Extraits, p. 49-53

[Sur la « lutte » entre le Grand Orient et la Grande Loge de France au 18e siècle]

… Jusqu'à la fin de 1774, le Grand Orient présenta aux loges, l'image d'une tribu errante sans lieu fixe de réunion. Il s'assemblait dans le domicile de celui de ses Officiers qui voulait le recevoir et souvent les délibérations étaient si tumultueuses, qu'elles troublaient l'intérieur des familles qui lui accordaient ce précaire asile. « Il n'avait, ni [50] secrétariat ni archives, ni centre, ni décence (1) ». Il était en effet bien éloigné d'offrir la réunion imposante qu'il présente aujourd'hui.

De bons esprits frappés de ces désordres s'occupèrent de la recherche d'un local pour les assemblées. Le choix tomba sur une maison rue du Pot-de-Fer faubourg St-Germain, dite l'ancien noviciat des Jésuites : c'est là que fut installée la métropole de la Maçonnerie française le 12 août 1774.

Mais, à cette époque, l'empire du Grand Orient était bien loin d'être assuré: il n'était pas sans inquiétude sur sa destinée. Les Loges des provinces, même une partie de celles de Paris, repoussaient sa correspondance; on ne répondait point à ses appels : au dedans la division s'était glissée parmi ses membres ; au dehors la-méfiance était générale. Il sentit enfin l'urgence de rassurer les Loges, de rendre un compte de ses opérations passées et de faire part de ses projets pour l'avenir : tel fut l'objet de son importante circulaire du 18 mars 1775.

Dans cette pièce (2), dont l'édition originale est aujourd'hui très-rare, le G. O. n'épargne aucun argument pour attirer à lui les partisans de l'ancien système, « Au moment de notre réunion, y est-il dit, nous fûmes pénétrés de la douleur la plus amère à la vue de l'ancien Temple maçonnique qui n'était plus qu'un amas de ruines amoncelées souillé par mille et mille profanations… Après bien des fatigues, nous croyons être parvenus à élever les fondements du temple, au-dessus du niveau de l'horizon.

[51] « Séparer le pur de l'impur, les bons d'avec les mauvais Maçons, proscrire à jamais les uns, et réunir les autres… voilà ce que nous avons entrepris et qui nous occupe sans relâche », etc. (page iii).

Il est inutile de dire que par les mots mauvais Maçons, on entendait désigner ceux qui n'avaient pas accueilli la nouvelle réforme.

Les auteurs de cette pièce y dépeignent l'ancienne Grande Loge comme expirante, comme faisant des efforts téméraires et impuissants, et se disant représentée par des hommes qu'un intérêt particulier avait éloignés du G. O. (3). Enfin ils n'oublient aucun des moyens propres à déterminer les Loges pour l'adoption de la réforme.

L'épuration de l'Ordre et la nécessité de lui donner des formes qui le garantissent à jamais d'aucune nouvelle altération, y sont annoncées comme indispensables; mais pour atténuer, à l'égard de certains maçons des Hauts Grades, ce que l'expression d'épuration (qui pouvait aussi bien s'appliquer aux réformateurs qu'à ceux qu'on voulait réformer) avait de choquant, les rédacteurs de la circulaire employèrent des phrases mystiques trop singulières pour que nous ne transcrivions pas ici dans son entier le passage suivant que le Grand Orient a supprimé lors de la réimpression de son État (4).

