Le Chrétien évangélique - 18631863 - Le Chrétien évangélique

Revue Critique. Saint-Martin, le Philosophe inconnu, par Frédéric de Rougemont.

Saint-Martin, le Philosophe inconnu ; sa vie et ses écrits, son maître Martinez et leurs groupes, d'après des documents inédits, par M. Matter. Paris, librairie Didier, 1862, un vol. in-8°. Prix:7fr.

1er article, pages 209-2132ème article, pages 229-237

Le Chrétien évangélique

Revue religieuse de la Suisse romande, paraissant deux fois par mois

Sixième année. 1863.

Lausanne. - Bureau du Chrétien évangélique, chez Georges Bridel, éditeur, place de la Louve. 1863


 Présentation

Revue Critique. Saint-Martin, le Philosophe inconnu, par Frédéric de Rougemont.

L’article présenté est dû à Frédéric-Constant de Rougemont, géographe, historien, philosophe et théologien protestant suisse. Cet article a paru dans Le Chrétien évangélique, revue religieuse (protestante) de la Suisse romande, en 1863.

Frédéric de Rougemont analyse le livre de Jacques Matter : Saint-Martin, le Philosophe inconnu ; sa vie et ses écrits, son maître Martinez et leurs groupes, d'après des documents inédits, paru en 1862 à Paris, chez Didier.

Présenté dans la revue en deux articles, il comporte, quatre parties sans titre. Par commodité, nous en avons mis un pour chaque subdivision.

L’auteur, laissant de côté certaines questions épineuses de la doctrine de Saint-Martin, fait l’éloge du Philosophe inconnu, de sa vie, de sa doctrine, de son mysticisme. Il a eu l’occasion de lire, dans la bibliothèque familiale, plusieurs livres de Saint-Martin, et on sent qu’il en a été enthousiasmé.

Nous présentons également une courte biographie de F. de Rougemont ainsi que sa bibliographie.


Frédéric de Rougemont

Frédéric-Constant de Rougemont (1808-1876) était le fils de Georges de Rougemont (1758-1824) membre du Conseil d’État et procureur général et de Charlotte d’Osterwald. Frédéric est né en 1808 à Saint-Aubin. Il est tour à tour géographe, historien, philosophe et théologien suisse du XIXe siècle. Il est nommé Conseille d’État du canton de Neuchâtel en 1841. Il a écrit un certain nombre de livres et participé comme chroniqueur à plusieurs revues, notamment au Chrétien évangélique, au Feuilles neuchâteloises, au Constitutionnel neuchâtelois.

Condamné en 1849-1850 à neuf mois de prison pour sa brochure intitulée la Réconciliation des partis, l'auteur s'est soustrait par l'exil aux suites de ce jugement, et habite actuellement près d'Yverdun.

M. Frédéric de Rougemont a été le fondateur de deux journaux politiques : les « Feuilles neuchâteloises » en 1831, et « le Neuchâtelois » en 1848.

Les Feuilles neuchâteloises, de tendance monarchiste, rédigées par Henri-Florian Calamane et Frédéric de Rougemont, parurent de mars à août 1831.
Le Constitutionnel Neuchâtelois
, de tendance monarchiste, parut du 5 octobre 1831 au 28 février 1848, avant de s’intituler Le Neuchâtelois. Il était rédigé par François-Auguste Favarger et Frédéric de Rougemont.

Il a écrit aussi plusieurs articles littéraires et théologiques dans la Revue Suisse et l'Espérance. Il a donné à Neuchâtel, en 1845, une nouvelle édition de l'ouvrage d'Arnaud : Histoire de la rentrée des Vaudois dans leurs vallées. Enfin, il a ajouté des notes et des introductions à un grand nombre des publications de la «Société pour la traduction d'ouvrages chrétiens allemands», entre autres au « Guido et Julius » de Tholuck. Félix Bovet. Il a également écrit dans les Annales de philosophie chrétienne (1863) une Notice sur le Y-king, le premier des livres sacrés des Chinois, extrait de son livre les Deux Cités.

Il est mort en 1876. La revue Le Chrétien évangélique de 1876 a publié un article sur Frédéric de Rougemont.

Bibliographie

  • Précis de Géographie comparée. Neuchâtel, 1831, in-12. 
  • Premier Cours de Géographie, contenant la description de la surface de la Terre, ou la Géographie topique. Neuchâtel, Michaud, 1833, in-8. — 2-édit., 1838. — 3° édit., 1851. 
  • Précis d'Ethnographie, de Statistique et de Géographie historique, ou Essai d'une géographie de l'Homme. Ibid., 1835-37, 2 vol. in-12.
  • Description de la Terre Sainte, par A. Braem; traduction française, revue et augmentée. Ibid., 1837, in-12. 
  • Rapport sur le progrès de l’Éducation dans la principauté de Neuchâtel en 1837. Ibid., 1838, in-8. 
  • Second Cours de Géographie, contenant la Géographie politique, avec les Éléments de l'Ethnographie et de la Géographie historique. Ibid., 1838, in-8.
  • Du Monde dans ses rapports avec Dieu, d'après la Bible et d'après les philosophes. Neuchâtel, Michaud, et Paris, Delay, 1841, iu-8. 
  • Poésies neuchâteloises de Biaise Hoby, pasteur de Glérésie au XVIe siècle, publiée; par F. de Rougemont. Neuchâtel, Michaud, 1841, in-8. 
  • Fragments d'une Histoire de la Terre, d'après la Bible, les traditions païennes et la géologie. Neuchâtel, Michaud, et Paris, Delay, 1841, in-8. 
  • Catholicisme (le) d’Orient et d'Occident, par F. de Baader, traduit par —. Neuchâtel, Michaud, et Paris, Delay, sans date ( ), in-8.
  • Explication des douze derniers livres prophétiques de l'Ancien Testament: précédée d'un coup d'oeil général sur la période des prophètes; d'après les articles de M. Preiswerk dans le Journal d'Orient, Société pour la traduction d'ouvrages chrétiens allemands. Neuchâtel, Michaud, 1841-45, 3 vol. in-8.
Le premier volume de cet ouvrage est fait d'après les travaux allemands de S. Preiswere ; celui-ci n'ayant pas continué cette étude, M. de Rougemont a achevé l'ouvrage à lui seul.
  • Essai sur le piétisme ou sur le réveil religieux de l'Allemagne au temps de Spener. Neuchâtel, Michaud, 1842, in-8. 
  • Société neuchâteloise (la) pour la traduction d'ouvrages chrétiens allemands, son œuvre, ses principes, son plan et ses vœux. Ibid., 1843, in-8 de 64 pages. (Anonyme).
  • Explication du Livre de l'Ecclésiaste. Ibid., 1844, in-8.
  • Individualistes (les) et l'Essai de M. le professeur Vinet sur la libre manifestation des convictions religieuses. Neuchâtel, Michaud, et Paris, Delay, 1844, in-8. 
  • Réconciliation (la) des partis à Neuchâtel, tentée par une patriote. Neuchâtel, 1848, in-8 de 71 pag. (Anonyme).
  • Plaidoyer de l'auteur de « la Réconciliation des partis». Besançon, 1849, broch. in-12 (Anonyme).
  • Le peuple primitif, sa religion, son histoire et sa civilisation, Frédéric de Rougemont, J. Cherbuliez, Genève, 1855, 3 tomes : Tome 1, 1855; Tome 2, 1855; Tome 3, Genève, 1857.

