II. Joseph de Maistre Franc-maçon

Au début de sa carrière, Joseph de Maistre se prononça en faveur des réformes que la politique royale essayait d'introduire en Savoie comme en Piémont. Sans doute, les mesures proposées n'étaient pas de nature à effaroucher même de timides esprits ; il s'agissait d'affranchissements successifs de droits féodaux et d'une répartition équitable des impôts; mais les partisans décidés de l'absolutisme les blâmaient. Le jeune magistrat les approuva. En des discours prononcés en des solennités, il critiqua le gouvernement des prêtres et il fit du moyen âge une peinture assez sombre, montrant la féroce indépendance des nobles, l'influence illimitée du clergé, l'ignorance des uns et des autres. Encore en 1797, il s'éleva contre l'emploi de la torture. « Les opinions du comte de Maistre, écrit au sujet de ces idées de jeunesse son fils Rodolphe, étaient pour ces libertés justes et honnêtes qui empêchent les peuples d'en convoiter de coupables.

Cette manière de voir, qu'il ne cachait nullement, ne lui fut pas favorable dans un temps où les esprits échauffés et portés aux extrêmes regardaient la modération comme un crime. M. de Maistre fut soupçonné de jacobinisme et représenté comme un esprit enclin aux nouveautés et dont il fallait se garder (4). » Le protagoniste des « libertés justes et honnêtes » appellera plus tard la charte octroyée par Louis XVIII à la France « un monstre d'impuissance, d'indécence et d'ignorance » ; il se prononcera avec force contre toute constitution piémontaise ; il demandera : qu'est-ce qu'une nation? et il répondra : c'est le souverain et l'aristocratie !

On s'explique aisément les opinions libérales que Joseph de Maistre professa de 1773 à 1789, quand on sait qu'il avait été initié aux mystères de la franc-maçonnerie et qu'il avait adopté la doctrine de Louis-Claude de Saint-Martin.lagedhomme

Ce fut le 24 juin 1717, fête de saint Jean le Précurseur, que des loges maçonniques de Londres se formèrent en grande loge et choisirent un grand maître. L'événement a été très favorable au développement des idées de liberté, de tolérance et de progrès.

La franc-maçonnerie se propagea avec une étonnante rapidité. En moins d'un quart de siècle, des loges étaient en pleine activité dans les principales villes d'Europe, sur plusieurs points de l'Amérique du Nord et dans les possessions africaines et asiatiques. Dans les ateliers pénétrèrent aussitôt les membres les plus zélés des multiples associations qui, sous le nom de sodalités et d'académies, se consacraient aux sciences, aux lettres et aux arts. Les forces réunies servirent à combattre le même combat. La franc-maçonnerie contestait la légitimité des titres de n'importe quel sacerdoce qui se prétendait investi d'une mission divine ; elle niait le principe d'autorité tel que le concevaient les prêtres de toutes les Églises ; elle invitait ses adeptes à scruter les problèmes philosophiques et religieux ; elle glorifiait le rôle de la science et vantait ses bienfaits.

Déjà en 1739, la grande loge d'Angleterre avait donné des lettres de constitution pour la Savoie et pour le Piémont, et des loges avaient été établies à Chambéry et à Turin. En 1773, Joseph de Maistre fut initié dans la loge Saint-Jean des Trois Mortiers de sa ville natale. En 1774, il était nommé orateur et, en cette qualité, il signa la lettre par laquelle la loge savoyarde sollicitait de la grande loge d'Angleterre la confirmation de son titre de maîtresse loge des États du royaume de Sardaigne, qui la plaçait au-dessus de la loge de Turin.

Encadré - Extrait de : Jean-Marc Vivenza, « Joseph de Maistre et le régime écossais rectifié », in Joseph de Maistre, L'âge d'homme, 2005, p.500-522.

