1835 france litteraire1835 - Saint-Martin, l'Illuminé par Jules Bruneau

La France littéraire

Tome dix-neuvième

Paris
Bureaux de la France littéraire
20, rue des Grands-Augustins

1835

Nous avons mis des titres entre crochets dans cet article qui est long. Également, lorsque des citations de Louis-Claude de Saint-Martin, nous avons donné les références des chants de l'Homme de Désir.

Nous avons ajouté à l'article de Jules Bruneau (1810-1837), quelques références pour connaître cet auteur décédé à 27 ans : Qui est Jules Bruneau, l'auteur de cet article ?
Le site Philosophe inconnu a publié la partie qui concerne L'Homme de désir.

Cet article a été publié une première fois dans le n° 3 des Cahiers de Saint-Martin en octobre 1980 par Nicole Jacques-Lefèvre. Voir sur le site du Philosophe inconnu, le sommaire de ces Cahiers


Jules Bruneau

Qui est Jules Bruneau, l’auteur de cet article sur Saint-Martin, l’Illuminé ?1839 bibliographie

Une première indication est donnée dans la Bibliographie de la France (13 avril 1839, p. 169) dans laquelle est mentionné :

« À la mémoire de Jules Bruneau, ses amis, 1838 »
Recueil de morceaux en prose de J. Bruneau, sans Notice sur l'auteur. Angers, impr. de Pavie, 1839, in-8.

Cette référence est reprise1846 querard

- Dans La France littéraire ou dictionnaire bibliographique des savants... de Joseph Marie Quérard (1846, p. 4) :

« À la mémoire de Jules Bruneau, ses amis, 1838. » Angers, impr. De Pavie, 1844, in-8° de 144 pages.
Recueil de quelques morceaux en prose de Jules Bruneau. L'un d'eux est sur Mme Récamier. Le volume ne contient aucune notice sur J. Bruneau. »

1857 catalogue general- Par Paul Chéron dans le Catalogue général de la Librairie Française au XIXe siècle (1857, vol.2, p.395) :

« Bruneau (Jules), « À la mémoire de Jules Bruneau, ses amis, 1838 »
Recueil de quelques morceaux en prose de Jules Bruneau, sans Notice sur l’auteur. Angers, impr. De Pavie, 1839, in-8. »

1878 dictionnaire historiqueLe Dictionnaire historique, géographique et biographique de Maine-et-Loire (1878) de Célestin Port donne cette petite biographie (p.527) :

« Bruneau (Pierre-Gabriel - Louis-Jules), né à Varennes-sous-Montsoreau, le 27 février 1810, mort à Saumur le 30 avril 1837, est un de ces jeunes « romantiques, » dont le caractère réservé et la vie rapide ont à peine eu souci d'un souvenir. Des nombreux fragments échappés à sa plume « l'amitié a trouvé le moyen, » en choisissant, de former un Recueil posthume sous ce simple titre A la mémoire de Jules Bruneau, ses amis, 1838 (Angers, Victor Pavie, in-8° de 136 p.), comprenant cinq articles extraits de la Gerbe: Un tableau de Murillo,- Expiation, - L'homme de désir, Mme Récamier, Origène, et des Fragments et pensées diverses. La famille conserve son portrait par Aug. Ménard. »


Voici trois articles qui permettent de mieux connaître cet auteur :

Le 1er de Victor Godard-Faultrier qui fait part à ses petits-enfants de l’origine de sa famille et de sa descendance. C’est à l’occasion de la description d’une branche familiale, Grignon-Bruneau, que l’auteur parle de son cousin germain Jules Bruneau.
Le 2e où Sainte-Beuve se montre généreux et transmet à Madame Récamier l’écrit de Bruneau. On retrouve d’ailleurs Sainte-Beuve dans une de ses lettres inédites parlant de Malebranche en citant un extrait d’un texte de Bruneau.
Le 3e Théodore Pavie (1811-1896), raconte les relations de Bruneau et de son ancêtre

