Préface

Invité par une flatteuse confiance à dire mon sentiment sur l’intérêt que peut offrir cette publication, au milieu de nos études critiques, de nos tendances négatives, j’ai accepté, sans me dissimuler la difficulté d’une pareille tâche, si petite qu’elle paraisse. Si je n’ai pas hésité, c’est qu’il y avait, a mon avis, un mot de justice à dire sur le plus obscur des écrits connus du plus grand des mystiques français de la fin du dernier siècle.

Le mysticisme est une des formes les plus rares et les moins goûtées de notre philosophie. Il est pourtant un élément qui, s’il ne doit pas dominer, ne doit pas non plus manquer absolument dans la pensée religieuse ; et s’il est des époques où il faut le combattre, il en est d’autres où il faut un peu revenir à ses hardiesses spéculatives et à ses puissances croyantes. Il est, en matière de foi, la plus haute poésie.

Au point de vue général, tout penseur mystique est accueilli par la philosophie avec l’estime que mérite sa pensée. Mais, à l’égard de Claude de Saint-Martin, il s’élève une critique spéciale : c’est que, dans plusieurs de ses écrits, et notamment dans les Nombres, son langage a fait tort à sa propre cause.

On dit qu’en rendant sa pensée plus obscure qu’elle ne l’est en elle-même, il a fait sortir le mysticisme français de la voie où Fénelon l’avait introduit avec tant de goût et tant d’éclat ; qu’imitateur d’un Portugais et d’un Allemand, il a jeté des voiles épais sur ce qui demandait, au contraire, les rayons les plus lumineux, et qu’ami curieux des nouveautés qui séduisirent tant d’autres enthousiastes de son siècle, il a fait, avec le mysticisme et la théosophie d’une part et les sciences secrètes ou occultes d’une autre, ce mélange qui altère sa doctrine et la compromet aux yeux d’une saine philosophie.

Il est très vrai que Saint-Martin a singulièrement élargi les voies du mysticisme en embrassant dans ses études tout ce que lui offrait son temps. Mais c’est là le grand mérite de ses aspirations : elles sont universelles, si imparfaitement que soit rendue sa pensée, comparée à celle de Fénelon. Sans jamais s’attacher à se mettre à la portée de tous, sa pensée est d’ailleurs, dans la plupart de ses écrits, d’une grande lucidité, sinon dès qu’elle aborde les grands mystères — et là même, elle est d’une suffisante transparence pour des lecteurs un peu au courant de ces sortes d’études — du moins partout ailleurs.

Or il ne faut pas lui en demander plus ; cela ne se demande à personne.

Le Traité des Nombres est, au surplus, une exception sous plusieurs rapports. C’est un essai sur le plus mystérieux des problèmes, un échantillon de science sinon secrète, du moins apocalyptique.

Ceux qui voudront faire des mystères cachés par Saint-Martin sous le voile des Nombres, cette étude spéciale que recommande vivement le nouvel éditeur des Commentaires de Baader sur Saint-Martin, M. le baron d’Osten-Sacken, tout en déclarant qu’il ne prétend pas être juge de la valeur du traité, trouveront quelques indications dans ces commentaires. Les meilleures, les seules bonnes, c’est-à-dire les seules qui donnent la clef des chiffres du philosophe inconnu, se trouvent dans un traité inédit de son maître, traité qui, par un singulier hasard, me tombe entre les mains au moment où je trace ces lignes. Peut-être ceux qui parviendront un jour à deviner l’énigme, au moyen de ce secours, feront-ils bien de pousser l’art de déchiffrer un peu plus loin encore et d’embrasser dans leurs recherches un cahier encore inédit d’hiéroglyphes auquel Saint-Martin paraît avoir attaché le plus grand prix.

D’ordinaire tout traité spéculatif sur les nombres effraye un peu, à première vue. Mais c’est à tort, ce me semble. Une étude qui a tant occupé la grande intelligence de Pythagore ne doit pas si facilement alarmer notre raison. Au fond on a moins peur de l’élévation de cette étude que de l’opinion, du malheur de passer pour un chercheur de mystères. Chercher des mystères ! Quelle aberration aux yeux de la multitude ! Et pourtant quelle chose vulgaire : la raison ne fait que cela. Et elle serait bien à plaindre s’il n’y avait plus de mystères.

On n’est pas mystique, au surplus, pour aimer à savoir ce que vaut le mysticisme, on n’est que philosophe.

Il ne s’agit, après tout, dans les spéculations sur les nombres, que des rapports des choses de la nature, soit matérielle, soit spirituelle.