Cet ouvrage, fruit de recherches savantes, renferme le tableau complet des traces d'une révélation primitive, qui se retrouvent dans les traditions religieuses de tous les peuples. C'est un travail du plus haut intérêt, où les résultats d'une érudition profonde sont mis avec beaucoup de clarté à la portée de tous les lecteurs.

Ces volumes sont le commencement d'un grand ouvrage historique auquel M. de Rougemont a consacré sa vie entière et dont ses autres travaux ne sont, pour ainsi dire, que des études préparatoires. Cette publication est destinée à produire une grande sensation dans le monde savant. Si ses hypothèses hardies et ingénieuses résistent à la critique, l'auteur sera le Cuvier de l'Histoire de l'Humanité. (Source : Le Quérard, 1855)

  • Religion dogmes, symboles, mythes ... Genève: Cherbuliez 1855.
  • Histoire de la terre d'après la Bible et la géologie, Frédéric de Rougemont, Genève, Cherbuliez, 1856.
  • Histoire du peuple primitif déduite de la Genèse ... Genève: Cherbuliez 1857.
  • L'histoire de l'astronomie dans ses rapports avec la religion, Frédéric de Rougemont, Librairie française et étrangère, Paris 1865 
  • L'âge du bronze, ou, Les Sémites en Occident: matériaux pour servir à l'histoire de la haute antiquité, Paris: Didier & Cie, 1866.
  • La vie humaine avec et sans la foi, Frédéric de Rougemont, Librairie Générale Jules Sandoz, 1869
  • L'homme primitif. Neuchâtel, Paris, 1870. 
  • Quelques erreurs de la science incrédule : Recueil de conférences. Neuchâtel; Paris : [s.n.], 1870.
  • Les conseillers bénévoles du roi Guillaume, Frédéric de Rougemont, H. Georg, 1871
  • Les deux cités : la philosophie de l'histoire aux différents âges de l'humanité, Paris : Sandoz et Fischbacher, 1874. 
  • Catalogue des Lépidoptères du Jura neuchâtelois ..., Neuchâtel : Imprimerie Wolfrath & Sperle, 1903. 

Premier article.

Pages 209-213.

A la fin du XVIIIe siècle, l'incrédulité sous ses diverses formes était devenue si générale et si puissante, qu'on aurait pu croire la cause du christianisme perdue sans ressource. Les nuages de la terre interceptaient tous les rayons de l'Orient d'en haut, qui semblait s'être éteint dans les cieux. Notre Suisse romande était plongée dans des ténèbres aussi épaisses que la France matérialiste et que la rationaliste Allemagne. La nuit où vivaient nos pères et qu'on appelait les lumières, n'avait en quelque sorte plus d'autres flambeaux que de rares et pâles fidèles qui se réunissaient auprès d'un frère morave, ou qui se nourrissaient chacun chez soi, des écrits des mystiques Dutoit-Membrini, Schwedenborg [sic] et Saint-Martin. L'auteur de ces lignes, fort jeune encore, avait trouvé dans la bibliothèque de sa famille toute une collection de ces écrits, plus ou moins étranges, qui avaient été lus et relus et usés par de jeunes femmes qui descendaient de cet homme, à l'esprit si lucide et si correct, dont on vient de retracer l'histoire dans cette Revue, Osterwald.

Invité par la rédaction à annoncer ici l'ouvrage de M. Matter, je ne me suis point dissimulé combien c'était chose délicate et difficile de parler de mysticisme à notre public protestant, qui a toutes les qualités imaginables, sauf la compassion pour ces âmes tendres et puissantes à la fois qui, sur les ailes de la prière, de l'imagination, de l'extase, vont se perdre dans des régions inconnues du vulgaire. Au premier rang de ce vulgaire figure je sais trop bien quel lourd et implumé personnage. Mais il n'a pas su résister au plaisir de raviver de vieux souvenirs, d'épousseter de poudreux bouquins oubliés sur leur étagère, de retrouver des notes oubliées, et de résumer en quelques pages les impressions nouvelles que ferait sur lui le Philosophe inconnu après vingt et trente années de séparation.

I – Le mysticisme*

*[Nous avons inséré des titres à chaque partie]

Avant d'aborder le mystique Saint-Martin, expliquons-nous le plus brièvement possible sur le mysticisme, qui est en mauvaise odeur parmi la très grande majorité des protestants de langue française, et qui dans le monde entier est l'objet des jugements les plus contradictoires.

Vinet, par exemple, a été la plus vive lumière du réveil actuel, qui entend être simplement évangélique; néanmoins les disciples les plus zélés de ce grand homme font de lui le fondateur d'une théologie mystique. L'Imitation de Jésus-Christ est un livre mystique en tant qu'il insiste beaucoup plus sur l'œuvre du Saint-Esprit dans l'homme régénéré et sur la vie de contemplation que sur l'œuvre du Rédempteur expiant les [210] péchés de l'humanité déchue, et cependant ce livre est une des plus grandes gloires de l'Église chrétienne. Arndt est au même titre un écrivain mystique : en dépit ou à cause de cette tendance, toute famille pieuse en Allemagne lit et relit le Vrai christianisme. Les Œuvres spirituelles de Fénelon ont pendant plus d'un siècle alimenté la vie intérieure de bien des âmes chrétiennes, même dans nos populations protestantes, malgré les erreurs où était tombé le disciple de Mme Guyon. Le plus célèbre des mystiques allemands, Jacob Bœhme, a été avec Spinoza le père du panthéisme de Schelling, et pourtant on ne peut nier que l'Esprit-Saint n'ait opéré chez le cordonnier de Gœrlitz une œuvre très remarquable de conversion et de sanctification. Mais Schwedenborg, autre mystique célèbre, n'est plus que le jouet de ses propres hallucinations ou d'esprits de mensonge ; les mystiques de la Perse musulmane, les Sofis, sont des panthéistes, et ceux d'Alexandrie, les néoplatoniciens, étaient les ennemis acharnés du christianisme.

Le nom de mystique s'applique donc indifféremment aux adversaires et aux disciples de Jésus-Christ, et l'on se demande ce qu'il peut y avoir de commun entre des gens qui sont en un désaccord absolu sur celui qui se nommait et qui est réellement la vérité.