1878 dictionnaire historique1. Victor Godard-Faultrier (1810-1896) Livret de famille et causeries, par un grand-père.  Impr. de Lachèse et Dolbeau (Angers) 1884, pages 106-108 :

« M. Jules Bruneau, décédé célibataire.
Ici je m'arrête, chers enfants, pour mentionner spécialement Jules Bruneau, esprit d'élite, du plus charmant commerce, littérateur plein de promesse auquel il n'a manqué que la santé et une vie plus longue pour laisser des travaux d'une valeur délicate et sérieuse, ainsi qu'il est aisé d'en juger par les pages trop rares que ses amis ont publiées vers 1838 avec cette dédicace : A la mémoire de Jules Bruneau. Elles forment une brochure comprenant cinq articles tirés de la Gerbe : un tableau de Murillo ; Expiation ; l'Homme de désir ; Madame Récamier ; Origène. Si nous étions cousins germains, plus encore nous étions amis. Je garde ses nombreuses lettres en témoignage de notre réciproque affection.
Né à Varennes-sous-Montsoreau, le 27 février 1810, il décédait à Saumur, le 30 avril 1837, d'une maladie de poitrine qui le tourmentait depuis longtemps. Comment l'oublierais-je ? il mourut dans mes bras, lorsque revenant d'achever mon droit à Paris je pris, à son intention, la route d'Orléans plutôt que celle du Mans. Aussi sa bonne mère et Célestine sa charmante sœur me dirent-elles : Il t'attendait pour mourir. [page 107].
Un ami commun l'artiste Alfred Menard, sous le charme de la belle tête de Bruneau, en fit un superbe portrait, que possède son neveu Camille Boutet. Une teinte de mélancolique souffrance régnait sur ses traits et semblait accroître leur délicate finesse. Il était lié d'amitié avec M. Louvet, devenu depuis ministre sous Napoléon III. Ensemble ils aimèrent à philosopher, à parler religion, aussi tous les deux, à plus de quarante années de distance, moururent-ils, après certains doutes dissipés, dans les mêmes sentiments d'amour de Dieu et de son Église.
Jules Bruneau était sourd et à l'occasion de cette infirmité, il lui advint une charmante petite aventure.
M. de Montalembert, je ne sais plus à quelle date, traversant Saumur, pour aller étudier l'église de Cunault, se souvint de Jules Bruneau qu'il connaissait, seulement, de réputation pour en avoir entendu parler comme étant un ami de la jeune école qu'illustra Lacordaire. Il frappe à sa porte, le garçon avertit mon cousin qu'un Monsieur de mine distinguée, mais coiffé d'une casquette de loutre et poudreuse, l'attend au bas de l'escalier. Bruneau et M. de Montalembert ne s'étaient jamais vus ; or, il arriva que M. de Montalembert lui présente une brochure. — Bien, se dit en lui-même Bruneau, c'est cela : un pauvre auteur qui n'en peut mais... et sans hésiter, il tire une pièce de cinq francs.. M. de Montalembert comprend le signe et crie de toute la force de ses poumons : le comte [page 108] de Montalembert ! Bruneau entend et faillit tomber à la renverse.
De ce moment la glace fut rompue et Jules comptait un ami de plus parmi lesquels on distinguait les Boré ses cousins, les deux Pavie, Cosnier (Léon), Jourdain dit Sainte-Foi, l'abbé Jules Morel ; ce dernier ne fut pas sans avoir quelque rapport avec Hippolyte Faultrier qui mourait le 19 mars 1837, dans la même année que Jules Bruneau et aussi d'une maladie de poitrine.

2. Écrits de Sainte-Beuve

1936 La Revue hebdomadaireMême quand rien ne l'y obligeait, Sainte-Beuve savait se déranger ; c'est ainsi qu'un matin il reçut, de son ami Victor Pavie, une brochure hors commerce d'un jeune écrivain mort à l'âge de vingt-sept ans, Jules Bruneau.

