Tome I (1832) :  Extrait d'Oberman, pages 500-501

M. de Sénancour a eu, à tous égards, une de ces destinées fatigantes, malencontreuses, entravées, qui, pour être venues ingratement et s'être heurtées en chemin, se tiennent pourtant debout à force de vertu, et se construisent à elles-mêmes leur inflexible harmonie, leur convenance majestueuse. Si l'on cherche la raison de cet oubli bizarre, de cette inadvertance ironique de la renommée, on la trouvera en partie dans le caractère des débuts de M. de Sénancour, dans cette pensée trop continue à celle du dix-huitième siècle, quand tout poussait à une brusque réaction, dans ce style trop franc, trop réel, d'un pittoresque simple et prématuré, à une époque encore académique de descriptions et de périphrases ; de sorte que, pour le fond comme pour la forme, la mode et lui ne se rencontrèrent jamais; on la trouvera dans la censure impériale qui étouffa dès lors sa parole indépendante et suspecte d'idéologie, dans l'absence de public jeune, viril, enthousiaste; ce public était occupé sur les champs de batailles, et, en fait de jeunesse, il n'y avait que [501] les valétudinaires réformés, ou les fils de famille à quatre remplaçants, qui vécussent de régime littéraire. Marie-Joseph Chénier, de la postérité du dix-huitième siècle comme M. de Sénancour, l'a ignoré complètement, puisqu'il ne l'a pas mentionné dans son Tableau de la littérature depuis 89, où figurent tant de noms. L'empire écroulé, l'auteur d'Oberman ne fit rien pour se remettre en évidence et attirer l'attention des autres sur des ouvrages déjà loin de lui. Il persévéra dans ses habitudes solitaires, dans les travaux parfois fastidieux imposés à son honorable pauvreté. Il s'ensevelit sous la religion du silence, à l'exemple des gymnosophistes et de Pythagore; il médita dans le mystère, et s'attacha par principes à demeurer inconnu, comme avait fait l'excellent Saint-Martin. « Les prétentions des moralistes, comme celles des théosophes, dit-il en tête des Libres Méditations, ont quelque chose de silencieux ; c'est une réserve conforme, peut-être, à la dignité du sujet. »