Ils ont de commun le désir de s'unir spirituellement à Dieu, de le voir pour ainsi dire, de le connaître d'une connaissance vivante et immédiate. Par cette union de leur âme à Dieu, qui est le comble de l'amour et de la joie, ils espèrent, en outre, arriver à une science des choses divines, humaines et naturelles, qui approche de la toute-science du Créateur, et comme Dieu possède avec la toute-science la toute-puissance, ils nourrissent dans leurs cœurs un secret désir d'obtenir par leur jonction personnelle avec lui la force d'opérer des miracles. D'ailleurs, comme l'âme ne peut s'approcher de Dieu, et Dieu de l'âme, sans qu'elle sorte de son état habituel, ils ont plus ou moins fréquemment des heures d'extase et de ravissement.

Ce désir d'une union intime de l'âme avec Dieu est-il insensé? est-il légitime?

Si nous nous adressions à des lecteurs qui ne connussent pas l'Évangile, nous leur dirions que ce désir se produit chez toutes les grandes nations de la terre entière ; qu'il a ses racines dans les dernières profondeurs de notre être; que l'homme né psychique (nos versions de la Bible disent animal) tend à devenir spirituel, c'est-à-dire à s'élever de la sphère de la conscience, de la loi, de la morale, du salut par les œuvres, à la sphère de la religion, de la foi, de l'amour, de la communion avec Dieu; et que ses aspirations d'ici-bas pronostiquent ses destinées futures, comme déjà l'entendait la vieille Égypte des Pharaons, faisant de la vision de Dieu le plus haut degré de la félicité céleste. Mais notre tâche est ici plus aisée. Il nous suffit de rappeler que Jésus- Christ a réalisé sur cette terre l'idéal des mystiques. Semblable à nous en toutes choses excepté dans le péché, il était tellement un avec Dieu qu'il ne disait et ne faisait que ce qu'il entendait dire et voyait faire à son Père. Sa science était la vérité même ; par sa puissance, d'un mot il se faisait obéir de la nature et de la mort, et s'il n'a pas eu des heures d'extase, c'est qu'il vivait continuellement dans l'état d'âme où les plus grands mystiques ne sont ravis que de loin en loin et pour peu de temps.

Jésus-Christ légitime donc en plein, par son exemple, la vraie mystique ; mais il fait plus que la justifier, il la produit, il en est l'auteur, elle n'existe que par lui, et seul il en explique l'histoire.

Six à sept siècles avant lui, l'humanité tout entière, de la Chine à l'Italie, appelle d'avance l'Homme-Dieu par le désir qu'elle éprouve d'entrer en communion avec Dieu. Elle avait pendant les quinze siècles [211] antérieurs cherché le bonheur sur la terre dans la paix de sociétés bien organisées, dans les joies d'une brillante civilisation, dans la gloire de royaumes puissants et conquérants. Mais elle voyait ses rêves s'évanouir par la ruine plus ou moins rapide de toutes les nations les plus florissantes, et lasse d'elle- même et de la terre, de son passé et de son présent, de ses anciennes croyances et des vains plaisirs du monde, elle se tourne lentement vers Dieu, lui demandant qu'il se montre à elle et qu'il l'introduise dans le monde meilleur de la vie spirituelle. C'est alors que chez le peuple élu à la lumière des révélations divines, les prophètes arrêtent avec amour leurs regards sur le Messie, et que Joël inaugure à l'avance l'ère de la vie mystique par ces paroles à jamais mémorables : « Vos fils et vos filles prophétiseront, vos jeunes gens auront des visions et vos vieillards des songes; même vos serviteurs et vos servantes prophétiseront. » C'est alors qu'en Chine, Lao-tseu se retire du monde pour s'unir à ce que, dans son ignorance, il croit être le vrai Dieu et qu'il nomme la raison éternelle; alors qu'en Inde, Bouddha substitue au salut par les œuvres de la loi le salut par la foi et la charité ; alors qu'en Bactriane, Zoroastre opère une réforme radicale de la religion de Mithra dans un esprit tout nouveau de pureté et de sainteté; alors qu'un travail analogue s'accomplit dans les écoles savantes des Chaldéens et des Égyptiens; alors que la Grèce a ses premiers amis de la sagesse, et que Pythagore, en Italie, propose pour but de la vie à ses disciples, la connaissance et la contemplation de Dieu. L'humanité païenne et élue soupirait ainsi, du sein de sa vie toute psychique, après les lumières et les joies et les puissances sanctifiantes de la vie spirituelle. L'épouse terrestre appelait de ses vœux l'Époux céleste. La jeune fille issue du premier Adam sentait approcher l'heure de son hymen avec le second et dernier Adam, qui est l'Esprit vivifiant ; elle s'apprêtait à entrer dans le sanctuaire de la vie mystique.

Et l'Époux est venu du ciel, et l'épouse a été inondée de grâces et de joies spirituelles, et elle a eu plus de visions et de songes, de prophéties et d'extases, de révélations et d'enseignements surnaturels, que les mystiques de tous les pays et de tous les siècles n'en avaient jamais demandé à Dieu.

En effet, les premiers disciples, au jour de la Pentecôte, parlent subitement vingt langues étrangères ; Etienne expirant voit Jésus-Christ assis à la droite de Dieu; St. Paul est ravi au troisième ciel ; l'avenir du monde et de l'Église est révélé à St. Jean ; le Saint-Esprit distribue entre tous les croyants les dons les plus divers, entre autres celui des sciences et celui de faire des miracles. Tous les vrais fidèles se sentent intérieurement poussés par une puissance distincte de leur volonté, sondent ce qu'il y a de plus profond en Dieu et poussent des soupirs extatiques qui ne se peuvent exprimer. La prophétie de Joël est accomplie ; l'humanité nouvelle, issue du second et dernier Adam, est initiée tout entière à la vie mystique par l'habitation de l'Esprit même de Dieu dans les cœurs régénérés.

Mais, soit par le relâchement des fidèles, soit par la volonté souveraine de leur Seigneur, l'Église s'est vue de très bonne heure dépouillée de la plupart des dons spirituels qu'on est convenu d'appeler extraordinaires. Avec la première génération disparaissent l'inspiration proprement dite, la révélation prophétique, l'intelligence surnaturelle des mystères, le don des langues et celui de leur interprétation, ainsi que le don des miracles (qu'il ne faut pas confondre avec celui des guérisons). On a pu désormais être vraiment chrétien sans vision, ni songe, ni prophétie. Alors la vie mystique s'est créé un lieu et en quelque sorte un organe propre dans le grand corps de l'Église : la cellule de l'hermite [sic] et du [212] moine. Tandis que les néoplatoniciens, au sein des ténèbres de l'idolâtrie, s'efforçaient d'arriver à la vision de Dieu en simplifiant leur âme et en évoquant à leur aide les bons génies par la théurgie, une foule de fidèles se retiraient dans les déserts pour y vivre dans la prière, la contemplation, l'extase. Là reparaissent en même temps le don de guérison, qui n'avait pas cessé complètement, et celui des miracles ; mais ils y revêtent des formes si étranges que nous ne savons plus si nous sommes encore dans l'enceinte de l'Église chrétienne, ou si nous avons simplement affaire avec les prodiges du magnétisme animal.