Il l'avait rencontré à Paris et s'était intéressé à ce jeune homme atteint de surdité qui partait, un livre à la main, dans la campagne en rêvant. Il venait de mourir, épuisé par la tuberculose, et Victor Pavie avait recueilli sous le titre : A la mémoire de Jules Bruneau, les quelques pages qu'il avait pu retrouver dans ses papiers : récits, pensées et fragments de roman. Or, dans ce volume, il y avait un portrait de Mme Récamier, entièrement imaginé, puisqu'il ne l'avait jamais connue, et qui, en quelques pages, évoquait la reine de l'Abbaye-au-Bois. Sainte-Beuve s'empresse de le lui faire parvenir avec ce petit mot :

« Madame,
« Je reçois ce matin même un petit écrit inédit imprimé pour les amis seulement : j'ai connu le malheureux jeune homme, il était affligé d'une surdité qui le séquestrait du monde, mais pas assez, vous le verrez, pour qu'il n'en pût saisir les douces harmonies. Vous lui pardonnerez quelques inexactitudes de détail pour l'esprit du portrait, car le vôtre y est, Madame.
« Je n'ai pas voulu attendre à cet après-midi pour vous le faire lire.
« Veuillez recevoir, madame, mes humbles et dévoués hommages.
SAINTE-BEUVE. »

dans Lettres inédites à quelques amis (de Sainte-Beuve) par Jean Bonnerot. page 12, publiées dans La Revue hebdomadaire (1er janvier 1936), page 12

1867 Port Royal2 bis. Charles Augustin Sainte-Beuve, Port-Royal, Livre sixième (1867), p. 439, note 1 : au sujet de Mallebranche, Sainte-Beuve note :

C'est après avoir lu ce livre des Entretiens ou celui des Méditations, que l'enthousiasme des jeunes disciples s'exaltait et ne se contenait plus, pour un maître si persuasif et si éloquent dans l'exposé des choses divines. Et même de nos jours, dans le Recueil de Pensées d'un jeune homme intéressant et pur, mort à la fleur de l'âge, je lis cet aveu d'une admiration suave : « Malebranche, admirable dans sa vie, dans sa pensée, et dans sa parole. Idéal ravissant où se retrouve harmonieusement fondu tout ce que la nature morale garde de précieux dans ses trésors. Austérité, doctrine, enthousiasme, amour, simplicité, pureté, le prêtre, le philosophe, le poète, la femme et l'enfant. Qui est plus grand, plus beau et plus doux que Malebranche?» (Pensées de Jules Bruneau, Angers, 1838.) Ce jeune homme était un Éraste venu trop tard.

Cette citation est reprise à l’identique par R.P. Chauvin, M.G. le Bidois dans La littérature française par les critiques contemporains, page 301, note 2 sur Mallebranche.

1887 Victor Pavie3. Théodore Pavie (1811-1896), dans Victor Pavie, sa jeunesse, ses relations littéraires (1887, pages 190-193) raconte les relations de Bruneau et de son ancêtre :

Jules Bruneau, de Saumur, âme d'élite, qu'une surdité précoce et un tempérament maladif rendaient plus délicat encore. Éloigné de toute carrière par son infirmité, Bruneau rêvait dans les gracieuses campagnes des environs de Montsoreau, un livre à la main, à la façon d'un philosophe ; c'est de là que sont datées tant de belles lettres à Victor, écrites avec soin, très étudiées et bien touchantes par le ton de mélancolie [page 191] un peu triste qui en est la note dominante. Nos relations avaient commencé au collège où déjà ses instincts littéraires lui valaient le surnom de poète. Cependant il n'a point laissé de vers, que je sache. Dans une courte notice sur lui, M. C. Port dit : « Il est un de ces jeunes romantiques dont le caractère réservé et la vie rapide ont eu à peine souci d'un souvenir. Des nombreux fragments échappés à sa plume, l'amitié a trouvé le moyen de choisir, de former un recueil posthume, sous ce simple titre : Hommage à la mémoire de Jules Bruneau. » Il n'avait que 27 ans quand il mourut de la maladie de poitrine dont il était atteint. Ses écrits se distinguent par un style châtié, par la profondeur des pensées et le choix des sujets toujours élevés. Cet hommage à sa mémoire était dû à Victor qui appréciait beaucoup sa nature essentiellement fine et sa manière originale de voir les choses et de les exprimer. Bruneau était croyant ; à mesure qu'il voyait la mort approcher, il se préparait avec plus de soin à paraître devant Dieu.

