tous ses fruits qu'après ma mort. » — « Ce n'est point à l'audience que les défenseurs officieux reçoivent le salaire des causes qu'ils plaident ; c'est hors de l'audience et après qu'elle est finie. Telle est mon histoire, et telle est aussi ma résignation de n'être pas payé dans ce bas monde. »

Pour mettre en saillie le caractère distinctif de St. Martin, il faudrait le placer à côté de son contemporain et son cadet, Maine de Biran (né en 1766). L'un naît et grandit dans la foi chrétienne, n'éprouve jamais le moindre doute sur la vérité de la révélation, et cherche à s'élever aux dernières hauteurs de la sainteté et de la théosophie. L'autre, au contraire, n'a point une mère pieuse, part du sensualisme, cherche la vérité en lui-même et par lui seul, traverse dans son voyage de découvertes plusieurs systèmes et arrive enfin à Jésus-Christ. Ici le philosophe qui fixe ses regards sur l'âme humaine et finit par les élever vers Dieu; là le mystique qui élève ses regards vers Dieu d'où il les abaisse sur l'homme et la nature. Là une âme qui à tout prendre « était arrivée avant même de partir, » ici un esprit qui arrive à l'opposite de son point de départ. Ici la laborieuse poursuite de la vérité, qu'on ne saisit qu'au bord de la tombe; là la possession paisible de la vérité, et les rêveries d'une intelligence qu'elle a comblée de toutes ses richesses.