L'Église du moyen âge, en arrivant au point culminant de sa puissance et de sa gloire, produisit les plus célèbres de ses mystiques : St. Bernard, Hugo de St. Victor surnommé le second Augustin, St. François d'Assise et son disciple Bonaventure.

Bientôt la foi décline, la corruption des mœurs augmente, et le nombre des mystiques s'accroît dans l'Église avec celui des soi-disant sectaires qui en demandaient la réforme. Ce sont d'abord Tauler et Suso, puis Groot qui tonde l'association des Frères laïques de la vie commune, et dont l'école produit Thomas-à-Kempis et Jean Wessel. Ces hommes, d'une éminente piété, ainsi que l'auteur inconnu de la Théologie allemande, ont été les précurseurs, les maîtres de Luther, qui s'est en quelque mesure imprégné de leur esprit et l'a transmis aux églises évangéliques allemandes. Calvin et Farel au contraire, de même que Zwingle, ne se rattachent par aucun bout au mysticisme du moyen âge. Cependant ce XVe siècle, où la société occidentale était en pleine décomposition, voyait se former, sous l'influence de Platon, de Philon, de la Cabbale, des Arabes, des écoles d'une mystique bâtarde où la recherche de la pierre philosophale se mêlait aux spéculations les plus étranges et parfois aux sentiments les plus pieux. Nous ne citerons que Paracelse, qui a légué par Bœhme à Saint-Martin ses trois fameux corps simples, le sel, le soufre et le mercure.

La Réforme éclate et triomphe. Mais elle apporte plus de lumière que de chaleur, plus de dogmes que de foi, plus d'orthodoxie que de charité, et sa théologie dégénère rapidement en une stérile et lamentable scholastique. Dans ces temps d'aridité et de mort apparaît Jacob Bœhme, le théosophe teutonique, le plus célèbre et le père des mystiques allemands qui se sont succédé sans interruption jusqu'à nos temps et ont parfois agité fortement les églises protestantes de leur patrie. Celles de Suisse et de France ont suivi une marche plus normale. Celle de Rome, que Luther avait surprise en flagrant délit d'incrédulité et d'immoralité, s'est bientôt relevée par Loyola, Ch. Borromée, St. Vincent de Paul, et en particulier St. François de Sales, le plus orthodoxe et le plus sage, le plus tendre, le plus poétique, le plus ingénieux de tous ses mystiques. Il donne la main par-dessus Bourdaloue et Bossuet à Fénelon, qui assiste au déclin de la foi et va s'égarer dans le quiétisme de Mme Guyon. Au delà de Fénelon s'offre à nous Saint-Martin en plein encyclopédisme.

L'époque de Saint-Martin (il ne faut pas l'oublier) est celle où Oberlin conversait depuis son veuvage avec l'ombre de sa femme et notait avec des épingles sur sa carte du monde invisible les progrès des âmes de ses paroissiens trépassés sur la route des cieux. C'était le temps où vivait Joung-Stilling, dont la piété était toute imprégnée de mysticisme ; où Eckartshausen publiait la Nuée sur le sanctuaire et ses deux volumes sur les Nombres ; où Lavater se rendait à Copenhague pour y lier amitié avec l'École du Nord, qui croyait à la métempsycose et évoquait l'apôtre St. Jean. La Suède venait de produire Schwedenborg [sic]. [213] L'Angleterre elle-même, si sage, si prudente, si pratique, avait son William Law, et Paris n'avait point oublié les prodiges fabuleux qui s'étaient opérés sur la tombe du diacre Paris. L'Europe entière retentissait des noms de Mesmer et de Cagliostro. St. Martin se trouvait placé entre des magnétiseurs à sa droite, les athées de l'Encyclopédie à sa gauche, et dans toute la France il n'y avait, si ce n'est pas une âme chrétienne, au moins pas une société de chrétiens qui comprît les besoins de son âme et sympathisât avec ses aspirations spirituelles.

Tel est le désert, le chaos, la nuit glaciale où St. Martin est né, a grandi et a passé sa vie entière. Tout jeune il a eu pour maître Martinez Pasqualis, hébreu de naissance, à demi chrétien de conviction, théurge à la manière des néoplatoniciens. Plus tard il a appris à connaître les écrits de Jacob Bœhme. De ces deux maîtres il a accepté nombre d'idées bizarres, qu'il n'aurait jamais inventées et dont il n'est qu'à moitié responsable. Ces idées sont entre autres: l'homme primordial, prototype de toutes les créatures, emprunté à la cabbale (1) ; la sagesse personnifiée, d'après Philon et certaines sectes juives ou chrétiennes qui faisaient de l'Esprit-Saint un être femelle ; le chaos de la Genèse provenant de la chute des anges et le péché expliquant la pesanteur et la grossièreté de la matière actuelle ; la chimie de Paracelse, et un certain symbolisme des nombres, qui est celui de la Cabbale et qui donne aux chiffres une signification tout autre que celle qu'ils ont dans les religions païennes et dans nos livres saints. Ajoutons à ces doctrines erronées la pratique néoplatonicienne des évocations des bons anges. Tel est le triste héritage que la tradition mystique et alchimique des derniers siècles avait laissé à St. Martin, et qu'il a accepté sans user du bénéfice d'inventaire.

La question à résoudre est de savoir s'il est possible, avec d'aussi nombreuses et d'aussi graves hérésies, d'être un vrai chrétien. Le livre de M. Matter démontre que oui par l'exemple de St. Martin.

F. DE ROUGEMONT.

Note

1. C'est l'Adam qadmon, l’Adam de l'orient du monde, de l'aurore des temps, des premières origines de l’univers.


Second et dernier article.

Pages 229-237.

II. – Saint-Martin, l’homme

M. Matter a fait une bonne œuvre en écrivant un bel ouvrage. Il a réhabilité, pour ainsi dire sans y songer, la mémoire d'un mystique fort peu connu parmi nous et assez mal famé. Il nous a ainsi réconciliés avec un frère à qui nous faisions tort par nos injustes soupçons, et, grâce à ses travaux, les fidèles de toutes les communions [230] peuvent faire la connaissance intime d'une de ces âmes d'élite qui, sous le règne despotique de l'encyclopédisme, non seulement n'avaient pas fléchi le genou devant Bahal, mais lui avaient courageusement opposé le témoignage de la vérité qui est en Jésus-Christ.

Quelque intérêt qu'une telle vie puisse offrir à un historien pieux, M. Matter n'aurait probablement pas entrepris cette étude, s'il ne s'était vu en possession de sources inédites d'un très grand prix, entre autres de lettres de St. Martin et d'un manuscrit de Martinez. Ces documents n'ont pas suffi pour déchirer tous les voiles dont aimait à s'entourer le Philosophe inconnu, qui ne parlait à cœur ouvert que de ses fautes. Cependant, en expliquant la correspondance par les Œuvres imprimées, et les œuvres par la correspondance, il a été possible de tracer d'une main sûre le portrait fidèle de cette âme pure, grande, sainte, qui était tout aspiration vers Dieu, et de reconstruire son histoire. Tel l'artiste habile qui avec de petits fragments de marbre reproduit en une splendide mosaïque une des plus belles scènes des annales de l'Église.