Au premier aspect les rapports de principes et de conséquences ou de causes et d’effets s’expriment mal en nombres. Cependant ne formule-t-on pas en nombres les proportions qui existent entre les unes et les autres ?

Il est vrai que le problème des rapports implique d’autres problèmes, celui des origines, et que le problème des proportions implique celui des fins de toutes choses. Mais ici encore la science du chiffre trouve une place : le temps et l’espace ne sont-ils pas les deux facteurs nécessaires de ces problèmes et ne sont-ils pas tous deux évaluables en nombres ?

Or ces problèmes-là sont précisément les plus grands de toute la philosophie ?

Donc il faut peut-être encourager, loin de faire le contraire, la confiance de ceux qui se laissent encore tenter par ces questions, même sous leurs formes les plus abstraites. Tout aussi bien, c’est l’éternelle mission de ces problèmes de tenter l’esprit humain.

Ce que Saint-Martin, qui avait de belles connaissances en physique, a formulé dans son Traité des Nombres en un style qui lui est particulier et que chérissent les mystiques, même au risque de ne pas toujours le comprendre, d’autres l’ont indiqué à leur point de vue, les uns au nom de la mythologie interprétée par le panthéisme, les autres au nom de la cosmologie expliquée à la fois par la science positive et la libre spéculation. La science mystique des nombres a grandi, et sans parler du travail si considérable du pieux Eckartshausen, un savant élève de l’école martiniste, M. de Herbert, a laissé à ce sujet, dans des manuscrits que j’ai sous les yeux, des rapprochements qui frappent, lors même que la pensée s’en défie ou les rejette, comme fait la mienne.

Le traité de Saint-Martin a donc, pour les amis du philosophe, sa valeur propre. J’ai cru toutefois devoir au généreux empressement que M. Schauer met à publier les Nombres et à son zèle pour la gloire du premier mystique de notre siècle, le conseil de joindre à un écrit aussi apocalyptique d’un penseur si peu lu parmi nous après un laps de soixante ans, une publication qui est, par sa nature, à la portée de tous, et qui est devenue très rare, j’entends l’ÉCLAIR SUR L’ASSOCIATION HUMAINE, que les plus avides bibliomanes n’ont pas toujours pu se procurer.

Cet écrit est propre, d’ailleurs, à donner en même temps les principaux traits de la morale, de la politique et de la spéculation philosophique de Saint-Martin.

Après la Lettre sur la Révolution française, que son auteur, qui prisait singulièrement tout ce qu’il écrivait, plaçait lui-même si haut, je ne connais rien de lui qui le fasse mieux connaître et soit plus de lui.

En effet, dans ses ouvrages de morale religieuse et de théosophie, ce sont d’ordinaire ses maîtres, Martinez Pasqualis et Jacques Boehme qu’on croit entendre, tandis que, dans ses pages de morale et de politique, c’est bien lui qui parle. Or, si inférieur qu’il soit au génie de celui de ses deux guides qu’il suit le plus, de Boehme, il est pourtant plus lucide et plus éloquent quand il est lui-même qu’en traduisant. Quand il interprète ou imite le philosophe teutonique, il est plus profond, cela est vrai ; mais indépendant, il est plus original. Il est alors libre au point d’aller, partout, jusqu’à l’extrême limite du dédain pour les opinions de tout le monde.

C’est par là qu’il lui est arrivé ces deux choses, d’abord de se faire mettre parmi les penseurs qu’on abandonne, puis de se faire condamner comme un esprit rétrograde.

Il s’est surtout fait méconnaître comme écrivain politique par la Lettre et par l’Éclair. On l’a pris en 1793 et en 97 pour un défenseur arriéré et pour un apôtre malavisé d’une théocratie proscrite par l’expérience ou engloutie par le torrent du siècle. Singulière théocratie que la sienne, où il n’y a pas de place sérieuse pour le sacerdoce ! Claude de Saint-Martin veut le règne de Dieu, cela est vrai, mais quelle différence entre sa politique et celle de Bossuet !

Je tiens à développer ce point de vue ailleurs, dans un travail spécial sur Saint-Martin, son maître et ses disciples.

Ce qu’il faut à sa conception toute mystique, c’est le rétablissement du rapport primitif de Dieu et de l’homme, la soumission pure et entière de la pensée humaine à la pensée divine, de la loi humaine à la loi divine. Sans doute, sa politique, qui est tout d’une pièce, c’est la religion ; mais sa religion n’est pas la théocratie, c’est la théosophie la plus abstraite à laquelle il soit possible à l’intelligence humaine de se porter. Pour parler son langage, disons plutôt, c’est la spéculation la plus haute à laquelle il soit possible à l’intelligence divine de porter l’intelligence humaine ; car c’est là sa théorie.