Nous en trouvons la preuve dans cette lettre à Victor, écrite un mois avant sa mort et qui fait penser à une pâle lumière prête à s'éteindre.

« Saumur. 22 mars 1837.
« J'ai mille grâces à te rendre, mon ami, de m'avoir mis à même de serrer ta main ; dans l'absence de [page 192] ceux qui s'intéressent à moi, objet tout au plus d'une oisive pitié de la part de ceux qui passent et repassent, j'étais seul, tout seul ! Merci à toi, à l'excellent Nerbonne, à Louvet encore qui m'a entouré et m'entoure sans cesse d'une si active sollicitude ! Je regrette de n'avoir rien de nouveau à t'apprendre sur notre santé. Ma pauvre mère surtout souffre cruellement de la recrudescence du froid.
« J'ai un nouveau service à te demander, je désirerais que tu me fisses l'achat d'un de ces très petits crucifix en métal, comme j'en ai vu chez toi... Voici un autre point très essentiel, je souhaiterais que ce crucifix fût béni, consacré selon l'usage ; je te saurai gré surtout de ce dernier soin.
« Adieu, si ce n'est plus le temps des longues lettres, c'est toujours celui d'une chaude amitié,
« Ton dévoué,
« J. BRUNEAU. (1) »

Ce petit livre imprimé par Victor en souvenir de Bruneau, fut remis par moi à [page 193] Sainte-Beuve. Il répondit, dans une lettre du 23 novembre 1838 :

« Merci du Bruneau et des pages manuscrites qui y sont jointes. Je voudrais bien en faire quelque chose et j'y aviserai. J'ai fait lire à Madame Récamier cette lettre imprévue et riante sortie d'un tombeau ; elle y a été sensible et ce pauvre Bruneau aurait été heureux de sa grâce reconnaissante... »

Un portrait de J. Bruneau par Alfred-Ménard nous amène à parler de cet artiste incomplet qui après avoir étudié dans l'atelier de Gros où se conservaient les traditions de la grande peinture et au coloris, et copié avec talent des tableaux de diverses écoles pour ses amis, tomba dans le mysticisme par le découragement et dans l'impuissance à force de chercher la simplicité naïve des préraphaélites. Il a laissé quelques portraits parfaits d'exécution et de ressemblance.

1. Qu'il nous soit permis de joindre à cette lettre défaillante, celle de V. Godard, son parent, en nous annonçant sa mort.

« Saumur, 30 avril. 1837.
« Mon cher Victor, mon cher Théodore,
« Ces cheveux noirs vous annoncent la perte que nous venons de faire : notre ami Bruneau qui peut maintenant s'appeler notre bon ange gardien, est décédé aujourd'hui à quatre heures du matin ; cette lettre est écrite au chevet de son lit, car dans des tristesses si grandes, il m'a été donné la consolation de le voir mourir, si c'est mourir toutefois que de vivre en Dieu... Oui, s'il y a une mort qui promette la vie, c'est assurément la sienne. Comme il pressait sur son cœur le crucifix avec amour, avec la tendresse que vous lui savez !... Je voyais son corps affaibli par tant de souffrances disparaître sous le travail de l'ensevelisseur, et dans quelle douce et pénible situation je me sentais en apercevant les coutures qui montaient, montaient toujours, me dérobant peu à peu quelque partie de lui-même... Déjà elles atteignaient la tête, quand il me vint en pensée de lui couper quelques mèches de cheveux, et la tête disparut à tout jamais de ce monde. Je remarquai que, en ce moment, malgré la pluie et le vent, les petits oiseaux chantaient à ses croisées...
« Tout à vous,
« V. GODARD. »