La vie de St. Martin, nous ne la raconterons pas ici, pour engager tous nos lecteurs à la lire dans l'ouvrage même que nous annonçons. Nous dirons seulement, pour orienter notre public, qu'il naquit en 1743 dans une pieuse famille d'Amboise; qu'il était d'une complexion faible et délicate; mais que, « dans ce corps qu'on ne lui avait donné qu'en projet,» habitait une âme noble et magnanime qui se sentit attirée dès son enfance vers les choses invisibles, et qui dit dès ses premiers pas : « Ou j'aurai la chose en grand, ou je ne l'aurai pas. » Il avait un cœur aimant et tendre, une imagination très vive et un esprit plein de saillies et de gaîtés. Il étudia le droit, quitta très promptement le barreau pour l'armée et l'armée pour sa grande affaire. A vingt- deux ans il devint à Bordeaux le disciple de Martinez, et vingt-cinq ans plus tard, à Strasbourg, il se lia avec des admirateurs de Bœhme, qui l'engagèrent à apprendre l'allemand pour lire dans l'original les écrits de ce théosophe. Il passa la majeure partie de sa vie à Amboise, son enfer, dans la solitude; à Paris, son purgatoire, dans le grand monde ; à Strasbourg, son paradis, auprès de ses amis. Le point culminant de sa carrière est marqué par sa protestation dans l'école normale contre le sensualisme de Garat (1795) et par ses écrits politiques sur la révolution française. Il mourut en 1803, d'une apoplexie, à l'âge de 60 ans.

La grandeur et la gloire de St. Martin, ou plutôt la plus grande preuve de la miséricorde de Dieu envers lui, c'est la fermeté avec laquelle il a marché, de sa jeunesse à sa mort, sur l'étroit et direct sentier de la repentance et de l'humilité, de la foi et de l'espérance, de la sanctification, de l'amour et de la prière. Il avait emporté de sa jeunesse le souvenir de quelques fautes graves, mais il en gémissait devant Dieu. A l'école de Martinez et plus tard encore, il avait tenté de hâter ou de consolider l'union de son âme avec Dieu par l'évocation des intelligences célestes, et il n'a jamais condamné cette voie d'une manière absolue ; mais il a peu tardé à la délaisser, à l'estimer fort peu, à en détourner ses amis et à reconnaître que, pour croître en sainteté, il suffisait de l'opération toute spirituelle de la grâce de Dieu dans notre intérieur. « Les voies de la pénitence et de l'humilité, disait-il, sont les plus douces, les plus sûres, les plus riches, les plus durables. » Les dangereuses doctrines de Bœhme l'ont ébloui par leur originalité et par leur apparence de vérité chrétienne ; mais elles n'ont pu le troubler dans son travail de sanctification et réagir sur ses prières et sur ses actions. « Depuis que j'existe et que je pense, je n'ai eu qu'une seule idée, ma jonction individuelle avec Dieu, et tout mon vœu est de la conserver [231] jusqu'au tombeau ; ce qui fait que ma dernière heure est le plus ardent de mes vœux et la plus douce de mes espérances. » A mesure qu'il avance dans la vie, il comprend mieux la nécessité du renoncement. « Dieu est jaloux de l'homme; je me suis aperçu qu'il l'était de moi comme de tous mes semblables, et qu'il attendait, pour faire une alliance entière avec moi, que j'eusse rompu avec tous les rivaux qui occupaient encore mon âme, mon cœur et mon esprit. » A cinquante-cinq ans « il lui semble qu'il entre dans une nouvelle et sublime région qui le sépare comme tout à fait de ce qui occupe, amuse et abuse sur la terre un si grand nombre de ses semblables. » Sa maladie augmentait: c'était le mal du pays céleste, « un spleen qui le rendait extérieurement et intérieurement tout couleur de rosé. » L'année de sa mort, il écrivait: « Mes espérances spirituelles ne vont qu'en s'accroissant; j'avance vers les grandes jouissances qui doivent mettre le comble aux joies dont mon existence a été comme constamment accompagnée dans ce monde.» Dans le cours entier de sa carrière terrestre, « sa secrète persuasion avait été que son bonheur était bâti sur pilotis. » « Son espérance de la mort était la consolation de ses jours et lui faisait désirer qu'on ne dît jamais : l'autre vie, parce qu'il n'y en a qu'une. » Il éprouvait une grande «envie de passer de ce monde dans l'autre pour accoucher de son âme dont il lui semblait qu'il était gros. » Bien peu de chrétiens» sont morts aussi détachés du monde et aussi fortement attachés à Dieu. C'est de justes comme lui que Salomon disait: « Leur sentier est comme la lumière resplendissante qui augmente son éclat jusqu'à ce que le jour soit arrivé à la perfection. »

Les grâces intérieures que Dieu lui accordait ne faisaient que lui donner un plus vif sentiment de son indignité. « Salomon a dit avoir tout vu sous le soleil. Je pourrais citer quelqu'un qui ne mentirait point quand il dirait avoir vu quelque chose de plus, c'est-à-dire ce qu'il y a au-dessus du soleil, et ce quelqu'un-là est loin de s'en glorifier. » Le seul sentiment qui lui convienne, « c'est de se prosterner de honte et de reconnaissance pour la main miséricordieuse qui le comble de ses grâces malgré ses ingratitudes et ses lâchetés.» La principale de ses prétentions était « de persuader aux autres qu'il n'était qu'un pauvre pécheur pour qui Dieu avait des bontés infinies. » — « J'ai dit quelquefois que Dieu était ma passion; j'aurais pu dire avec plus de justice que j'étais la sienne par les soins assidus qu'il m'a prodigués, et par ses opiniâtres bontés pour moi malgré toutes mes ingratitudes; car s'il m'avait traité comme je le méritais, il ne m'aurait seulement pas regardé. »