On le voit bien, cette politique-là, toute théosophique, n’a rien de commun avec le système flétri par l’histoire sous le nom de théocratie. Un système où les ministres de Dieu se disent ses délégués naturels dans le gouvernement de ce monde, n’allait pas du tout au mystique qui trouvait fâcheux que « tant de gens se crussent prêtres, parce que cela l’empêchait de leur apprendre à le devenir. »

Pour mon compte, j’aurais mis peu de prix à des pages de politique essayant l’impossible, réhabilitant une doctrine qui n’a plus de vie. J’ai pensé, au contraire, qu’un élément de haute spéculation sociale pourrait venir se mêler utilement à nos systèmes tout positifs et qu’une politique de pure discussion, partant d’Helvétius et de Rousseau, nous offrirait aujourd’hui comme un attrait de nouveauté. Or, tel est le caractère et le mérite de l’Éclair. C’est l’écrit d’un des admirateurs les plus enthousiastes de l’auteur du Contrat social. En effet, malgré leurs dissidences, il n’est pas d’écrivain contemporain que le Philosophe inconnu mette au-dessus du Citoyen de Genève.

Ce n’est donc pas à la seule rareté de la pièce que se rapportait mon conseil ; j’en considérais l’utilité, l’utilité spéculative, bien entendu. N’ayons pas la prétention de faire de Saint-Martin ce qu’il ne fut pas ni ne peut devenir, un métaphysicien critique eu un guide pratique. Son rôle marqué par lui-même est un autre. Il dédaigne toute science humaine. À est égard, il n’hésite jamais. Sa pensée ne connaît pas le doute ; c’est Dieu lui-même qui la règle. Sa vie n’est presque pas de ce monde. Il n’y est venu que par dispense. Ce qu’il aime, c’est de s’isoler des hommes, de se détacher du terrestres de contempler le divin. De toutes les choses que nous aimons beaucoup, il se détourne. À toutes celles que nous prisons peu, il s’attache avec une sorte d’énergie de caser. Il s’en explique souvent. Son maître de prédilection, Jacques Boehme, a fait de lui une sorte d’enthousiaste inspiré. J’allais dire de métaphysicien allemand. C’est peut-être cela qui fait le mieux comprendre les sympathies qu’il a conservées en Allemagne, et les singulières affinités qu’il présente avec Schelling, cet autre admirateur de Boehme. C’est aussi ce qui explique le culte que professent pour lui François de Baader et sa nombreuse école, au sein de laquelle germe l’idée de donner des œuvres de Saint-Martin une édition aussi exacte et aussi complète que celle des Œuvres de Schelling par le fils du grand penseur, et celle des Œuvres de Baader par son éminent disciple Hoffmann de Wurzbourg, publications qui n’ont pas encore obtenu parmi nous l’attention qu’elles méritent.

Rien ne servira mieux ces pieux desseins que la publication de M. Schauer et les généreuses recherches dont il poursuit le cours avec un dévouement si digne de reconnaissance.

Deux faits sont constants : le premier, c’est que les Œuvres de Saint-Martin sont fort mal publiées, et qu’il en est plusieurs d’inédites ; le second, c’est que toutes demanderaient à être publiées avec soin, et sinon avec de riches éclaircissements, du moins avec des indications positives.

Pour moi, depuis longtemps en possession du plus beau des portraits que je connaisse de lui, je n’ai pas hésité à le confier aux éditeurs de ce volume, pour en tirer un certain nombre de copies. Tenant ce portrait d’une personne que Saint-Martin honorait d’une amitié dévouée, je dois en conserver la propriété par une déclaration publique.

Les éditeurs m’ont fait trop d’honneur en me demandant l’autorisation de réimprimer deux articles sur quelques personnes qui se sont trouvées en rapport avec M. de Saint. Martin, et qui étaient peu connues ; surtout Mme de Boecklin, qu’on prenait pour Mme la duchesse de Bourbon, M. de Saint-Martin ne la désignant, d’ordinaire, que par des initiales qui prêtaient à la confusion.

MATTER.
Paris, ce 20 octobre 1861.

Après avoir lu le savant et précieux travail dont M. Matter, inspecteur général honoraire de l’instruction publique, a bien voulu honorer la publication de ces deux ouvrages de Saint-Martin, on nous saura gré, nous l’espérons, de reproduire ici les deux articles écrits avec ce docte savoir et cette élégance si parfaite, si suave et si simple, publiés par M. Matter dans la Revue d’Alsace, novembre 1860 et avril 1861.

bouton jaune  Voir les deux article de Jacques Matter, parus dans la Revue d'Alsace sur le site : Jacques Matter