IV. Maistre et la Révolution

Au troisième siècle de notre ère, Origène remit en honneur, dans le monde chrétien, le dogme de la déchéance. « Participant à leur naissance de la perfection du Créateur, disait-il, les créatures s'éloignèrent de Dieu et elles furent punies ; mais le châtiment même fut providentiel ; dans leur dégradation, les créatures possèdent les moyens de se rapprocher du bien ; il leur est possible de se rétablir dans la perfection première et Satan lui-même sera sauvé. »

Au XVIIIe siècle, martinézistes et martinistes insistèrent dans leur enseignement sur l'idée de chute et de peine et sur le triomphe final du bien sur le mal. Origène étendait aux peuples l'intervention divine ; selon lui, ceux-ci avaient comme les hommes, leur ange du mal et leur ange du bien ; sur ce point encore l'illuminisme suivait sa doctrine.

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Joseph de Maistre expose, de son côté, la théorie de la chute et du châtiment. Il insiste sur ce qu'il appelle l' « immense dégradation de l'homme » ; le Dieu qu'il se crée est le Dieu du châtiment ; il invoque une prétendue « grande loi de la destruction violente des êtres vivants » ; il montre la guerre divine en elle-même, divine dans la gloire mystérieuse qui l'environne, divine dans ses résultats qui échappent aux spéculations de la raison humaine ; il dépeint l'ange exterminateur, ministre d'une vengeance infaillible, s'acharnant sur les nations. Peu lui importe que les innocents soient frappés comme les coupables : la justification de sa thèse lui semble assurée par la simple constatation qu'en tout cela la Providence poursuit des plans mystérieux. Pour lui, la théocratie offre le seul remède : il veut la domination du pape. Il glorifie l'Inquisition. Il affirme que le pouvoir des rois est absolu, si ce n'est lorsque le pontife romain interpose son autorité entre les plaintes des peuples et la tyrannie des princes. Sans doute, il ne désespère point de l'avenir, mais la restauration qu'il attend et qu'il prédit, c'est la restauration de l'unité chrétienne, c'est la fin du schisme grec et l'anéantissement de la réforme protestante.

D'où vient cette dureté ? Pourquoi pareille exagération ? Joseph de Maistre, franc-maçon, n'a jamais quitté la franc-maçonnerie ; au début de la Révolution française la loge de Chambéry prit l'engagement de ne plus s'assembler sans l'autorisation du roi ; mais il ne fut point question pour ses membres de renier l'Ordre. En 1810, il constatait comme une chose toute naturelle et toute logique le fait d'être invité à assister aux tenues des loges de Saint-Pétersbourg. Il est resté en contact avec les illuminés. Il a repris quelques-unes de leurs idées et il s'en fait l'éloquent interprète. Comment a-t-il été amené à tirer de l'enseignement de Saint-Martin des conséquences diamétralement opposées à celles du maître ? D'où provient ce manque de stabilité et pourquoi a-t-il donné des gages à un système qu'il avait aidé à combattre ? Un de ses biographes nous le montre « luttant contre son instinct, son tempérament de novateur et reculant dans ces combats jusqu'à Grégoire VII pour échapper à l'attraction révolutionnaire ». Lui-même nous fournit le mot de l'énigme. Dans les Soirées de Saint-Pétersbourg, un des interlocuteurs, le sénateur russe, lui dit : « En votre qualité de Latin (c'est-à-dire de catholique), vous en revenez toujours à l'autorité. Je m'amuse souvent à vous voir dormir sur cet oreiller. » En un autre passage, l'auteur convient de sa soumission. Il reproche à l'illuminisme d'anéantir fondamentalement l'autorité. « Tandis que, dit-il, les pieux disciples de Saint-Martin, dirigés, suivant la doctrine de leur maître, par les véritables principes, entreprennent de traverser les flots à la nage, je dormirai en paix dans cette barque qui single heureusement à travers les écueils et les tempêtes depuis mille huit cent neuf ans. »

