Critique du théâtre de Jehanne d’Orliac
  • Les Annales du théâtre et de la musique - 1907

Les Annales du théâtre et de la musique. Edmond Stoullig. Trente-troisième année, 1907. Paris, Société d’éditions littéraires et artistiques. Librairie Paul Ollendorf, 50, chaussée d’Antin. 1908. Extrait, pages 202-205.

24 septembre. – Première représentation de Joujou tragique, pièce en quatre actes de Mlle Jehanne d’Orliac (1). – Dites-moi pourquoi M. Alphonse [203] Franck, qui passe pourtant pour avoir le flair d’un bon directeur, s’entête – galamment, je le veux bien – à mettre son théâtre à la disposition de femmes-auteurs dont les tentatives – nous n’osons dire les « entreprises » - sont d’avance condamnées… Sacha, de Mme Régine Martial, n’avait, l’année d’avant, que très péniblement obtenu une quinzaine de représentations. Trois soirées, y compris celle de la répétition générale : tel aura été le bref destin de Joujou tragique de Mlle Jehanne d’Orliac. Va pour ce « Place aux Jeunes » qui semble être la devise de la saison commençante. Mais comment ne point décourager une jeune fille qui possède peut-être tous les plus beaux dons du monde, mais qui n’a évidemment à aucun degré celui de la scène ? Mlle d’Orliac (vingt deux ans aux prunes) arbore un joli prénom, encore que légèrement prétentieux et atteste beaucoup de littérature… Elle aime sincèrement Maeterlinck, elle a lu passionnément tout Annunzio et se complaît à citer Ibsen, comme la malicieuse petite sous-préfète du Monde où l’on s’ennuie, « y allait » des pensées de Joubert et de Tocqueville… C’est très gentil sans doute d’être aussi « calée » à son âge, mais cela ne suffit pas, non seulement pour décrocher un succès, mais même pour intéresser, si peu que ce soit, une brillante salle de première. Que Mlle d’Orliac (Jehanne) veuille donc ne point trop s’étonner qu’on ait assez irrévérencieusement, [204] voir bruyamment, « souri » devant un essai aussi naïvement enfantin.

Comment en eût-il été autrement, puisque Joujou tragique donnait aux spectateurs les mieux intentionnés l’impression d’une « pièce-bébé », bourrée d’inexpérience et bordée de puérilités… Je vous en dois tout au moins le sujet ? Le voici en quelques mots. L’imprudent Pierre de Cerlac a épousé une petite ouvrière, pauvre et abandonnée, de trente ans plus jeune que lui. Simone est une charmante poupée, rieuse et frêle, avide de joie, dont les grands yeux innocents répandent autour d’elle, en dépit qu’elle en ait, la douleur et l’amour. Et nous ne tardons pas à deviner que Jean – un neveu que Pierre chérit comme un fils – a subi plus que tous les autres le charme vainqueur des grands yeux de Simone. S’il n’aime pas Marguerite Berly, la fiancée qu’on lui destine, c’est que, sans se l’avouer, il aime sa jeune tante. Et celle-ci, qui voit clair en son cœur, supplie Pierre de l’emmener avec lui bien loi, bien loin… Il l’emmène en effet à Venise, mais Jean est du voyage !... On n’est pas « mari » à ce point… A Venise la Rouge – le décor sur le Grand Canal est du reste délicieux – comment, grisés par la magie d’une soirée divine et d’une enivrante musique, Simone et Jean résisteraient-ils, plus que Tristan et Yseult, à la puissance de la passion qui les entraîne l’un vers l’autre ? Le mari surgit et surprend leur baiser ; il ne veut pas en voir davantage et part discrètement… Il retourne tranquillement, savez-vous où ? – A la salle de jeu ! Le décor change (tant pis !) et nous voici dans la [205] pièce du palais de marbre où pierre reproche à sa femme sa trahison. Simone supplie son mari de lui pardonner un instant d’égarement, et passe dans sa chambre… Pierre, alors « se met la tête dans ses mains ». Jean traverse la pièce sans mot dire, et suit Simone. On entend un grand cri : il la ramène et la jette, inerte, dans les bras de son mari : il les a crevés, ces yeux dangereux, ces terribles yeux de Simone, qui n’ont été pour lui et ceux qu’il aimait que des sources de douleurs. Nous n’insisterons pas sur le manque absolu, et comme voulu, d’habileté théâtrale que marquent ces quatre actes farcis de concetti, qui veulent être poétiques, et dont l’écriture « recherchée » n’est pas le moindre défaut. Plaignons du moins les artistes, dont la tâche était si difficile, et même si périlleuse. Mlle Polaire a su, comme on dit « tiré son épingle du jeu ». Et nous avons constaté avec plaisir, chez cette comédienne dont le talent est en visible progrès, l’effort qu’elle a fait pour présenter au naturel le personnage de Simone.

