revue histoire littérire 1923 titre

1923 - Le théosophe Saint-Martin et le Génie du Christianisme
Auguste Viatte

Revue d’histoire littéraire de la France, Janvier-Mars 1923, n°1, p. 530-533

Dans une note de Chateaubriand et son groupe littéraire (1), Sainte-Beuve parle, très élogieusement, des critiques adressées au Génie-du Christianisme par le théosophe Saint-Martin. En effet, le Philosophe Inconnu a rarement composé des pages plus curieuses ou plus vivantes. Il relève avec sagacité, dans l'œuvre de Chateaubriand, les mêmes défauts que nous y apercevons aujourd'hui, et que ses contemporains n'y voyaient guère. Ses appréciations méritaient mieux que de rester enfouies au fond d'un livre introuvable et en grande partie illisible, le Ministère de l'Homme esprit (2). Il y a là une lacune évidente.

Malgré l'ampleur de ses citations, Sainte-Beuve ne la comble pas. Il ne reproduit guère que le début des raisonnements de Saint-Martin, et c'en est la partie la moins intéressante. Depuis, je ne crois pas que personne s'en soit occupé. Le texte est long, sans doute, une trentaine de pages. Mais, à défaut d'une publication intégrale, on en pouvait donner une analyse, en extraire les passages saillants. On jugera, par ceux que nous reproduirons, si la besogne en valait la peine.


 Sainte-Beuve rend, d'une façon suffisante, le début de l'argumentation. « Des écrivains remplis de talents, écrit Saint-Martin, ont essayé de nous peindre les glorieux effets du christianisme... Le principal reproche que j'ai à leur faire, c'est de confondre à tous les pas le christianisme avec le catholicisme ». Mais c que veut dire ici le mot de « christianisme », Sainte-Beuve ne nous l'apprend pas. On croirait, à l'entendre, qu'il s'agit des notions communes à tous les disciples de l'Évangile, indépendamment des schismes et des hérésies ; alors que Saint-Martin envisage tout simplement sa propre théosophie à lui qu'il veut d'ailleurs très tolérante. « Le vrai génie du christianisme, d'après lui, serait moins d'être une religion que le terme et le lieu de repos de toutes les religions. » Avons-nous déjà affaire au christianisme romantique de George Sand ou de Michelet ? Non, car ils n'admettraient pas que « le catholicisme est la voie d'épreuve et de travail pour arriver au christianisme ». Mais ils pourraient signer tout le reste du passage :

Le christianisme nous montre Dieu à découvert au sein de notre être, sans le secours des formes et des formules. [Ceci nous ramène au principe de la révélation intérieure, fondement de l'illuminisme]. Le catholicisme nous laisse aux prises avec nous-mêmes pour trouver le Dieu caché sous l'appareil des cérémonies...

... Le christianisme n'a aucune secte, puisqu'il embrasse l'unité, et que l'unité étant seule, ne peut être divisée d'avec elle-même. Le catholicisme a vu naître en son sein des multitudes de schismes et de sectes...

... Le christianisme repose immédiatement sur la parole non écrite : le catholicisme repose en général sur la parole écrite, ou sur l'évangile, et particulièrement sur la messe.

Le parallèle dure deux pages ; mais cet extrait suffit, je crois, à donner l'idée de l'ensemble. Sa position ainsi prise, Saint-Martin pénètre dans le sujet, et il émet des considérations un peu jansénistes peut-être, justes néanmoins. Il condamne, dans cette apologie de l'art chrétien, la tendance à n'envisager toute vérité que du point de vue artistique :

Lorsqu'on fait honneur au christianisme du progrès des arts, et particulièrement du perfectionnement de la littérature et de la poésie, on lui attribue un mérite que ce christianisme est loin de revendiquer. Ce n'est point pour apprendre aux hommes à faire des poèmes, et à se distinguer par de charmantes productions littéraires, que la parole [divine] est venue dans le monde : elle y est venue, non pas pour faire briller l'esprit de l'homme aux yeux de ses semblables, mais pour faire briller l'esprit éternel et universel aux yeux de toutes les immensités.