Au surplus, le théocrate, l'ultramontain se réservait le droit de morigéner et de blâmer. Quand, en 1804, le pape se décide à sacrer Napoléon, il écrit que « Pie VII est un bon homme dont on se moque assez joliment ». « C'est, dit-il, une calamité qu'un bon homme occupe une place qui exigerait un grand homme. » « Les forfaits d'un Borgia, ajoute-t-il, sont moins révoltants que cette hideuse apostasie de son faible successeur... Je n'ai point de termes pour vous peindre le chagrin que me cause la démarche que va faire le pape. S'il doit l'accomplir je lui souhaite tout simplement la mort... Je voudrais de tout mon cœur que le malheureux pontife s'en allât à Saint-Domingue pour sacrer Dessalines. Quand une fois, un homme de son rang et de son caractère oublie à ce point l'un ou l'autre, ce qu'on doit souhaiter, c'est qu'il achève de se dégrader jusqu'à n'être plus qu'un polichinelle sans conséquence. » Il a soin de s'attribuer le monopole de l'injure. En effet, dans le livre Du Pape, il reproche à un membre de la chambre haute d'Angleterre d'avoir dit, en mai 1805, que le pape était une misérable marionnette entre les mains de l'usurpateur du trône des Bourbons, et il fait observer que « ce ton colérique et insultant a lieu d'étonner dans la bouche d'un pair ». L'écrivain absolutiste a la haine de l'Autriche, sans doute adversaire du Piémont, mais puissance chrétienne. « Cette Maison d'Autriche, écrit-il en 1794, est une grande ennemie du genre humain. » Il formule le principe de l'indépendance italienne assurée par la Maison de Savoie. En 1817, sur le point de quitter Saint-Pétersbourg, il écrit à son gouvernement : « J'ai eu, il y a quelque temps, une conversation avec Capo d'Istria; il me dit entre autres choses : Votre prince est placé ; il pourra monter à cheval sur l'Italie. J'ai cru cette phrase digne d'être rapportée. » La pensée patriotique mérite tout éloge, mais Joseph de Maistre ne pouvait se dissimuler que l'accomplissement du programme devait chasser de leur trône tous les autres princes italiens.

sm lettreaunamiNous avons mentionné les impitoyables théories qui, développées comme elles le furent avec une logique qu'aucune considération de miséricorde ou de piété n'arrêtait, aboutissaient à la glorification de la tuerie et du massacre et qui, sous prétexte d'expiation et de sacrifice prétendaient justifier l'effusion continuelle du sang humain. Joseph de Maistre voit dans la guerre un fait divin, il est l'apologiste de l'Inquisition, il écrit l'éloge du bourreau, il veut le maintien de la peine de mort.

Que Louis-Claude de Saint-Martin se montrait supérieur ! « J'abhorre la guerre », écrivait-il. La révolte des Juifs, commandés par les Machabées, fut une révolte sainte. « On pria à Jérusalem pour les Machabées, dit le Philosophe inconnu. Outre qu'on trouva sur eux des figures d'idoles, ils avaient à laver la tache du sang, cette tache qui empêcha David de bâtir une maison au Seigneur. »

Il est impossible de ne pas estimer et aimer Joseph de Maistre quand on lit les notices que des biographes consciencieux lui ont consacrées et quand on parcourt sa correspondance privée et ses dépêches officielles. Il fut un grand honnête homme. Pourquoi faut-il que des affirmations hautaines, que des paradoxes violents gâtent à certains moments le plaisir que l'on ressent à l'étude de ses œuvres ?

Il est, comme d'autres le furent avant lui, pénétré de l'idée de la chute et de la nécessité de l'expiation ; mais l'exagération de sa thèse doit blesser le plus tolérant lecteur. Il prétend démontrer ce que, selon lui, le genre humain a toujours confessé : la dégradation radicale de l'homme, la réversibilité des douleurs de l'innocent au profit du coupable et le salut par le sang. Mais que de cruelles conséquences il se complaît à en tirer !

« Tout supplice, écrit-il, est supplice dans les deux sens du mot latin supplicium, d'où vient le nôtre; car tout supplice supplie. Malheur donc à la nation qui abolirait les supplices: car la dette de chaque coupable ne cessant de retomber sur la nation, celle-ci serait forcée de payer sans miséricorde et pourrait même, à la fin, se voir traiter comme insolvable selon toute la rigueur des-lois. »maistre eclaircissement

Le bourreau est « la pierre angulaire de la société ». « Otez du monde cet agent incompréhensible, dans l'instant même l'ordre fait place au chaos, les trônes s'abîment et la société disparaît. Dieu qui est l'auteur de la souveraineté l'est aussi du châtiment. »

« Non seulement, écrit de Maistre en 1816, je crois qu'il ne faut pas abolir la peine de mort, mais je crois que toute nation qui l'abolit se condamne, autant qu'il est en elle, à la seconde place. Les nations de premier ordre ont toujours condamné et, si je ne me trompe, condamneront toujours à mort. »

