V. L’esprit de Saint-Martin

St. Martin a été grand et puissant comme disciple de Jésus-Christ, petit et chétif comme disciple de Martinez et de Bœhme. Par son alchimie, il s'exposait gratuitement aux moqueries des naturalistes; par son hypothèse de la matière résultant du péché, il jetait aux savants et aux philosophes de son temps le plus imprudent défi; par son symbolisme des nombres, il repoussait les intelligences avides de lumière et de clarté, en même temps que, par le silence que trop souvent il gardait sur la personne et l'œuvre du Sauveur, il n'exerçait aucune action sur les cœurs oppressés qui soupiraient après le pardon. Aussi St. Martin a-t-il peu marqué dans l'histoire de son temps. Son rôle s'est borné à de courageuses et inefficaces protestations contre le matérialisme. C'était un Jérémie auquel on ne prenait pas garde. Il n'avait que trop raison quand il disait « qu'il avait passé, non dans le monde, mais à côté du monde. » Les traces de son passage sont à [236] peine visibles. De Maistre s'est inspiré de ses écrits politiques; avec ses autres ouvrages, M. de Sainte-Beuve avait fait dans sa jeunesse du dilettantisme religieux, qu'il a déposé dans le roman de Volupté, et M. de Lamartine nous paraît avoir feuilleté les pages poétiques du Théosophe. Mais d'ailleurs la France du XIXe siècle s'est bornée à savoir son nom sans prendre la peine de lire ses écrits. Les catholiques ne pouvaient avoir de la sympathie pour un mystique qui n'avait pu reconnaître le vrai génie du christianisme dans le fameux ouvrage de Chateaubriaut [sic], et qui accablait des reproches les plus violents un sacerdoce indigne de ses sublimes fonctions. Les protestants de langue française semblent avoir fermé tous leurs livres mystiques (1) dès que la Bible a été remise en lumière par le Réveil. En Allemagne, les principaux ouvrages de St. Martin ont bien eu les honneurs de la traduction; mais ils ont fait peu de sensation et ont pris place en silence entre les œuvres complètes de Bœhme et celles de Baader. Ce n'est, croyons-nous, qu'en Russie que St. Martin a exercé une action qu'on peut appeler historique, d'après le peu qu'en dit M. Krazinski dans son Histoire religieuse des peuples slaves.

Notre pensée toutefois n'est pas que les églises de langue française n'ont plus aucun profit à tirer des dons éminents qu'avait reçus de Dieu St. Martin. Ses vingt à vingt-deux volumes offrent, il est vrai, en somme une lecture peu attrayante. Mais ils contiennent, selon l'expression de Mme de Staël, des lueurs sublimes, et « il est juste, a dit M. Cousin, de reconnaître que jamais le mysticisme n'a eu en France un représentant plus complet, un interprète plus profond et plus éloquent… que St. Martin. » Ces trésors d'éloquence et de profondeur, ces sublimes lueurs, ne peuvent se perdre. Déjà en 1834, M. Guttinguer a publié un petit recueil de pensées qu'il a choisies parmi les plus pieuses et les plus orthodoxes. Il faudrait élargir le cadre et embrasser la philosophie, la politique, l'histoire et la littérature. L'Esprit de St. Martin renfermerait quelques longs fragments sur l'origine du mal, sur l'unité des langues, sur la preuve de Dieu par l'admiration, sur la nature de l'État, sur la révolution française ; des hymnes en prose pleins d'élans et de poésie, et une foule de pensées isolées sur tous les sujets possibles. Ainsi, en ouvrant pour ainsi dire à l'aventure les Œuvres Posthumes, nous trouvons sans tourner la page les pensées suivantes :

« Où se trouve l'Esprit de Jésus-Christ, là est l'Église; où cet Esprit ne se trouve pas, il n'y a plus que des squelettes et des monceaux de pierres. »
« Tous les hommes instruits des vérités fondamentales parlent la même langue, comme étant habitants d'un même pays. »
« Dieu était seul quand il a formé l'homme; il veut aussi être seul à l'instruire. »
« L'homme du monde exige des autres hommes toutes les vertus, et cependant il ne s'occupe qu'à les détruire journellement en eux, soit par son exemple soit par sa doctrine. »
« Comme notre existence matérielle n'est pas la vie, notre destruction matérielle n'est pas la mort. »

Nous tournons quelques pages et nous lisons :

« La fausse instruction qui inonde la terre tient l'humanité suspendue comme par un fil au-dessus de l'abîme. »
« C'est parce que l'homme porte sa tête [237] jusque dans les cieux, qu'il ne trouve pas ici-bas de quoi reposer sa tête. »
« Primitivement la tête devait être réglée par le cœur, elle ne devait servir qu'à l'agrandir. Aujourd'hui la tête de l'homme règne sur son cœur... La science n'est que le flambeau de l'amour, et le flambeau est inférieur à celui qu'il éclaire. »

Celui qui dégagerait des volumineux écrits du Philosophe inconnu les paillettes et les lingots d'or qui y sont enfouis, enrichirait nos églises de cette vraie mystique qui leur fait presque entièrement défaut, et l’Esprit de St. Martin ne ferait point disparate avec les Pensées de Thomas Adam, de Vinet et de Pascal.

Frédéric de ROUGEMONT.

Note

1. M. Matter semble, par un mot dit en passant, rattacher Vinet à Dutoit-Mambrini [sic] et aux mystiques. Ceci nous paraît être une erreur. Vinet a pu parler avec éloges de Dutoit sans être de son école. Le véritable maître de Vinet est Pascal, et l'un et l'autre ont plutôt les regards arrêtés sur l'œuvre de Dieu dans l'homme que sur Dieu même et sur les ineffables mystères du monde invisible. Pour les classer parmi les mystiques, il faut donner du mysticisme une autre définition que celle qu'en a donnée M. Matter et que nous croyons très exacte.