Mais laissons là le christianisme. Ne parlons que du catholicisme. Il est très faux (dit Saint-Martin) que son action ait eu l'importance que lui attribue Chateaubriand. Il a simplement profité de ressources préexistantes. « S'il n'y avait pas eu des Phidias et des Praxitèles, est-on bien sûr que nous eussions eu des Raphaël et des Michel-Ange ?... S'il n'y avait pas eu un Homère et un Virgile, jamais le Dante, le Tasse, Milton, Klopstock n'auraient probablement songé à revêtir des couleurs de la fiction poétique les faits religieux qu'ils ont chantés ; parce que le génie épuré du simple catholicisme même se serait opposé à ces fictions et à ces ouvrages de l'imagination des hommes. »

On le voit, le Philosophe Inconnu ignore le Moyen Âge. Il n'envisage l'art chrétien qu'à partir de la Renaissance. Chateaubriand, d'ailleurs, lui donnait l'exemple. Des écrivains antérieurs à Dante, il ne dit pas un mot, et la place de Dante, elle-même, est exiguë. Aussi la critique de Saint-Martin s'explique-t-elle. Je ne dis pas qu'il ait raison, je dis qu'on peut comprendre son attitude. Il pouvait fort bien dénier au catholicisme toute influence réelle sur l'art demi-païen de l'époque classique, ou sur les fantasmagories d'auteurs tels que le Tasse. Et que telle ait été son intention, le passage suivant semble le démontrer :

Comme toutes ces ressources étrangères dont nous parlons, tous ces arts, tous ces modèles de l'antiquité dans l'éloquence et la littérature, ne prêtaient au catholicisme qu'une vie d'emprunt, comme ils le portaient bien plus vers une gloire humaine que vers une gloire solide et substantielle qu'ils ne connaissent pas eux-mêmes, ils ne pouvaient pas lui procurer un avantage durable et toujours croissant.

Aussi, n'ayant avec lui que des rapports précaires et fragiles, ils n'ont pas tardé à le laisser derrière eux et à porter seuls la couronne. Plus ils ont fait de progrès, plus le catholicisme a reculé, et l'on a vu, en effet, combien ils ont étendu leur règne dans le XVIIIe siècle, et combien, dans ce siècle, le catholicisme a décliné ;... et c'est une victoire qu'ils n'obtiendraient pas si aisément sur le christianisme ou sur la parole.

Objectera-t-on les Pères de l'Église ? Saint-Martin les connaît et les goûte. Mais ils « vivaient au milieu des monuments littéraires de la Grèce et d'Alexandrie ; ils y puisèrent ces couleurs imposantes, quoique inégales, qu'ils ont répandues dans leurs écrits ». Après eux, le christianisme « devint barbare et féroce avec les peuples féroces et barbares... On peut dire que telle a été son existence pendant près de dix siècles. » Encore une fois, méconnaissance, ignorance totale du Moyen Âge. — Ici vient se placer, dans une digression, le mot cité par Sainte-Beuve :

L'un de ces éloquents écrivains dit avec une douce sensibilité qu'il a pleuré, et puis qu'il a cru. Hélas ! que n'a-t-il eu le bonheur de commencer par être sûr! combien ensuite il aurait pleuré ! ! !

Poursuivant sa critique, le Philosophe Inconnu attaque Milton, poète cher à l'auteur du Génie. Malheureusement, les doctrines théosophiques qui y sont sous-entendues gâtent cette partie de son exposé. Enfin, condensant en un seul jugement tous ces aperçus fragmentaires, Saint-Martin formule ses conclusions sur la littérature chrétienne :

Quand les littérateurs et les poètes se sont emparés des richesses de l’Écriture sainte, ils les ont plutôt altérées qu'embellies... ; aussi n'ont-ils jamais plus brillé que quand ils se sont contentés de montrer ces richesses dans leur simplicité et leur intégrité littérale.

Comme exemple de ces derniers poètes, il cite l'auteur d'Athalie ; quant aux autres,

Le spectateur qui les entend, mais qui, comme le poète, n'a d'ouvert en lui que l'homme externe, éprouve une légère impression, une sorte d'émotion sentimentale, qui le transporte pour le moment, mais qui, n'ayant point de racines profondes, et ressemblant presque à une sensation musculaire, se termine à l'extrémité de ses nerfs par des battements de mains, et va s'évaporer par là, dans les airs. Aussi, la pièce finie, les spectateurs s'en vont-ils se replonger clans leur néant et leurs futilités accoutumées, sans se ressouvenir seulement de ce qu'ils ont senti, et encore plus sans en profiter.

Ce petit morceau ingénieux, d'une psychologie assez fine, pourrait être d'un bon moraliste du second rang. Mêmes qualités de subtilité et de pénétration dans les doutes exprimés sur la sincérité de certains poètes religieux :

Je sais que de temps en temps les poètes ont senti la nécessité d'être dirigés par la vérité... ; mais les poètes religieux eux-mêmes, n'est-ce pas en idée et par étiquette qu'ils l'invoquent ? Et croient-ils bien fermement à son existence, lors même qu'ils en prononcent le nom ? (3)

En réalité, la divinité n'est pour eux qu'une ample matière à poésie. Saint-Martin souligne l'arbitraire et la convention du prétendu merveilleux chrétien de Chateaubriand ; il blâme aussi ceux qui tirent parti des « harmonies de la nature » :

Ce que je lis de ces harmonies de la nature, composées de la main des hommes, produit en moi plus de douleur que de plaisir, car je vois que tout ce qu'ils nous donnent en ce genre s'appuie sur une idée fausse, en ce qu'ils oublient que la nature est dégradée.

