IV. – Saint-Martin, sa doctrine

Si les extases de St. Martin ne sont pour nous qu'une raison de plus de reconnaître en lui les traits distinctifs du chrétien, sa vie spirituelle nous donnera la clef de ses doctrines. Elles sont un édifice de chaume élevé sur le seul vrai fondement, ou plutôt encore un arbre aux fruits excellents autour duquel s'enroulent de nombreuses lianes, dont les sucs dangereux alimentent de brillantes fleurs.

M. Matter n'a pas résumé dans sa biographie le système, plus vaste peut-être que compliqué, de St. Martin. M. Caro l'a tenté dans son Essai sur la vie et la doctrine de ce Théosophe; mais ses appréciations ne nous paraissent pas être toutes également justes et sûres. Nous renonçons à tracer ici, fût-ce même la plus rapide esquisse de ce système; nous ne voulons qu'indiquer par quelques exemples combien la vérité révélée y occupe une plus grande et meilleure place que l'erreur.

St. Martin ne s'est point rendu compte, comme Pascal, de la méthode qui conduit des ténèbres de l'erreur à la lumière de la vérité; mais à tout prendre il se fie plus à la volonté qu'à l'intelligence, et aux douleurs de la repentance qu'aux déductions de la logique. « La seule science, disait-il, serait de devenir sans péché. »

Il a bien emprunté à Bœhme d'étranges idées sur la Divinité, qui, par exemple, s'abîme dans la contemplation d'elle-même, et dont l'homme de désir doit éveiller la pitié, stimuler la gloire par ses prières pour le salut du monde. Mais le Dieu qu'il invoque, dans lequel il croit, et qui est habituellement présent à ses pensées, est le Dieu vivant et personnel de la révélation, qui est sainteté, justice et amour.

Au dire de St. Martin, les êtres finis émanent de Dieu; mais par cette émanation il entend que Dieu les crée par un acte conscient de sa volonté, et les puise dans sa propre substance au lieu de les tirer du néant.

Le Philosophe inconnu trouve l'origine du mal, non avec les panthéistes dans le fond ténébreux et satanique d'une prétendue divinité, ni avec les manichéens dans un principe éternellement hostile au bien, ni avec certains gnostiques platoniciens dans la matière, ni avec les pélagiens dans l'imperfection de l'être fini, mais, avec l'Église entière, dans la volonté de l'archange et de l'homme créés purs et créant le mensonge, le péché, la souillure. Il y a dans la littérature théologique de la France catholique et protestante peu de pages aussi remarquables de profondeur et de clarté que celles où St. Martin s'explique sur cette question capitale.

Il suppose que du Dieu simple n'ont émané que des êtres simples; que les êtres qui sont présentement doubles, esprit et matière, ne le sont devenus que par la chute, et que la matière doit, sinon son existence, au moins sa forme, au péché. Mais cette erreur ne fait que doubler son ardeur à dégager l'esprit du corps, à l'affranchir des convoitises charnelles, à presser l'œuvre de sa purification.

Le Verbe éternel est pour St. Martin la cause active, intelligente de l'univers ; toutefois le Théosophe ne le distingue pas toujours du fond divin qui serait la substance de tous les êtres. Il croit que le Verbe s'est incarné en Jésus-Christ : mais il a sa théorie à lui sur l'efficace des sacrifices sanglants. « Le sang est l'organe, le repaire de tous les ennemis de l'homme, le siège de sa [235] vie animale, le sépulcre où ce roi idolâtre a été englouti tout vivant pour être ainsi amené au repentir et au pardon ; et l'effusion du sang entraîne le mal dans la région du désordre d'où il était sorti.» Toutefois, quelles que soient ses erreurs dans l'explication du mystère, St. Martin croit à Jésus-Christ expiant par sa mort les péchés de l'humanité. Il parle sans doute fort rarement du Sauveur ; mais il le suppose sans cesse et il lui doit sa théologie, sa morale et sa vie intérieure. Au reste, le propre de sa mystique, comme nous l'avons déjà dit, est d'insister beaucoup plus sur l'œuvre de l'Esprit-Saint dans l'homme que sur celle de la rédemption.

Par son émanatisme, St. Martin est amené à transformer la régénération par le don de l'Esprit-Saint ou l'initiation de l'âme à la vie éternelle, en un simple renouvellement de l'âme déchue, en une renaissance de nos facultés naturelles, qui ne recevraient aucun principe nouveau. Mais l'Esprit de Dieu fait son œuvre dans les âmes dociles sans se préoccuper de leurs erreurs.

St. Martin incline à croire que Satan lui-même viendra à résipiscence; mais il n'affirme rien, n'ayant sur ce point que les lumières de l'intelligence.

L'homme était pour lui « antérieur à tous les livres et le seul qui fût écrit de la main de Dieu.» Cependant il ajoutait que « les autres, Dieu les avait commandés ou les avait laissé faire. » Ceux qui avaient été commandés, sont les saintes Écritures, dont il prenait, comme tous les mystiques, l'esprit et non la lettre.

Avec la Bible entière et avec Platon, St. Martin définit l'homme par l'aspiration à Dieu, par l'amour de Dieu, par l'admiration de Dieu, et il tire de cette admiration une démonstration philosophique de l'existence de Dieu, qui est pleine d'originalité, de poésie et de force.

C'est à éveiller en nous ces sentiments d'admiration et d'amour que tend le mystère des choses divines et spirituelles. Mais il ne doit proprement plus y avoir de mystères. « Nous sommes faits, dit-il, pour les amener tous au grand jour, en qualité de ministres de l'éternelle source de la lumière. » Et en effet il s'est transporté en esprit au centre de toutes les vérités révélées, avec lesquelles il se familiarise et qui se dévoilent, semble-t-il, à ses yeux. Il se place aux cieux pour voir la terre, explique selon la loi suprême de l'analogie l'homme par Dieu, la nature par l'homme, et tente d'embrasser d'un regard tout l'univers. On lui reproche avec raison de manquer de logique et d'affirmer sans preuves ; mais du moins il lui revient la gloire d'avoir tenté le premier de « tout unir et de ne faire qu'une science, » de fonder la science de l'unité, qui sera la grande œuvre de l'avenir dans le domaine de la pensée.