[...] 1. Première approche du monde maçonnique par Joseph de Maistre

Entré tôt en maçonnerie puisque c'est à Turin, pendant ses études à l'âge de vingt et un ans, c'est-à-dire en 1773. qu'il est reçu dans cette société, Joseph de Maistre n'aura de cesse d'approfondir toujours plus avant les fondements doctrinaux qui la sous-tendent invisiblement tant dans ses rites que dans ses symboles. Accueilli dans un atelier issu de la maîtresse Loge Saint Jean des Trois Mortiers, qui avait été fondée plusieurs années auparavant, très exactement en 1749 à Chambéry, par François de Bellegarde, marquis des Marches, Joseph de Maistre va faire preuve d'un engagement vigoureux et d'une activité intense au sein de ce milieu original et particulier. […]
Même si le jeune Maistre fut nommé très rapidement « Grand Orateur . de sa Loge, et en sa qualité rédige un Mémoire à l'adresse de la Grande Loge de Londres, destiné à protester contre les « empiètements » de la Grande Loge anglaise de Turin, en réalité il s'ennuie profondément et son attente spirituelle est déçue. […]
Aussi, en 1778, s'éloignant de la maçonnerie anglaise, Joseph de Maistre ainsi que seize frères des Trois Mortiers, décident de se séparer de leur atelier afin de rejoindre la maçonnerie écossaise en fondant à Chambéry une Loge précisément de Rite écossais sous le nom de La Sincérité.
=> Source : http://books.google.fr/books?id=kiDaH4ll41oC

 

Des biographes ont tenté d'amoindrir la portée de l'initiation maçonnique de Joseph de Maistre ; ils ont invoqué la circonstance atténuante qu'à l'époque où se place notre récit nombre de gentilshommes et de gens de marque entraient dans les sociétés secrètes; ils ont mis en relief la nature ardente du jeune magistrat savoyard, « affamé d'idéal, de progrès et d'améliorations sociales » (5). Mais quand celui-ci demandait son admission, pouvait-il ignorer qu'en 1738, le pape Clément XII avait frappé les francs-maçons de la peine de l'excommunication ; qu'en 1739, une déclaration du cardinal secrétaire d'État avait fait connaître que la bulle de l'année précédente devait être interprétée dans le sens, qu'il était interdit aux maçons de se réunir sous peine de mort ; qu'en 1751, le pape Benoît XIV avait solennellement renouvelé les injonctions de Clément XII ? Pouvait-il ignorer que les tribunaux ecclésiastiques poursuivaient avec rigueur les affiliés des loges et que, dans les pays où elle exerçait encore sa lugubre action, l'Inquisition les condamnait aux peines les plus sévères ? Les historiens les plus bienveillants pour Joseph de Maistre doivent convenir qu'il s'était placé dans une situation fort délicate. Comme catholique, il était obligé de respecter l'ordre édicté par le Saint-Siège et il ne lui appartenait pas de se soustraire à l'élémentaire devoir d'obéissance sous le prétexte que, dans les États du roi de Sardaigne, les bulles de Clément XII et de Benoît XIV n'avaient pas obtenu l'assentiment du pouvoir civil. « Chose singulière, écrit un biographe, malgré sa perspicacité, malgré sa faculté de divination, il ne semble pas avoir tout d'abord deviné le caractère dangereux et hétérodoxe de ces réunions. Franc-maçon aussi mystique qu'un Père de l'Église, il allait à la messe, il se constituait le défenseur ardent du pape et de Rome. Imaginerait-on, de nos jours, Louis Veuillot franc-maçon (6). »