Qu'est donc l'Inquisition? Dans son Éclaircissement sur les sacrifices, l'auteur la définit « l'exécution légale d'un petit nombre d'hommes, ordonnée par un tribunal légitime en vertu d'une loi antérieure solennellement promulguée et dont chaque victime était parfaitement libre d'éviter les dispositions. »

La souveraineté est absolue ; obéissance entière lui est due par les sujets. Il n'y a point de roi de par le peuple. La noblesse est un prolongement de la souveraineté ; les souverains n'anoblissent même pas ; ils sanctionnent simplement les anoblissements naturels ; la noblesse est la gardienne de la religion ; elle est parente du sacerdoce. Il ne faut point de constitution : la souveraineté du peuple n'est pas seulement une erreur, c'est une bêtise. Telles sont quelques autres affirmations émises comme autant d'axiomes politiques.sm mon portrait

On sait avec quelle violence Joseph de Maistre attaque la Révolution française, qu'il déclare « satanique dans son essence ». Louis-Claude de Saint-Martin avait montré dans la Révolution une épreuve que la Providence avait fait subir aux hommes et dans laquelle les innocents avaient souffert comme les coupables; mais au bout de l'épreuve il montrait la rénovation; il se gardait bien, du reste, de condamner la Révolution; il était convaincu qu'elle aurait d'heureuses conséquences. « Ma douleur, disait-il, a été de voir que, parce qu'on rejetait les vignerons, la plupart des hommes croyaient aussi qu'il fallait rejeter la vigne» [IX. Mon Portrait, n° 653]. Joseph de Maistre dénonce même comme un mal les moindres concessions faites, en 1814, par le gouvernement français à l'esprit de 1789. Il engage le roi de Piémont à ne point octroyer de charte à ses sujets et il s'avise de lui conseiller une politique astucieuse, si la lutte ouverte contre les libertés populaires doit faire courir quelque péril. « La Révolution, écrit-il en 1814 dans un document officiel, fut d'abord démocratique, puis oligarchique : aujourd'hui elle est royale, mais toujours elle va son train. L'art du prince est de régner sur elle et de l'étouffer doucement en l'embrassant ; la contredire de front ou l'insulter serait s'exposer à la ranimer et à se perdre du même coup. » Au surplus, il croyait fermement que, dans le plan providentiel, la Révolution française servait à préparer la rénovation morale et religieuse. Le « Latin », le « Romain », le « grand partisan de l'unité et de l'autorité », comme il se qualifiait, voyait au bout des épreuves le triomphe de l'Église catholique sur le schisme, sur l'hérésie et sur l'infidélité; il ne concevait le progrès que sous la forme du gouvernement théocratique.

krudenerL'organisation politique du monde avait fait l'objet de ses réflexions. Dans les Soirées de Saint-Pétersbourg, la question est posée : « Comment les nations n'ont-elles jamais convenu d'une société générale pour terminer leurs querelles, comme elles sont convenues d'une souveraineté nationale pour terminer celle des particuliers? On aura beau tourner en ridicule l'impraticable paix de l'abbé de Saint-Pierre (car je conviens qu'elle est impraticable, mais je demande pourquoi ?) je demande pourquoi les nations n'ont pu s'élever à l'état social comme les particuliers ? Comment la raisonnable Europe surtout n'a-t-elle jamais rien tenté de ce genre? »

Quand, en 1814, l'Autriche, la Grande-Bretagne, la Prusse et la Russie créent la tétrarchie qui, en 1818, par l'accession de la France, doit se transformer en pentarchie, Maistre critique et condamne les prétentions des grands États. Il ne se prononce point non plus en faveur de l'acte de la Sainte-Alliance. Il y voit l'influence des illuminés. Il croit que l'empereur Alexandre en est le rédacteur. « L'esprit qui l'a dicté, écrit il, n'est ni catholique, ni grec, ni protestant; c'est un esprit particulier que j'étudie depuis trente ans, mais dont le portrait tiendrait trop de place. » Il n'aime point la tendance générale qui est le rapprochement des communions chrétiennes, ou pour mieux dire, l'indifférence à l'égard de ces communions qui sont regardées toutes comme également bonnes. Valérie de Krudener inspira-t-elle la fameuse « association chrétienne »? La question n'est point résolue ; mais il y a quelque intérêt à constater qu'en 1803, dans les derniers mois de sa vie, Louis-Claude de Saint-Martin avait connu à Paris la baronne de Krudener, qui, il est vrai, n'avait point commencé alors ses prédications et son apostolat.