A cette humilité si profonde et à cet ardent amour pour Dieu correspondaient une intime compassion pour tous les hommes qui s'égarent loin de Dieu, et une haine du mal qui ne lui permettait pas de poser les armes. « Il abhorre l'esprit du monde ; » il est « en guerre avec le monde, qui ne travaille qu'à affamer l'homme ; avec les philosophes, qui le ravalent au rang des bêtes ; avec les savants qui font entièrement abstraction de Dieu dont ils étudient les œuvres, rendent ainsi la nature méconnaissable et sont plus coupables que Mandrin; avec quelques théologiens qui détournaient l'âme de ses vraies voies et qui par leur ignorance avaient infiniment affaibli la foi dans le Messie. « Chacun de ses écrits est une déclaration de guerre au matérialisme, une protestation au nom du sens moral, de la vie religieuse, de la révélation. Dans le plus étrange de ses ouvrages, qui rappelle Rabelais par sa verve d'ironie, il va même jusqu'à couvrir de ridicule les athées de Paris en les représentant prêts à nommer membre de l'académie Satan, qui leur est apparu sous la forme d'un immense crocodile. Mais cet ennemi intrépide de l'incrédulité n'a pas la moindre haine pour les incrédules : il fait visite à Lalande, il admire le génie de [232] Voltaire, il déclare Rousseau meilleur que lui, il ne se lasse pas d'apporter constamment la vérité avec lui dans un monde frivole et corrompu, qui aime bien en lui le gentilhomme aimable et spirituel, mais qui ferme l'oreille à ses enseignements. On ne lit pas davantage ses écrits ; parfois on l'injurie mais « il n'est pas étonné que son métier de balayeur du temple de la vérité, en ait soulevé contre lui les ordures. » Il se sent seul dans la société où il vit, et il se nomme le « Robinson de la spiritualité. » La tentation était grande de s'enorgueillir d'une situation aussi unique ; toutefois il n'y succombe point. Son cœur est trop plein de tristesse à la pensée des épouvantables ravages que le péché fait ici-bas et dans l'univers entier. « Je n'ai qu'un seul emploi à remplir dans le monde, celui de pleurer, » et il ajoute dans un sentiment qu'on ne peut comprendre qu'en tenant compte de son système théosophique : « Le bon Jérémie n'était que le Jérémie de Jérusalem. Aujourd'hui il faut être le Jérémie de l'universalité. »

St. Martin eut sans doute la consolation de recevoir des lettres de plusieurs personnes qui lui devaient leur conversion. Il sera du nombre de ceux qui, en ayant amené plusieurs à la justice, luiront comme des étoiles à toujours. Mais, en somme, le succès ne couronnait pas ses efforts. Jusqu'à sa mort, il fut « pour le monde comme un véritable réprouvé ; » car « le monde, qui ne connaît point de milieu entre le cagotisme et l'impiété, ne trouvait en lui ni un capucin ni un athée, » et les gens au milieu desquels il vivait, étaient « ou des bêtes qui ne le comprenaient pas, ou des loups qu'il irritait et qui le dévoraient. » L'endurcissement invincible de son peuple ne ralentit point son zèle et n'abattit point son courage : « Ma tâche est neuve et unique : elle ne portera tous ses fruits qu'après ma mort. » — « Ce n'est point à l'audience que les défenseurs officieux reçoivent le salaire des causes qu'ils plaident ; c'est hors de l'audience et après qu'elle est finie. Telle est mon histoire, et telle est aussi ma résignation de n'être pas payé dans ce bas monde. »

Pour mettre en saillie le caractère distinctif de St. Martin, il faudrait le placer à côté de son contemporain et son cadet, Maine de Biran (né en 1766). L'un naît et grandit dans la foi chrétienne, n'éprouve jamais le moindre doute sur la vérité de la révélation, et cherche à s'élever aux dernières hauteurs de la sainteté et de la théosophie. L'autre, au contraire, n'a point une mère pieuse, part du sensualisme, cherche la vérité en lui-même et par lui seul, traverse dans son voyage de découvertes plusieurs systèmes et arrive enfin à Jésus-Christ. Ici le philosophe qui fixe ses regards sur l'âme humaine et finit par les élever vers Dieu; là le mystique qui élève ses regards vers Dieu d'où il les abaisse sur l'homme et la nature. Là une âme qui à tout prendre « était arrivée avant même de partir, » ici un esprit qui arrive à l'opposite de son point de départ. Ici la laborieuse poursuite de la vérité, qu'on ne saisit qu'au bord de la tombe; là la possession paisible de la vérité, et les rêveries d'une intelligence qu'elle a comblée de toutes ses richesses.


 

III. Saint-Martin, le mystique

La biographie de St. Martin convaincra certainement tout lecteur impartial de l'intime et profonde piété de ce mystique chrétien, et ses visions, ses extases, ne sont pas de nature à jeter le moindre doute sur sa foi. Il y fait d'ailleurs fort rarement allusion dans ses ouvrages, et se refuse même à s'expliquer au long sur ce sujet dans sa correspondance avec ses amis. Ces faveurs spéciales de Dieu ne sont pour lui qu'un moyen d'obtenir une conviction plus vivante de la vérité. Rien n'est plus éloigné de son esprit que la pensée de les transformer en des révélations ou de prétendre à [233] l'inspiration. Au reste nous renvoyons nos lecteurs à M. Matter, qui, dans les sept derniers chapitres de son livre, a traité cette question délicate avec une si grande connaissance des voies mystiques et en même temps avec tant de prudence et de réserve, que nous ne pouvons que nous ranger sur tous les points à son avis. Pour s'en écarter il faudrait, contrairement à Joël, exclure absolument de la vie chrétienne l'extase et en général tous les dons extraordinaires du Saint-Esprit. Nous convenons sans doute qu'on est exposé au danger de prendre des hallucinations pour des visions, d'ouvrir la porte à la superstition, de prêter le flanc aux moqueries du monde, peut-être même d'admettre comme venant de Dieu des prodiges diaboliques. En face de Rome et de ses miracles, le plus simple serait incontestablement de creuser après les temps apostoliques un immense fossé au delà duquel tout phénomène spirituel extraordinaire serait de mauvais aloi. Mais il ne faut pas oublier que le plus puissant des arguments que l'Église chrétienne opposait aux ariens, était qu'ils ne faisaient aucun miracle. On pourrait fort bien soutenir que, parmi les chrétiens de nos temps, il en est un certain nombre qui ne sont pas aptes à porter un jugement définitif sur la vie spirituelle, parce que leur état intérieur ne diffère pas de celui des apôtres avant la Pentecôte. Jésus-Christ les déclarait alors nets à cause de sa parole qu'ils avaient reçue, et les nommait ses amis ; mais l'Esprit de Dieu était avec eux et non point encore en eux, et ils étaient des hommes psychiques, et non des êtres régénérés. Pour nous qui ne consultons que le témoignage de l'histoire, nous croyons que les dons extraordinaires de l'Esprit-Saint ont été de tout temps beaucoup plus fréquents dans la vraie église qu'on ne le suppose ordinairement. Ainsi, à Neuchâtel, nous avons connu particulièrement un des hommes les plus distingués du Réveil, qui avait eu des songes prophétiques, des prières miraculeusement exaucées et des signes merveilleux de la miséricorde divine. Des faits de ce genre ne sont certainement point rares parmi les chrétiens de nos temps, et il y a dans leur vie intérieure beaucoup plus d'éléments mystiques qu'ils ne veulent en avouer. Mais autant on doit louer la sainte pudeur qui les porte de leur vivant à les voiler, autant on peut blâmer sévèrement le soin que certains traducteurs et auteurs mettent à les faire disparaître des biographies de chrétiens dont la vie entière et la mort ont démontré la vraie foi. Il y a là un fâcheux esprit de rationalisme et d'incrédulité.

