Lettre de Saint-Martin à Kirchberger du 12 juillet 1792.

Pour permettre de mieux comprendre cet article qui y fait constamment référence, et la cite avec quelques différences que nous avons noté au passage, il nous a semblé indispensable de publier en même temps la lettre de Saint-Martin à Kirchberger du 12 juillet 1792.

La Correspondance inédite de L.-C. de Saint-Martin dit le Philosophe Inconnu et Kirchberger, baron de Liebistorf, Membre du Conseil souverain de la République de Berne, du 22 mai 1792 jusqu’au 7 novembre 1797. L. Schauer et Alp. Chuquet. 1862. Pages 14-17.

« Sans doute, monsieur, qu'il y a des degrés mitoyens où les conseils et les livres sont utiles ; mais ils le sont que pour nous découvrir le pays que nous ignorions ; c'est ensuite à nos efforts et à notre expérience à nous y conduire. Je ferai tout ce qui sera en moi pour répondre à vos questions, et ma réserve, si j'en ai jamais, sera toujours pour votre plus grand bien. Je n'ai point ici sous les yeux le Tableau naturel ; mais ayez la bonté de citer en entier les passages sur lesquels vous désirez des éclaircissements.

Je suis charmé que vous vous soyez occupé des sciences naturelles : c'est une excellente introduction aux grandes vérités ; c'est par là qu'elles transpirent, et en outre ces sciences naturelles accoutument l'esprit à la précision et à la justesse, ce qui est très important dans les objets supérieurs qui, par l'éloignement où nous sommes ici-bas, peuvent nous exposer à des méprises bien préjudiciables. Votre loi de l'affinité chimique est une loi universelle que vous avez trop bien sentie pour que j'aie besoin de vous en faire le développement ; la nature, l'esprit, le réparateur, voilà les différents alcalis fixes qui nous sont donnés pour notre réunion avec Dieu ; car notre crime primitif à fait de nous une substance bien hétérogène pour le suprême principe. Je crois comme vous, monsieur que la sagesse divine se sert d'agents et de vertus pour faire entendre son verbe dans notre intérieur ; aussi devons-nous accueillir avec soin tout se qui se dit en nous. Madame Guyon, dont vous me parlez, a très bien écrit cela, à ce qu'on en a dit, car je ne l'ai point lue. Vous croyez que c'est principalement sur nos corps qu'ils agissent ; il y en a pour cette partie intérieure de nous même, mais leur œuvre s'arrête là, et doit se borner à la préservation et au maintien de la forme en bon état, chose à laquelle nous leur aidons beaucoup par notre régime de sagesse physique et morale ; mais gardons-nous de nous trop reposer sur eux ; ils ont des voisins qui agissent aussi sur cette même région, et qui ne demandent pas mieux que de s'emparer de notre confiance, chose que nous sommes assez disposés à leur accorder en raison des secours extérieurs qu'ils nous procurent, ou que le plus souvent encore, ils se contentent de nous promettre. Je ne regarde donc tout ce qui tient à ces voies extérieures que comme des préludes de notre œuvre, car notre être, étant central, doit trouver dans le centre où il est né tous les secours nécessaires à son existence. Je ne vous cache pas que j'ai marché autrefois par cette voie féconde et extérieure qui est celle par où l'on m'a ouvert la porte de la carrière ; celui qui m'y conduisait avait des vertus très actives, et la plupart de ceux qui le suivaient avec moi ont retiré des confirmations qui pouvaient être très utiles à notre instruction et à notre développement. Malgré cela, je me suis senti de tout temps un si grand penchant pour la voie intime et secrète, que cette voie extérieure ne m'a pas autrement séduit, même dans ma plus grande jeunesse ; car c'est à l'âge de 23 ans que l'on m'avait tout ouvert sur cela : aussi, au milieu de choses si attrayantes pour d'autres, au milieu des moyens, des formules et des préparatifs de tout genre auxquels on nous livrait, il m'est arrivé plusieurs fois de dire à notre maître : Comment maître, il faut tout cela pour le bon Dieu ? et la preuve de tout cela n'était que du remplacement, c'est que le maître répondait : il faut bien se contenter de ce que l'on a. Sans vouloir donc déprécier les secours que tout ce qui nous environne peut nous procurer, chacun dans son genre, je vous exhorte seulement à classer les puissances et les vertus. Elles ont toutes leur département ; il n'y a que la vertu centrale qui s'étend dans tout l'empire. L'air pur, toutes les bonnes propriétés élémentaires sont utiles au corps et le tiennent dans une situation avantageuse aux opérations de notre esprit ; mais quand notre esprit a acquis, par la grâce d'en haut, ses propres mesures, les éléments deviennent ses sujets, et même ses esclaves, de simples serviteurs qu'ils étaient auparavant. Voyez ce qu'étaient les apôtres.

