I. Joseph de Maistre et Lamennais

Maistre

Assez généralement on se contente de voir en Joseph de Maistre le partisan convaincu de la théocratie et du pouvoir absolu, le défenseur des antiques théories de la chute de l'homme et de sa rédemption au moyen du châtiment et du sacrifice ; on cite les phrases, belles sans doute par la forme mais déconcertantes sous la plume d'un chrétien, dans lesquelles il célèbre le caractère divin de la guerre et, constatant sa fréquence, semble se réjouir de ce que « la terre entière, continuellement imbibée de sang, n'est qu'un autel immense où tout ce qui vit doit être immolé sans fin, sans mesure, sans relâche, jusqu'à la consommation des choses, jusqu'à la mort de la mort » (1).

On ne pénètre pas assez profondément dans la pensée du grand écrivain ; on ne recherche pas non plus comment Joseph de Maistre, qui apparaît essentiellement bon et dont la vie fut toute de dévouement et de générosité, se laissa entraîner à soutenir des thèses cruelles et sanguinaires. Comme Albert Blanc, l'éditeur de sa Correspondance diplomatique l'a signalé avec raison, il y eut en lui des tendances diamétralement opposées : en son âme agitée luttèrent l'absolutisme et l'esprit de novation ; il subit les influences de deux mondes, l'ancien et le nouveau. Pour employer les termes dont se sert Albert Blanc, « il n'est point tel en réalité que l'imagine une certaine École qui s'en est fait un petit fétiche sans l'avoir jamais compris » (2).

Joseph-Marie de Maistre naquit à Chambéry, le 1er avril 1753. Il fit ses humanités au collège des jésuites de cette ville et étudia le droit à l'université de Turin. En 1774, il fut nommé substitut surnuméraire de l'avocat fiscal général du Sénat de Savoie, dont son père, le comte François-Xavier, était président ; en 1780, il devint substitut effectif et, en 1788, il fut appelé à siéger comme sénateur, en d'autres mots comme conseiller de la même cour de justice. Quand, en 1792, l'armée française envahit la Savoie, il se décida à quitter son pays natal ; il y revint en 1793, mais ce fut pour se rendre bientôt à Lausanne, où il séjourna pendant quatre années. En 1797, il se fixa à Turin qu'il fut obligé d'abandonner, l'année suivante, à l'arrivée des Français. En décembre 1799, il fut envoyé par le gouvernement du roi Charles-Emmanuel à Cagliari, en qualité de régent de la grande chancellerie Après la paix d'Amiens, Charles-Emmanuel abdiqua en faveur de son frère Victor-Emmanuel. Ce dernier s'établit d'abord à Florence, puis à Rome et enfin, en 1806, dans l'île de Sardaigne, la seule possession qu'il avait pu conserver. Joseph de Maistre avait été nommé, en septembre 1802, envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire du roi de Sardaigne à la cour de Russie ; en mai 1803, il arriva à Saint-Pétersbourg qu'il quitta, en mai 1817, pour rentrer dans sa patrie, où il fut élevé à la dignité de ministre d'État. Il mourut le 26 février 1821.lamennais1

En des pages brillantes publiées en 1851, Barbey d'Aurevilly plaçait Joseph de Maistre avant le vicomte de Bonald, Chateaubriand et Lamennais, dans la galerie des « Prophètes du Passé », comme il les désignait en faisant valoir que l'appellation insolente par laquelle on avait essayé de les couvrir de blâme, devait manquer son but puisque, seuls, ils avaient eu la vue de l'avenir. Joseph de Maistre dépasse Bonald de loin, mais on peut douter qu'il ait la grandeur de Chateaubriand ; quant à Lamennais, il a un droit incontestable à la primauté.

Il est intéressant de rapprocher l'auteur du livre Du Pape et des Soirées de Saint-Pétersbourg du puissant écrivain qui composa le réactionnaire Essai sur l'indifférence en matière religieuse et les révolutionnaires Paroles d'un croyant.

Durant un certain nombre d'années, Joseph de Maistre se montra un adepte des idées libérales; c'est vers le milieu de sa carrière qu'il se prononça pour les théories théocratiques et absolutistes, tout en émettant souvent des pensées que la sévère orthodoxie ne pouvait manquer de réprouver et de condamner. Catholique intransigeant aux premiers jours de son activité littéraire et philosophique, Lamennais finit par prêcher les doctrines les plus violentes. Elles sont de lui, ces phrases: «Vous n'avez qu'un père qui est Dieu, et qu'un maître qui est le Christ. Tous naissent égaux ; nul en venant au monde n'apporte avec lui le droit de commander. » Il maudit la papauté, mais il prône l'alliance du christianisme et de la liberté. S'il attaque avec véhémence tous les gouvernements existants, il ne désespère point de l'avenir. « L'Europe est morte », avait dit l'auteur du livre Du Pape. Lamennais affirme sa foi dans les destinées de l'humanité. « Tant s'en faut, écrit-il le 20 août 1834, que l'Europe soit menacée de l'extinction de toute lumière morale, que jamais, au contraire, l'instinct du juste ou de l'injuste, le sentiment du droit n'y fut plus vif et plus développé. Ce qui fait illusion à cet égard, c'est, d'une part, la profonde corruption des gouvernements, qui n'ont conservé du passé que ce qu'il avait de mauvais, et qui le rendent pire encore chaque jour, et, d'autre part, l'éloignement des peuples pour la religion telle qu'on la leur montre. »

Joseph de Maistre mourut en catholique fervent ; son corps repose dans l'église des jésuites à Turin. Prêtre, Lamennais refusa l'assistance des prêtres; conformément à sa volonté, il fut enterré au milieu des pauvres et comme le sont les pauvres; il défendit de rien mettre sur sa tombe, pas même une simple pierre.

Les deux écrivains avaient échangé quelques lettres, en 1820. Une douzaine d'années plus tard, Lamennais mentionne l'auteur du livre Du Pape dans une lettre adressée à Sainte-Beuve qui venait de se décider à écrire l'histoire de Port-Royal. « Vous vengerez, était-il dit, des hommes de grande vertu et de grand talent des injustices de M. de Maistre qui les a sacrifiés aux jésuites si au-dessous d'eux à tous égards. Ceux-ci n'ont, que je sache, qu'un seul écrivain, et encore de second ordre, à citer, Bourdaloue. Le caractère de leurs auteurs, je dis des plus loués, c'est le vide et le bel esprit de collège. Sans parler de Pascal, qu'est-ce que ces gens-là près d'Arnauld, de Nicole et de tant d'autres moins connus et que vous ferez connaître (3). »
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Notes

1. Joseph de Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg. Septième entretien.
2. Joseph de Maistre, Correspondance diplomatique, 4841-1817. Recueillie et publiée par Albert Blanc, 1860, 1.1. Introduction, p. VI.
3. Louis Séché, Études d'histoire romantique. Sainte-Beuve, t. I, p. 182.