Et cette idée, une des favorites du théosophe, lui sert de transition pour un autre sujet. On le voit, le morceau est assez mal composé. Il semble plusieurs fois aboutir à une conclusion, puis la discussion rebondit, et elle finit par s'éteindre sur des considérations accessoires. Ces pages contiennent aussi bien des théories contestables ; néanmoins elles sont intéressantes, sagaces, et ne méritent pas l'oubli dans lequel elles sont tombées. D'autant qu'on peut les prendre comme exemples de toute l'œuvre de Saint-Martin. Partout c'est la même logique vacillante, tantôt solide, tantôt nulle ; partout ce sont les mêmes éclairs de bon sens alternant avec des prodiges de déraison ; œuvre plus féconde, au total, et plus riche en suggestions qu'on ne serait tenté de le croire.

Notes

1. Chateaubriand et son groupe littéraire, t. I, p. 178 [voir ci-dessous].

2. Toutes nos citations seront tirées du Ministère de l’Homme esprit, p. 36S et suivantes.

3. « Les artistes le mettent en lumière [le Catholicisme] comme une précieuse médaille, et se plongent dans ses dogmes comme dans une source épique de poésie ; mais combien y en a-t-il qui se mettent à genoux dans l'église qu'ils décorent ? » On connait ce passage célèbre de Vigny dans Servitude et Grandeur militaires.


Charles-Augustin Sainte-Beuve, Chateaubriand et son groupe littéraire sous l'empirecontent 002

Volume 1, cours professé à Liège en 1848-1849, Paris, Garnier Frères 1861, Sixième leçon, p.178-180, https://books.google.fr/books?id=lWsOAAAAQAAJ

« Un écrivain qui a parlé avec respect de M. de Chateaubriand, et que celui-ci en retour n'a traité qu'avec légèreté et méconnaissance, le théosophe Saint-Martin, vers la fin de son Ministère de l'Homme Esprit, publié en 1802, s'écrie avec l'accent d'une conviction intérieure bien autrement vraie et sentie : « L'un de ces éloquents écrivains dit avec une douce sensibilité qu'il a pleuré, et puis qu'il a cru. Hélas! que n'a-t-il eu le bonheur de commencer par être sûr ! combien ensuite il aurait pleuré!!! (1)

1. Voir le Ministère de l'Homme-Esprit, 1802, page 379.  On lit de Saint-Martin, dans ses Œuvres posthumes (tome I, page 130), une note intéressante sur un dîner qu'il fit avec Chateaubriand chez un ami commun à l'École polytechnique, alors au Palais-Bourbon. M. de Chateaubriand, dans ses Mémoires, a parlé de ce même dîner en le tournant en raillerie, et en le refaisant d'imagination avec une souveraine inexactitude. Averti (par moi-même) du désaccord qu'il y avait entre les deux témoignages, il s'est borné à ajouter une phrase de regret sans se donner la peine de rectifier son premier récit et de le faire concorder avec celui de Saint-Martin qu'il a pris soin de transcrire cependant, sans doute parce que ce récit est à sa louange. Évidemment il ne s'était pas donné non plus la peine de lire à leur naissance les admirables pages du Ministère de l'Homme-Esprit qui paraissaient le lendemain du Génie du Christianisme et qui étaient écrites à son intention. Jamais il ne s'est fait du Génie du Christianisme de critique plus intérieure et plus profonde ; on en jugera par quelques extraits:

« L'art d'écrire, s'il n'est pas un don supérieur, est un piège, et peut-être le plus dangereux que notre ennemi puisse nous tendre...

« Illustres écrivains, célèbres littérateurs, vous ne concevez pas jusqu'où s'étendraient les droits que vous auriez sur nous si vous vous occupiez davantage de les diriger vers notre véritable utilité. Nous nous préserverions nous-mêmes à votre joug : nous ne demanderions pas mieux que de vous voir exercer et étendre votre doux empire. La découverte d'un seul des trésors renfermés dans l'âme humaine, mais embelli par vos riches couleurs, vous donnerait des titres assurés à nos suffrages et des garants irrécusables de vos triomphes...