Saint-Martin l'Illuminé 

[Présentation]

1835 BruneauEn parcourant les publications périodiques où l'on s'occupe encore de matières philosophiques, il n'est personne qui n'ait dû rencontrer le nom de Saint-Martin, autrement dit Saint-Martin l’illuminé ou le Philosophe inconnu. Ce nom revient, en effet, assez dans les travaux critiques de la science contemporaine ; mais toutes les fois qu'il se présente, c'est avec un caractère si marqué de vague et de mystère, que le sentiment de curiosité qu'il peut soulever d'abord, s'affaisse et retombe presque aussitôt, comme dans l'impuissance absolue de se satisfaire. Quel est donc pourtant cet homme, dont les uns cherchent à s'étayer, que les autres s'attachent à combattre comme un antagoniste redoutable, et dont en définitive si peu de personnes ont le secret ? Saint-Martin n'est point Allemand d'origine, comme plusieurs l'ont pensé : il est né au centre même de la France, à Amboise, sur les bords de la Loire. Et, à ce propos, je ne crois pas inutile [page 258] de faire remarquer que ce beau bassin de la Loire, dont on a tant de fois dénoncé la stérilité en fait d'art et de poésie, a été de toutes les provinces de la France la plus féconde en philosophes et en penseurs distingués, il suffit de citer Jean Bodin, Rabelais, Volney, Saint-Martin, Delaforge et Descartes, le plus renommé de tous. Mais ce qui n'est pas moins digne d'attention, c'est que chacun de ces penseurs a fait paraître dans mille endroits de ses ouvrages un tour d'imagination vif et poétique, qui n'accuse peut-être pas moins de virilité intérieure que la plus mûre et la plus exercée de ses facultés philosophiques. Si donc, comme l'a dit M. Ballanche, et comme je suis assez disposé à le croire, l’art est la véritable couronne des peuples, l'Anjou, l'Orléanais, ni la Touraine, ne seront point inhabiles à cette pure et inviolable royauté, ces provinces aussi peuvent présenter leurs poètes. Mais je reviens à Saint-Martin, et à Saint-Martin philosophe.

Quelle singulière destinée que celle de cet écrivain ! contemporain de la dernière moitié du dernier siècle, et nageant pour ainsi dire en plein sensualisme, au lieu de se laisser aller, comme tant d'autres, au courant facile du siècle, il se met résolument à le remonter. Vainement voit-il passer à l'ennemi les intelligences les plus hautes, les caractères les plus droits, et à leur exemple, des classes entières de la société, l'ardent théosophe s'en afflige, mais il n'en est point ébranlé. Il a épousé le spiritualisme d'une étreinte chaste et passionnée ; cette union n'est pas de celles que puisse rompre l'absence d'encouragement et d'éloges. Quand l'enthousiasme paraît se suffire à lui-même, ce n'est pas qu'il se repaisse, à l'écart, d'indifférence et d'égoïsme ; c'est qu'il garde et nourrit dans son propre fonds, l'espoir vif et flatteur de voir ses doctrines chéries prendre l'essor à leur tour. Certain de [page 259] l'avenir, il attend : ainsi, sans doute, de Saint-Martin. Fermement persuadé que les générations repasseraient tôt ou tard par la voie antique du mysticisme, il travaillait sans relâche à l'élargir et à l'orner. Pendant le cours d'une assez longue vie, nuls efforts ne lui ont coûté pour parfaire l'illustration de sa doctrine : on pourrait même lui reprocher d'être allé quelquefois puiser à des sources peu limpides, témoin son initiation toute volontaire à la société secrète dite des Illuminés. [1] — Comme Saint-Martin possédait au plus haut degré le don d'écrire vite en écrivant bien, ses écrits se succédaient à de courts intervalles ; mais par une singularité très défavorable à la diffusion de ses opinions, singularité que l'extrême modestie de son caractère n'expliquerait pas encore suffisamment, tous ces ouvrages ne paraissaient point en France [2] il n'y attachait pas son nom ; il les laissait aller avec une sorte d'insouciance sous ce titre, au moins étrange : Par un Philosophe inconnu. Peut-être faut-il attribuer ces bizarreries de publication à la position dépendante qu'il s'était donnée par son affiliation à une société secrète ; il serait même difficile de se rendre compte autrement de l'obscurité presque absolue qui couvre un assez grand nombre de ses pages. Quoi qu'il en soit, notre philosophe s'enleva ainsi, du moins pour un temps, toutes les chances qu'il pouvait avoir d'un succès sûr et légitime ; ses ouvrages eurent peu ou point de retentissement dans le public non initié : et ce serait assurément en vain qu'on chercherait son nom parmi ceux que la coterie dominante de l'époque crut devoir, dans l'intérêt de sa cause attaquée, stigmatiser de son sarcasme intolérant.