« Lorsque nous parlons d'épurer notre Ordre, nos Très Chers frères, nous n'entendons pas parler de cette société mystérieuse et invisible des vrais enfants de [52] la Lumière composée seulement de sages remplis de talents et de vertus, qui répandus sur les deux hémisphères, n'ont qu'un même esprit, qu'un même cœur, qu'une même âme qu'ils dévouent toute entière à la Gloire du Grand Architecte et au bonheur de leurs Frères. Nous n'ignorons pas que cette société, la plus digne de l'Être Suprême qui l'a formée et la plus utile au genre humain du bonheur duquel elle s'occupe sans relâche est établie sur des fondements inébranlables ; qu'elle est incorruptible et inaltérable comme le cœur des hommes qui la composent et comme les principes sacrés qui la gouvernent inaccessible aux passions des profanes, jamais rien d'impur ne l'a souillée ; jamais il ne peut y avoir lieu d'épurer ce qui est incorruptible ni de fortifier ceux que les ruines de l'univers accableraient avant d'abattre leur courage.

« Nous parlons de ces sociétés composées d'hommes qui ont été admis à une participation quelconque de nos mystères, qui ont reçu une portion de lumière, en un mot, de la Maçonnerie VISIBLE et en quelque sorte, extérieure. C'est cette portion de notre Ordre altérée par la contagion du siècle, souillée par les passions des hommes corrompus que nous nous sommes proposés d'épurer. »

Ce galimatias pompeux, ce petit charlatanisme, avait pour objet d'attirer au parti les Loges martinistes de la réforme introduite par M. de St Martin (5), les Loges [53] écossaises ou toute autre association secrète; en leur indiquant que l'opération projetée ne les concernait pas, mais seulement les Ateliers de l'ancienne Grande Loge.

Au reste, ce mandement [du 18 Mars 1775] ne produisit aucun effet: Les insouciants le lurent avec indifférence ; les vrais Maçons l'apprécièrent. En vain le Grand Orient chercha-t-il à changer quelques-uns de ses règlements pour les rendre plus agréables aux Loges ; en vain affecta-t-il de les consulter, avant de prendre des délibérations importantes, la méfiance était toujours la même et rien ne pouvait détruire l'opinion qu'elles avaient que l'administration était toujours renfermée dans ses seuls officiers.

Notes de l’auteur

1. Discours de M. de La Lande,  prononcé le 12 août 1774 à l'occasion de la prise de possession du local de la rue du Pot-de-Fer ; in-4°, page 1.

Circulaire du 18 mars 1775 ; in-4°, page ij et iv.

2. Circulaire du 18 mars 1775 ; in-4°

3. Même circulaire, pag. 19 et 20. On verra dans la suite que la Grande Loge de France, revenue de sa première terreur, avait repris ses travaux et sa correspondance avec beaucoup d'activité. C'est cette circonstance qui donna lieu à la publication de la pièce dans laquelle nous puisons ces détails.

4. Ibid, page iij.

5. Ce M. de St Martin dont nous venons de parler sectateur de Martines Paschalis, introduisit dans la Franc-maçonnerie les principes et les pratiques du Martinisme. Il distribua l'enseignement de ce système en dix grades qui étaient conférés dans deux temples. Il a laissé à ce sujet un manuscrit en deux vol. in 4° dans lequel on trouve la nomenclature de ces Grades; la voici : 1er apprenti, 2e compagnon, 3e maître, 4e ancien maitre, 5e élu, 6e grand architecte, 7e Maçon du Secret. Ces sept Grades sont l'objet des études du premier Temple.

Dans le second Temple, en enseigne les derniers mystères du martinisme dans trois grades dénommés : Prince de Jérusalem ; Chevalier de la Palestine et Kadoschhomme saint. Ils forment les 8e, 9e et 10e degrés.

On trouve ramassées dans les grades de Saint-Martin les superstitions les plus ridicules; comme les croyances les plus absurdes.

Il a donné en outre plusieurs ouvrages de philosophie mystique; les principaux sont : des Erreurs et de la Vérité, et sa suite ; l'Homme du désir, le Ministère de l'Homme d'Esprit et autres écrits sous le nom du Philosophe inconnu. Il a traduit plusieurs des ouvrages allemands de Boehm, dont les Trois Principes des Sciences divines, l'Aurore naissante, etc.

Il est mort à Aulnay près Paris en 1804 [pour 1803].