Les lecteurs catholiques sont dans l'impossibilité de se rendre compte de l'action exercée sur Joseph de Maistre par la franc-maçonnerie et surtout par le martinisme. A chaque instant, dans ses ouvrages, apparaît l'influence des doctrines prêchées au sein des loges dans la dernière moitié du XVIIIe siècle et surtout des théories mystiques dont Martinez de Paschaly [sic] et Louis-Claude de Saint-Martin s'étaient faits les enthousiastes propagateurs. Il reconnaît avoir été un maçon pratiquant et agissant. Il raconte, d'ailleurs, que ses ennemis en avaient profité pour lui nuire dans les sphères officielles de Turin, où on l'appelait « le frère Joseph » et où l'on parvint à empêcher sa nomination en qualité de président du Sénat. Dans une dépêche adressée de Saint-Pétersbourg au gouvernement sarde, le 10 mai 1816, il complète des renseignements qu'il a donnés précédemment au sujet des illuminés, « Je prie Votre Excellence, écrit-il au comte de Vallaise, ministre des affaires étrangères, et je prie aussi Sa Majesté de vouloir bien se rappeler que dans tout ce que j'ai dit je n'ai point parlé en l'air ; que je dis ce que je sais à fond, ce que j'ai vu, ce que j'ai lu ; que j'ai copié de ma main les papiers secrets. Conjointement avec un ami précieux, que je ne cesserai de regretter (le feu comte Salteur), j'ai fait les recherches les plus laborieuses pour savoir à quoi m'en tenir sur ce grand chapitre, et j'y ai gagné au moins de savoir de quoi je parle (7). » « Je consacrai jadis beaucoup de temps à connaître les illuminés, ainsi s'exprime-t-il vers la même époque ; je fréquentais leurs assemblées; j'allais à Lyon pour les voir de plus près; je conservais une certaine correspondance avec quelques-uns de leurs principaux personnages. Mais j'en suis demeuré à l'Église catholique et romaine, non cependant sans avoir acquis une foule d'idées dont j'ai fait mon profit. » Dans les Soirées de Saint-Pétersbourg, où la théosophie martiniste est apparente, l'auteur se complaît à montrer qu'il fit partie de la grande association secrète. On sait que trois personnages prennent part aux entretiens qui sont reproduits dans le livre : le comte est Joseph de Maistre lui-même ; on suppose que le sénateur est un noble russe, Tamara, qui finit par se convertir au catholicisme, et que le chevalier est Bray, un émigré français devenu ministre de Bavière. L'illuminisme fait l'objet de la conversation. « Puisque vous m'interpellez formellement de vous dire ce que c'est qu'un illuminé, répond au sénateur russe le personnage qui représente l'auteur du livre, peu d'hommes peut-être sont, plus que moi, en état de vous satisfaire. En premier lieu, je ne dis pas que tout illuminé soit franc-maçon : je dis seulement que tous ceux que j'ai connus, en France surtout, l'étaient ; leur dogme fondamental est que le christianisme, tel que nous le concevons aujourd'hui, n'est qu'une véritable loge bleue faite pour le vulgaire, mais qu'il dépend de l'homme de désir de s'élever de grade en grade jusqu'aux connaissances sublimes telles que les possédaient les premiers chrétiens, qui étaient de véritables initiés. C'est ce que certains Allemands ont appelé le christianisme transcendantal. Cette doctrine est un mélange de platonisme, d'origénianisme et de philosophie hermétique sur une base chrétienne. Les connaissances surnaturelles sont le grand but de leurs travaux et de leurs espérances; ils ne doutent point qu'il ne soit possible à l'homme de se mettre en communication avec le monde spirituel, d'avoir un commerce avec les esprits et de découvrir ainsi les plus rares mystères. J'ai eu l'occasion de me convaincre, il y a plus de trente ans, dans une grande ville de France, qu'une certaine classe de ces illuminés avait des grades supérieurs aux initiés admis à leurs assemblées ordinaires; qu'ils avaient même un culte et des prêtres qu'ils nommaient du nom hébreu « cohen ».

Quand la Révolution française sembla menaçante pour la monarchie sarde, le gouvernement s'alarma de l'action des loges. Les membres de l'atelier de Chambéry décidèrent de ne plus tenir de réunions sans une autorisation spéciale et de faire connaître leur résolution au roi Victor Amédée III. « Le comte Frédéric de Bellegarde, alors colonel des grenadiers royaux, s'il m'en souvient, écrit plus tard Joseph de Maistre, fut député pour donner à Sa Majesté la parole d'honneur de tous les membres qu'ils ne s'assembleraient plus sans son congé ; mais la catastrophe générale suivit de près. Laissant de côté la foule, qui ne signifie rien, j'ai examiné attentivement la conduite des membres tant piémontais que savoyards qui étaient dans les hauts grades, et qui étaient tous parfaitement connus de moi (au nombre peut-être de vingt ou vingt-cinq). Tous ont été dans le parti du roi, ou nuls ; quelques-uns ont honorablement péri pour lui. Il n'en a pas été de même en France, où la même classe ne s'est pas conduite également bien (8). »

Jamais, on peut le dire, Joseph de Maistre ne perdit de vue la franc-maçonnerie. En de très rares passages de sa correspondance privée, il affecte de la traiter avec dédain; c'est quand il tente d'affaiblir la portée de son affiliation à une société secrète. « L'unique chose qui me fâche, écrit-il notamment à un ami en 1793, c'est de vous voir parler sérieusement de cette niaiserie de franc-maçonnerie, enfantillage universel en deçà des Alpes, dont vous auriez été si vous aviez vécu parmi nous. » Dans ses dépêches diplomatiques, il parle des loges comme d'institutions importantes et dont l'action lui paraît redoutable.