1. Louis-Claude de Saint-Martin n’a jamais fait partie de la société secrète dite des Illuminés ! Il a appartenu à partir de 1766 à l’Ordre des chevaliers maçons élus coën de l’univers, en abrégé Ordre des élus coën. Lors de son passage à Lyon en 1785, il a été coopté par Jean-Baptiste Willermoz au Régime Écossais Rectifié, pour pouvoir participer aux réunions de la Loge élue et chérie de la Bienveillance. (voir : L’Agent inconnu) Il demandera en 1790 d’être désinscrit de ce régime :

« Je le [Jean-Baptiste Willermoz] prie de présenter et de faire admettre ma démission de ma place dans l'ordre intérieur [du RER] et de vouloir bien me faire rayer de tous les registres et listes maçonniques où j'ay pu être inscrit depuis 1785. Mes occupations ne me permettant pas de suivre désormais cette carrière. Je ne le fatiguerai pas par un plus ample détail des raisons qui me déterminent. Il sçait bien qu'en ôtant mon nom de dessus des registres il ne se fera aucun tort puisque je ne lui suis bon à rien. Il sçait d'ailleurs  que mon esprit n'y a jamais été inscrit, or ce n'est pas être liés que de ne l'être qu'en figure. »1808 homme desir londres
« Lettre de Saint-Martin à Antoine Willermoz » : Strasbourg le 4 juillet 1790. Papus, L’illuminisme en France 1771 - 1803. Louis-Claude de Saint-Martin. Paris, 1902, pages 207-208.

2. Les ouvrages parus du vivant de Saint-Martin sont tous paru en France. Seuls, les deux premiers ont été édités à « Édimbourg ; » mais il s’agit en fait de Lyon. Il s’agit Des Erreurs et de la vérité (1775 et 1782) et du Tableau naturel des rapports qui existent entre Dieu, l'homme et l'univers (1782). Voici la liste des autres ouvrages, la date et le lieu d’édition :

Homme de désir 1790 Lyon; 1802 Metz
Le Nouvel Homme, 1796 Paris
Éclair sur l'association humaine, 1797 Paris
Le ministère de l'homme-esprit, 1802 Paris
De l'esprit des choses, 1802 Paris.
Œuvres posthumes, 2 vol. 1807 Tours

Notons qu'une réédition de l'Homme de désir a eu lieu en 1808 à Londres.

 

[De l'indifférence]