Je ne crois point comme vous, monsieur, que la lumière élémentaire devienne l'enveloppe des agents bienfaisants dans leurs manifestations ; ils ont leur propre lumière à eux, laquelle est cachée dans les éléments. Notre ami Jacob Boehme nous donnera sur cela de si grands coups de jour, que je vous envoie à lui avec confiance, étant bien sur que vous en serez content. C'est un des points de ses ouvrages qui m'a fait le plus de plaisir et qui s'accorde parfaitement avec les instructions que j'avais reçues autrefois dans mon École.

Mais je suis entièrement d'accord avec vous sur les dispositions essentielles pour avancer dans la carrière, et qui comme vous le dites très bien, consistent dans un anéantissement profond devant l'Être des êtres, ne conservant d'autre volonté que la sienne, en nous remettant à lui avec un abandon sans limite et une confiance sans bornes ; j'ajouterai : en supprimant en nous tout bon mouvement de l'homme, et nous réduisant (passez-moi la comparaison) à l'état d'un canon qui attend qu'on vienne poser la mèche.

Au sujet de notre Boehme, je présume monsieur, que vous aurez quelque difficulté à le suivre dans ce qu'il appelle le premier principe : d'autant qu'il s'annonce pour parler créaturellement d'une chose qui n'est point créaturelle et que d'ailleurs il expose quelquefois ce premier principe d'une manière qui m'a paru révoltante. Mais, pour vous aider, je vous engage, lorsque vous serez un peu dans l'embarras, de relire son ouvrage Von den drey principien, Ch I, §§ 4, 5, 6. Ces trois numéros me sont souvent très utiles, et j'imagine qu'ils vous le seront aussi, c'est pour cela que je vous les indique.

Je recevrai avec plaisir la lettre que vous m'annoncez, et qui contiendra votre seconde observation sur la nature élémentaire. Je vous en dirai mon avis, comme de la première, soumettant le tout à votre bon et sage jugement. Je suis heureux de voir que mon âme trouve une amie agréable auprès de la vôtre ; je vous paye de retour le plus sincère. Adieu monsieur, je vous quitte sans cérémonie, pour indiquer dans le peu de place qui me reste deux ouvrages sur la voie intime et secrète. Ils sont tous deux dans votre langue et tous deux dans l'Histoire de l'Église et des hérétiques, par Arnold , 3 vol. in-fol. [Histoire impartiale des Églises et des sectes depuis le Nouveau Testament jusqu'à l'année 1688 après Jésus-Christ, Gottfried Arnold, Francfort, 1699-1700.]

Le premier s'appelle Récit de la Direction spirituelle d'un grand témoin de la vérité, qui vivait dans les Pays-Bas, vers l'an 1550, et qui, par ses écrits, est connu sous le nom hébreu de Hiel. Tom. II, d'Arnold, part. 3 ch. 3, §§ 10, 27, pag. 343. Le second s'appelle Discours de Jeanne Leade [Jane Lead] (Anglaise de nation) sur la Différence des révélations véritables et des révélations fausses, se trouvant dans la préface du soi-disant Puits du jardin (Garten brun), qui a paru à Amsterdam l'an 1697. Tome II d'Arnold, part. 3, chap. 20, page 519. C'est une connaissance fraternelle que j'ai faite à Strasbourg qui m'a envoyé ces deux ouvrages traduits en français de sa propre main. Je ne suis point assez fort en allemand pour les lire dans l'original ; ils m'ont fait beaucoup de plaisir, surtout le dernier.

Vous pouvez m'écrire en droiture à Paris, à l'adresse que je vous ai donnée, sans faire passer les lettres par Lyon. J'ai daté de Paris, quoique je sois en ce moment à la campagne. Je vous adresse aussi cette lettre à Berne, quoique la vôtre soit datée de Morat. Si je dois me rectifier là-dessus, vous voudrez bien me le dire. »