« Mais les professeurs en littérature, et généralement ceux qui ne se nourrissent que des travaux de l'imagination, se tiennent toujours sur les confins de la vérité ; ils circulent sans cesse autour de son domaine, mais ils semblent se garder d'y entrer et d'y faire entrer leur auditoire ou leurs lecteurs, de peur que ce ne fût sa gloire seule qui brillât...SM MHE

« Il n'y a presque pas un des ouvrages célèbres parmi les écrits produits par l'imagination des hommes, qui ne soit fondé sur une base fragile et caduque, sans compter ceux qui le sont sur un blasphème ou au moins sur une impiété enfantée par une orgueilleuse hypocrisie. Car les écrivains qui parlent d'une Providence, d'une moralité, même d'une religion, ne sont pas exempts de ce reproche s'ils ne sont pas en état de rendre raison de ces grands objets de leurs spéculations, s'ils ne les emploient que pour servir de décoration à leurs ouvrages et d'aliment à leur orgueil...

« Quand est-ce que la marche de l'esprit humain se dirigera vers un but plus sage et plus salutaire ? Faut-il que la littérature entre les mains des hommes, au lieu d'être le sentier du vrai et de la vertu, ne soit presque jamais que l'art de voiler, sous des traits gracieux et piquants, le mensonge, le vice et l'erreur! Serait-ce dans une pareille carrière que la vérité ferait sa demeure ?'...

« Je le répète, ô vous! habiles écrivains, célèbres littérateurs, ne cesserez-vous point d'employer vos dons et vos richesses à des usages aussi pernicieux, aussi futiles? L'or n'est-il destiné qu'à orner des habits de théâtre ? Les foudres fulminantes dont vous pourriez disposer pour terrasser les adversaires de notre bonheur devraient-elles se réduire à amuser l'oisive multitude par des feux artificiels ?..,

« Des écrivains remplis de talent ont essayé de nous peindre les glorieux effets du Christianisme ; mais quoique je lise leurs ouvrages avec une fréquente admiration, cependant n'y trouvant point ce que leur sujet les obligeait, ce me semble, de nous donner, voyant qu'ils remplacent quelquefois des principes par de l'éloquence, ou même, si l'on veut, par de la poésie, je ne les lis parfois qu'avec précaution. Néanmoins, si je fais quelques remarques sur leurs écrits, ce n'est sûrement ni comme athée ni comme incroyant que j'ose me les permettre ; j'ai combattu depuis longtemps les mêmes ennemis que ces auteurs attaquent avec courage , et mes principes en ce genre n'ont fait avec l'âge qu'acquérir plus de consistance.

« Ce n'est pas non plus comme littérateur ni comme érudit que je vais leur offrir ici mes observations; je leur laisse sur ces deux points tous les avantages qu'ils possèdent.

« Mais c'est comme amateur de la philosophie divine que je me présenterai dans la lice, et sous ce titre, ils ne doivent pas se défier des réflexions d'un collègue qui, comme eux, aime par-dessus toutes choses ce qui est vrai.

« Le principal reproche que j'ai à leur faire, c'est de confondre à tous les pas le Christianisme avec le Catholicisme : ce qui fait que leur idée fondamentale n'étant pas d'aplomb, ils offrent nécessairement dans leur marche un cabotage fatigant pour ceux qui voudraient les suivre...

« Je vois ces écrivains distingués tantôt vanter la nécessité des mystères, tantôt en essayer l'explication, tantôt même regarder comme pouvant être comprise par les esprits les plus simples la démonstration que Tertullien donne de la Trinité. Je les vois vanter l'influence du Christianisme sur la poésie, et convenir en plus d'un endroit que la poésie n'a que l'erreur pour aliment...

« Enfin, malgré le brillant effet que leurs ouvrages doivent produire, je n'y vois point la nourriture substantielle dont notre intelligence a besoin, c'est-à-dire l'esprit du véritable Christianisme, quoique j'y voie l'esprit du Catholicisme. »

Suit un long parallèle entre le Christianisme et le Catholicisme qui sont différents et quelquefois même opposés. Après une discussion sur les rapports des beaux-arts avec le Christianisme, rapports qu'il réduit à leur juste valeur, le théosophe se livre à une haute critique du poème de Milton et des autres poèmes dits religieux. Je voudrais donner l'envie d'aller chercher les pages mêmes de Saint-Martin enfouies dans un livre rare et peu lu. On pourrait les rapprocher des considérations également chrétiennes qu'exprimait au même moment M. Gonthier, dans la Voix de la Religion au XIXe Siècle (Lausanne, 1802), et que M. Vinet nous a signalées.