Dans cette matière si délicate, l'auteur de l’Imitation nous paraît s'être exprimé avec beaucoup de sagesse : « Il y a eu de saintes âmes, qui, en m'aimant de la sorte, dit Jésus-Christ, ont appris des secrets tout divins, et en ont toujours parlé avec l'admiration de ceux qui les entendaient… Elles ont plus profité en quittant tout pour l'amour de moi, qu'elles n'auraient fait en s'appliquant pendant plusieurs années à la recherche des sciences les plus subtiles et les plus relevées; mais je n'use pas de même envers tous : je dis aux uns des choses communes et j’en dis de particulières à d'autres. Il y en a à qui je me montre doucement sous des ombres et des figures, et il y en a aussi à qui je découvre mes plus profonds mystères dans une pleine clarté. » (Liv. III, chap. 43.)

Il nous paraît en effet que les visions et les extases d'un mystique vraiment chrétien doivent nous inciter, non à nous défier de lui, mais à glorifier Dieu pour les faveurs spéciales qu'il lui a accordées. L'histoire de la primitive Église nous en fait un devoir. Parce que l'hallucination côtoie la vision, toute vision n'est pas une hallucination. Les fous de Charenton ne font pas que St. Paul ravi au troisième ciel eût mérité d'y être enfermé avec eux, et les chats ou les souris imaginaires que certains malades, tout éveillés, voient courir à leurs pieds, ne [234] nous inspirent pas le moindre doute sur la réalité objective des souris que nous prenons dans nos trappes, et des chats qui les mangent. C'est à nous d'examiner avec impartialité chaque cas en particulier, et notre règle est la règle, fort bien connue, de l'analogie de la foi (1).

Note

1 Voy. Théremin, Soirées d'un pasteur. Essai sur la théologie mystique, pag. 245 et suiv.


IV. – Saint-Martin, sa doctrine

Si les extases de St. Martin ne sont pour nous qu'une raison de plus de reconnaître en lui les traits distinctifs du chrétien, sa vie spirituelle nous donnera la clef de ses doctrines. Elles sont un édifice de chaume élevé sur le seul vrai fondement, ou plutôt encore un arbre aux fruits excellents autour duquel s'enroulent de nombreuses lianes, dont les sucs dangereux alimentent de brillantes fleurs.

M. Matter n'a pas résumé dans sa biographie le système, plus vaste peut-être que compliqué, de St. Martin. M. Caro l'a tenté dans son Essai sur la vie et la doctrine de ce Théosophe; mais ses appréciations ne nous paraissent pas être toutes également justes et sûres. Nous renonçons à tracer ici, fût-ce même la plus rapide esquisse de ce système; nous ne voulons qu'indiquer par quelques exemples combien la vérité révélée y occupe une plus grande et meilleure place que l'erreur.

St. Martin ne s'est point rendu compte, comme Pascal, de la méthode qui conduit des ténèbres de l'erreur à la lumière de la vérité; mais à tout prendre il se fie plus à la volonté qu'à l'intelligence, et aux douleurs de la repentance qu'aux déductions de la logique. « La seule science, disait-il, serait de devenir sans péché. »

Il a bien emprunté à Bœhme d'étranges idées sur la Divinité, qui, par exemple, s'abîme dans la contemplation d'elle-même, et dont l'homme de désir doit éveiller la pitié, stimuler la gloire par ses prières pour le salut du monde. Mais le Dieu qu'il invoque, dans lequel il croit, et qui est habituellement présent à ses pensées, est le Dieu vivant et personnel de la révélation, qui est sainteté, justice et amour.

Au dire de St. Martin, les êtres finis émanent de Dieu; mais par cette émanation il entend que Dieu les crée par un acte conscient de sa volonté, et les puise dans sa propre substance au lieu de les tirer du néant.

Le Philosophe inconnu trouve l'origine du mal, non avec les panthéistes dans le fond ténébreux et satanique d'une prétendue divinité, ni avec les manichéens dans un principe éternellement hostile au bien, ni avec certains gnostiques platoniciens dans la matière, ni avec les pélagiens dans l'imperfection de l'être fini, mais, avec l'Église entière, dans la volonté de l'archange et de l'homme créés purs et créant le mensonge, le péché, la souillure. Il y a dans la littérature théologique de la France catholique et protestante peu de pages aussi remarquables de profondeur et de clarté que celles où St. Martin s'explique sur cette question capitale.

Il suppose que du Dieu simple n'ont émané que des êtres simples; que les êtres qui sont présentement doubles, esprit et matière, ne le sont devenus que par la chute, et que la matière doit, sinon son existence, au moins sa forme, au péché. Mais cette erreur ne fait que doubler son ardeur à dégager l'esprit du corps, à l'affranchir des convoitises charnelles, à presser l'œuvre de sa purification.

Le Verbe éternel est pour St. Martin la cause active, intelligente de l'univers ; toutefois le Théosophe ne le distingue pas toujours du fond divin qui serait la substance de tous les êtres. Il croit que le Verbe s'est incarné en Jésus-Christ : mais il a sa théorie à lui sur l'efficace des sacrifices sanglants. « Le sang est l'organe, le repaire de tous les ennemis de l'homme, le siège de sa [235] vie animale, le sépulcre où ce roi idolâtre a été englouti tout vivant pour être ainsi amené au repentir et au pardon ; et l'effusion du sang entraîne le mal dans la région du désordre d'où il était sorti.» Toutefois, quelles que soient ses erreurs dans l'explication du mystère, St. Martin croit à Jésus-Christ expiant par sa mort les péchés de l'humanité. Il parle sans doute fort rarement du Sauveur ; mais il le suppose sans cesse et il lui doit sa théologie, sa morale et sa vie intérieure. Au reste, le propre de sa mystique, comme nous l'avons déjà dit, est d'insister beaucoup plus sur l'œuvre de l'Esprit-Saint dans l'homme que sur celle de la rédemption.

Par son émanatisme, St. Martin est amené à transformer la régénération par le don de l'Esprit-Saint ou l'initiation de l'âme à la vie éternelle, en un simple renouvellement de l'âme déchue, en une renaissance de nos facultés naturelles, qui ne recevraient aucun principe nouveau. Mais l'Esprit de Dieu fait son œuvre dans les âmes dociles sans se préoccuper de leurs erreurs.

St. Martin incline à croire que Satan lui-même viendra à résipiscence; mais il n'affirme rien, n'ayant sur ce point que les lumières de l'intelligence.

L'homme était pour lui « antérieur à tous les livres et le seul qui fût écrit de la main de Dieu.» Cependant il ajoutait que « les autres, Dieu les avait commandés ou les avait laissé faire. » Ceux qui avaient été commandés, sont les saintes Écritures, dont il prenait, comme tous les mystiques, l'esprit et non la lettre.