En décembre 1809, il signale au roi de Sardaigne la résurrection de la franc-maçonnerie dans toute la France et l'ouverture d'une loge à Rome au moment où l'on s'empare de la personne du pape ; il pense que les loges sont des instruments approuvés par Napoléon, et il ajoute ces mots : « Il est chef d'une grande société qui le mène (9). » En 1810 il montre deux loges se constituant à Saint-Pétersbourg et l'une d'elles procédant à l'initiation du gouverneur militaire de la ville. Il surveille le mouvement. « Si par hasard, écrit-il à son gouvernement, on m'invitait à quelques-unes de ces assemblées, je m'y rendrais sans difficulté, mais le lendemain je le ferais savoir à l'Empereur. » Il n'ignore pas, d'ailleurs, que ce dernier a autorisé les réunions maçonniques. Quand on l'engage à se rendre à une séance de la loge, il finit cependant par refuser, l'un des motifs étant que plusieurs personnes de mérite regardent l'association comme une machine révolutionnaire.

L'intérêt que le grand écrivain porte à la maçonnerie apparaît de curieuse façon. Une des nombreuses énigmes de la vie de sir Francis Bacon est sa participation aux travaux des sociétés secrètes. On sait que dans la Nouvelle Atlantide certaines indications relatives aux couleurs, bleue et rouge, du costume ont servi d'argument dans les polémiques ; Joseph de Maistre prend plaisir à citer les curieux passages de la Réfutation des systèmes philosophiques où Bacon fait parler un de ses amis venant de Paris et racontant comment il fut introduit dans une assemblée d'environ cinquante membres. « Dans le nombre, est-il dit, il en reconnut plusieurs revêtus de charges honorables, et quelques-uns même qui avaient leur siège au parlement ; il remarqua aussi des prélats qui appartenaient presque au premier rang; il s'y rencontrait, enfin, des savants étrangers de différentes nations. » « En réfléchissant, écrit Joseph de Maistre, sur ce passage remarquable, il est permis de croire que Bacon avait été initié à Paris, dans je ne sais quelle société secrète d'hommes dont nos illuminés modernes pourraient fort bien être les successeurs en ligne directe. A là vérité, il met l'histoire sur le compte d'un ami, mais pour moi, je suis très porté à croire qu'il parle de lui-même, sous le nom d'un autre La scène que décrit Bacon est à Paris et les membres de l'assemblée étaient à peu près au nombre de cinquante, tous d'un âge mûr et d'une société délicieuse. Tous les Frères étaient assis sur des chaises disposées de manière à montrer qu'on attendait un récipiendaire. Ils se félicitaient mutuellement d'avoir vu la lumière. Parmi eux une sorte de grand maître avait la parole. Bacon nous a transmis un de ses discours pour une cérémonie de réception (10). »

Au sujet de Gustave IV, qui fut obligé de signer son abdication en 1809, Joseph de Maistre aime à faire preuve d'érudition maçonnique. Dans une dépêche à son gouvernement, il raconte que le ministre de Suède à Saint-Pétersbourg lui a présenté une lettre de ce monarque en disant : « Je ne suis pas assez avancé pour connaître cela; voyez.» « Je regardai, écrit-il, et je reconnus à la suite de la signature le signe de haute maçonnerie fait en forme de croix. Je savais bien que les initiés accompagnaient de ce signe leur nom d'ordre lorsqu'ils s'écrivaient confidentiellement ; mais de ma vie je ne l'avais vu paraître au grand jour et dans la vie civile. J'appris à mon grand étonnement que jamais ce prince ne signait autrement dans aucune occasion ; c'est la signature d'un évêque renversée, — Gustave au lieu de Gustave. »

Notes (suite)

4. J. de Maistre, Lettres et opuscules inédits. Précédés d'une notice biographique par son fils le comte Rodolphe de Maistre. Deuxième édition, 1853. Tome Ier, p. 2.
5. François Descostes, Joseph de Maistre avant la Révolution. 1893. Tome Ier, p. 219. http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6539018q.
6. F. Descostes, ouvrage cité, t. I, p. 223.
7. Le vicomte Jean-Baptiste Salteur, un des intimes amis de Joseph de Maistre, avait été deuxième surveillant dans la loge Saint- Jean des Trois Mortiers.
8. Albert Blanc, Mémoires politiques et correspondance diplomatique de Joseph de Maistre. Troisième édition, 1864, p. 18. http://books.google.fr/books?id=MM7ATBQ_-5oC
9. Joseph de Maistre, Lettres et opuscules inédits, tome I, p. 224. http://books.google.fr/books?id=3XcaAAAAYAAJ
10. Joseph de Maistre, Examen de la philosophie de Bacon, tome, I, 1852, p. 93. http://books.google.fr/books?id=QNgDAAAAQAAJ p.94-95.