Le « naturel », c’est hélas ! ce qui manque toujours à Mlle Greuze, la factice ingénue des Bouffons. A M. Dauvillier, il fallait bien de l’autorité pour ne pas paraître absolument ridicule dans le rôle du mari ; à M. Roger Vincent, beaucoup de sang-froid pour ne point se laisser démonter, au milieu de la scène d’amour, par l’hilarité générale… Le surlendemain, le théâtre faisait relâche, et trois jours après, il reprenait Mademoiselle Josette, ma femme

Les Annales du théâtre et de la musique 1908

Note 1.
Distribution. Simone de Cerlac, Mlle Polaire. – Suzanne de Bretal, Mlle Cath. Fonteney. – Marguerite Berly, Mlle Greuze. – Mme Grandvel, Mlle Marg. Meunier. – Mme Lorges, Mlle Cassiny. – Mme du Prat, Mlle Mad. Charny. – Louise, Mlle de Massol. – Pierre de Cerlac, M. Dauvillier. – Jean, M. Roger Vincent. – Berly, M. Arvel. – Marcel Tourneur, M. Pillot. – Henri de Bretal, M. Garat. – Roger Deluc, M. Deschamps. – André Deluc, M. Marchand. – Graudvel, M. Paul Edmond. – Franciz, M. Chambaz. – Bernard, M. Duval. – François, M. Demarzat.

  • La revue hebdomadaire, 1909, article Critique de théâtre

La Revue Hebdomadaire, 4 décembre 1919La Revue Hebdomadaire, 4 décembre 1909. Dix-huitième année

Mlle Jehanne d'Orliac, dont la première œuvre Joujou tragique avait été accueillie, au Gymnase, de façon ni courtoise, ni justifiée, vient de faire représenter au Théâtre des Arts une pièce qui n'est sans doute pas pour le gros public, mais qui est fort intéressante au point de vue littéraire.

Pulcinella est une pièce, a-t-on dit, nietzchéenne. Elle l'est parce qu'un jeune berger conseille à Pulcinella, jolie fille qu'une vieille sorcière tient prisonnière dans sa roulotte, d'étrangler cette vieille et de ravir à sa compagne, Colombine, le beau Scaramouche qu'elle convoite.

«  — Fais n'importe quoi pour être heureux. »

Je le veux bien, mais — et Mlle d'Orliac ne me contredirait certainement pas — Nietzche n'est pour rien dans cette affaire. Sa morale n'est point du tout celle-là !

Cette petite parenthèse vite fermée, je dois dire que Pulcinella, pour n'être point un drame Nietzchéen, n'en est pas moins un essai tout à fait intéressant et original. La pièce contient des scènes extrêmement fortes et je reprocherai seulement à Mlle d'Orliac d'avoir parfois légèrement abusé des tirades. Les personnages devraient parler plus simplement : le drame y gagnerait en intensité et en vérité.