Avec la Bible entière et avec Platon, St. Martin définit l'homme par l'aspiration à Dieu, par l'amour de Dieu, par l'admiration de Dieu, et il tire de cette admiration une démonstration philosophique de l'existence de Dieu, qui est pleine d'originalité, de poésie et de force.

C'est à éveiller en nous ces sentiments d'admiration et d'amour que tend le mystère des choses divines et spirituelles. Mais il ne doit proprement plus y avoir de mystères. « Nous sommes faits, dit-il, pour les amener tous au grand jour, en qualité de ministres de l'éternelle source de la lumière. » Et en effet il s'est transporté en esprit au centre de toutes les vérités révélées, avec lesquelles il se familiarise et qui se dévoilent, semble-t-il, à ses yeux. Il se place aux cieux pour voir la terre, explique selon la loi suprême de l'analogie l'homme par Dieu, la nature par l'homme, et tente d'embrasser d'un regard tout l'univers. On lui reproche avec raison de manquer de logique et d'affirmer sans preuves ; mais du moins il lui revient la gloire d'avoir tenté le premier de « tout unir et de ne faire qu'une science, » de fonder la science de l'unité, qui sera la grande œuvre de l'avenir dans le domaine de la pensée.


V. L’esprit de Saint-Martin

St. Martin a été grand et puissant comme disciple de Jésus-Christ, petit et chétif comme disciple de Martinez et de Bœhme. Par son alchimie, il s'exposait gratuitement aux moqueries des naturalistes; par son hypothèse de la matière résultant du péché, il jetait aux savants et aux philosophes de son temps le plus imprudent défi; par son symbolisme des nombres, il repoussait les intelligences avides de lumière et de clarté, en même temps que, par le silence que trop souvent il gardait sur la personne et l'œuvre du Sauveur, il n'exerçait aucune action sur les cœurs oppressés qui soupiraient après le pardon. Aussi St. Martin a-t-il peu marqué dans l'histoire de son temps. Son rôle s'est borné à de courageuses et inefficaces protestations contre le matérialisme. C'était un Jérémie auquel on ne prenait pas garde. Il n'avait que trop raison quand il disait « qu'il avait passé, non dans le monde, mais à côté du monde. » Les traces de son passage sont à [236] peine visibles. De Maistre s'est inspiré de ses écrits politiques; avec ses autres ouvrages, M. de Sainte-Beuve avait fait dans sa jeunesse du dilettantisme religieux, qu'il a déposé dans le roman de Volupté, et M. de Lamartine nous paraît avoir feuilleté les pages poétiques du Théosophe. Mais d'ailleurs la France du XIXe siècle s'est bornée à savoir son nom sans prendre la peine de lire ses écrits. Les catholiques ne pouvaient avoir de la sympathie pour un mystique qui n'avait pu reconnaître le vrai génie du christianisme dans le fameux ouvrage de Chateaubriaut [sic], et qui accablait des reproches les plus violents un sacerdoce indigne de ses sublimes fonctions. Les protestants de langue française semblent avoir fermé tous leurs livres mystiques (1) dès que la Bible a été remise en lumière par le Réveil. En Allemagne, les principaux ouvrages de St. Martin ont bien eu les honneurs de la traduction; mais ils ont fait peu de sensation et ont pris place en silence entre les œuvres complètes de Bœhme et celles de Baader. Ce n'est, croyons-nous, qu'en Russie que St. Martin a exercé une action qu'on peut appeler historique, d'après le peu qu'en dit M. Krazinski dans son Histoire religieuse des peuples slaves.

Notre pensée toutefois n'est pas que les églises de langue française n'ont plus aucun profit à tirer des dons éminents qu'avait reçus de Dieu St. Martin. Ses vingt à vingt-deux volumes offrent, il est vrai, en somme une lecture peu attrayante. Mais ils contiennent, selon l'expression de Mme de Staël, des lueurs sublimes, et « il est juste, a dit M. Cousin, de reconnaître que jamais le mysticisme n'a eu en France un représentant plus complet, un interprète plus profond et plus éloquent… que St. Martin. » Ces trésors d'éloquence et de profondeur, ces sublimes lueurs, ne peuvent se perdre. Déjà en 1834, M. Guttinguer a publié un petit recueil de pensées qu'il a choisies parmi les plus pieuses et les plus orthodoxes. Il faudrait élargir le cadre et embrasser la philosophie, la politique, l'histoire et la littérature. L'Esprit de St. Martin renfermerait quelques longs fragments sur l'origine du mal, sur l'unité des langues, sur la preuve de Dieu par l'admiration, sur la nature de l'État, sur la révolution française ; des hymnes en prose pleins d'élans et de poésie, et une foule de pensées isolées sur tous les sujets possibles. Ainsi, en ouvrant pour ainsi dire à l'aventure les Œuvres Posthumes, nous trouvons sans tourner la page les pensées suivantes :

« Où se trouve l'Esprit de Jésus-Christ, là est l'Église; où cet Esprit ne se trouve pas, il n'y a plus que des squelettes et des monceaux de pierres. »
« Tous les hommes instruits des vérités fondamentales parlent la même langue, comme étant habitants d'un même pays. »
« Dieu était seul quand il a formé l'homme; il veut aussi être seul à l'instruire. »
« L'homme du monde exige des autres hommes toutes les vertus, et cependant il ne s'occupe qu'à les détruire journellement en eux, soit par son exemple soit par sa doctrine. »
« Comme notre existence matérielle n'est pas la vie, notre destruction matérielle n'est pas la mort. »

Nous tournons quelques pages et nous lisons :

« La fausse instruction qui inonde la terre tient l'humanité suspendue comme par un fil au-dessus de l'abîme. »
« C'est parce que l'homme porte sa tête [237] jusque dans les cieux, qu'il ne trouve pas ici-bas de quoi reposer sa tête. »
« Primitivement la tête devait être réglée par le cœur, elle ne devait servir qu'à l'agrandir. Aujourd'hui la tête de l'homme règne sur son cœur... La science n'est que le flambeau de l'amour, et le flambeau est inférieur à celui qu'il éclaire. »

Celui qui dégagerait des volumineux écrits du Philosophe inconnu les paillettes et les lingots d'or qui y sont enfouis, enrichirait nos églises de cette vraie mystique qui leur fait presque entièrement défaut, et l’Esprit de St. Martin ne ferait point disparate avec les Pensées de Thomas Adam, de Vinet et de Pascal.

Frédéric de ROUGEMONT.

Note

1. M. Matter semble, par un mot dit en passant, rattacher Vinet à Dutoit-Mambrini [sic] et aux mystiques. Ceci nous paraît être une erreur. Vinet a pu parler avec éloges de Dutoit sans être de son école. Le véritable maître de Vinet est Pascal, et l'un et l'autre ont plutôt les regards arrêtés sur l'œuvre de Dieu dans l'homme que sur Dieu même et sur les ineffables mystères du monde invisible. Pour les classer parmi les mystiques, il faut donner du mysticisme une autre définition que celle qu'en a donnée M. Matter et que nous croyons très exacte.