III. Saint-Martin, le mystique

La biographie de St. Martin convaincra certainement tout lecteur impartial de l'intime et profonde piété de ce mystique chrétien, et ses visions, ses extases, ne sont pas de nature à jeter le moindre doute sur sa foi. Il y fait d'ailleurs fort rarement allusion dans ses ouvrages, et se refuse même à s'expliquer au long sur ce sujet dans sa correspondance avec ses amis. Ces faveurs spéciales de Dieu ne sont pour lui qu'un moyen d'obtenir une conviction plus vivante de la vérité. Rien n'est plus éloigné de son esprit que la pensée de les transformer en des révélations ou de prétendre à [233] l'inspiration. Au reste nous renvoyons nos lecteurs à M. Matter, qui, dans les sept derniers chapitres de son livre, a traité cette question délicate avec une si grande connaissance des voies mystiques et en même temps avec tant de prudence et de réserve, que nous ne pouvons que nous ranger sur tous les points à son avis. Pour s'en écarter il faudrait, contrairement à Joël, exclure absolument de la vie chrétienne l'extase et en général tous les dons extraordinaires du Saint-Esprit. Nous convenons sans doute qu'on est exposé au danger de prendre des hallucinations pour des visions, d'ouvrir la porte à la superstition, de prêter le flanc aux moqueries du monde, peut-être même d'admettre comme venant de Dieu des prodiges diaboliques. En face de Rome et de ses miracles, le plus simple serait incontestablement de creuser après les temps apostoliques un immense fossé au delà duquel tout phénomène spirituel extraordinaire serait de mauvais aloi. Mais il ne faut pas oublier que le plus puissant des arguments que l'Église chrétienne opposait aux ariens, était qu'ils ne faisaient aucun miracle. On pourrait fort bien soutenir que, parmi les chrétiens de nos temps, il en est un certain nombre qui ne sont pas aptes à porter un jugement définitif sur la vie spirituelle, parce que leur état intérieur ne diffère pas de celui des apôtres avant la Pentecôte. Jésus-Christ les déclarait alors nets à cause de sa parole qu'ils avaient reçue, et les nommait ses amis ; mais l'Esprit de Dieu était avec eux et non point encore en eux, et ils étaient des hommes psychiques, et non des êtres régénérés. Pour nous qui ne consultons que le témoignage de l'histoire, nous croyons que les dons extraordinaires de l'Esprit-Saint ont été de tout temps beaucoup plus fréquents dans la vraie église qu'on ne le suppose ordinairement. Ainsi, à Neuchâtel, nous avons connu particulièrement un des hommes les plus distingués du Réveil, qui avait eu des songes prophétiques, des prières miraculeusement exaucées et des signes merveilleux de la miséricorde divine. Des faits de ce genre ne sont certainement point rares parmi les chrétiens de nos temps, et il y a dans leur vie intérieure beaucoup plus d'éléments mystiques qu'ils ne veulent en avouer. Mais autant on doit louer la sainte pudeur qui les porte de leur vivant à les voiler, autant on peut blâmer sévèrement le soin que certains traducteurs et auteurs mettent à les faire disparaître des biographies de chrétiens dont la vie entière et la mort ont démontré la vraie foi. Il y a là un fâcheux esprit de rationalisme et d'incrédulité.

Dans cette matière si délicate, l'auteur de l’Imitation nous paraît s'être exprimé avec beaucoup de sagesse : « Il y a eu de saintes âmes, qui, en m'aimant de la sorte, dit Jésus-Christ, ont appris des secrets tout divins, et en ont toujours parlé avec l'admiration de ceux qui les entendaient… Elles ont plus profité en quittant tout pour l'amour de moi, qu'elles n'auraient fait en s'appliquant pendant plusieurs années à la recherche des sciences les plus subtiles et les plus relevées; mais je n'use pas de même envers tous : je dis aux uns des choses communes et j’en dis de particulières à d'autres. Il y en a à qui je me montre doucement sous des ombres et des figures, et il y en a aussi à qui je découvre mes plus profonds mystères dans une pleine clarté. » (Liv. III, chap. 43.)

Il nous paraît en effet que les visions et les extases d'un mystique vraiment chrétien doivent nous inciter, non à nous défier de lui, mais à glorifier Dieu pour les faveurs spéciales qu'il lui a accordées. L'histoire de la primitive Église nous en fait un devoir. Parce que l'hallucination côtoie la vision, toute vision n'est pas une hallucination. Les fous de Charenton ne font pas que St. Paul ravi au troisième ciel eût mérité d'y être enfermé avec eux, et les chats ou les souris imaginaires que certains malades, tout éveillés, voient courir à leurs pieds, ne [234] nous inspirent pas le moindre doute sur la réalité objective des souris que nous prenons dans nos trappes, et des chats qui les mangent. C'est à nous d'examiner avec impartialité chaque cas en particulier, et notre règle est la règle, fort bien connue, de l'analogie de la foi (1).

Note

1 Voy. Théremin, Soirées d'un pasteur. Essai sur la théologie mystique, pag. 245 et suiv.