Objet d'une indifférence si profonde pour la génération frivole qu'il avait voulu enseigner, on pense bien pourtant que, malgré leur sérieux, la révolution et l'empire [page 260] ne lui furent pas plus favorables. Ces deux époques, à tant d'égards si éminemment créatrices, ne trouvaient rien de mieux, sous d'autres rapports, que de continuer le régime qu'elles avaient si rudement dépossédé. Pour atteindre à certaines notions transcendantes de la Divinité, de l’âme ou du monde, il ne suffit pas à une époque d'être intelligente et hardie, il faut encore qu'elle réunisse en elle des conditions de foi, de spiritualité, de liberté, dont l'expérience a trop souvent fait signaler l'absence dans les révolutions des peuples, et leurs grands mouvements militaires. Ces conditions essentielles, on doit l'avouer, ne manquèrent pas à la Restauration : mais, pendant sa première période, elle les posséda mélangées de beaucoup d'éléments impurs, et dans la seconde, elle ne sut les développer parfaitement. Sa philosophie était timide. L'éclectisme voulait bien prendre des ailes pour ne pas ressembler à la doctrine qu'il venait de ruiner, mais ces ailes ne lui ont jamais servi à dépasser l'horizon de la terre ; jamais il ne leur demanda de l'emporter aux régions claires et sereines où le Verbe se produit sans emblème ni symbole. Avec si peu d'audace et de si chétifs moyens, l'éclectisme doit craindre d'aborder Saint-Martin, et doit encore moins le comprendre ; lisez l'histoire critique de M. Damiron, l'un de ses représentants les plus distingués : après quelques phrases bien vagues et bien diffuses, entremêlées çà et là de citations étrangères plus longues que son propre texte, il termine brusquement son travail, comme pressé de sortir d'un pas dangereux : il est évident qu'il ne comprend pas, ou du moins qu'il ne voit dans tout cela que les visions plus ou moins brillantes, plus ou moins poétiques, d'un cerveau échauffé. Un poète, voilà ce qu'est Saint-Martin pour lui ; et cette opinion qu'il ne prend même pas la peine de formuler logiquement, devient sur sa parole [page 261] l'opinion de tous ceux qui peuvent balbutier un peu de métaphysique. Mais qu'une intelligence plus élevée, qu'un homme bien plus digne de comprendre le théosophe français, que M. Cousin, par exemple, dans un de ces moments d'involontaire enthousiasme où tout semble facile, même l’impartialité philosophique, laisse tomber du haut de sa chaire un éloge de ce génie ; qu'il proclame devant tous que l'éternelle doctrine du mysticisme n'avait jamais été présentée avec autant de profondeur et de plénitude : pensez-vous que ce témoignage de conviction et de justice aura été recueilli avec intérêt, quelque curiosité du moins ? Hélas ! pas le moins du monde. Comme auparavant, Saint-Martin restera la propriété cachée, et pour ainsi dire indivise, de quelques admirateurs passionnés ; et ceux-ci, contents de savourer leur auteur à l'écart, ne sembleront même pas sentir le besoin de le faire connaître aux autres ; cette manière de voir et d'agir m'a toujours paru très blâmable. Je sais tout ce qu'il y a d'attraits, pour le lecteur aimant et recueilli, à se pénétrer en silence d'une belle production dont lui seul a le secret : là, comme pour d'autres voluptés, la jouissance emprunte un charme de plus au mystère, à la solitude, au sentiment de la possession absolue ; mais remarquez bien qu'il y a en ceci de l'égoïsme, et j'ai toujours cru, probablement avec raison, que cet ingrédient moral était de mauvaise mise partout. Mieux vaut agir et parler en pareil cas, comme autrefois la jeune fille de Nachor, quand elle fut rencontrée à la fontaine ; Je vous donnerai à boire , seigneur, et j'abreuverai aussi vos chameaux.

[De l’étude (oubliée) de Saint-Martin

Voilà donc quatre générations passées sans que le nom de Saint-Martin ait reçu la consécration publique qui lui était due à tant de titres ! doit-il mieux attendre de la génération qui commence ? Celle-ci lui accordera-t-elle ce [page 262] que l'indifférence ignorante ou dédaigneuse des autres lui a si durement dénié ? C'est ce qu'il serait sans doute téméraire d'affirmer. Cependant on a déjà pu saisir des symptômes favorables : le goût des hautes études s'est réveillé ; on se porte d'une curiosité vivace et sûrement féconde vers les questions mystérieuses que notre auteur a soulevées. Peut-être même, pour le mettre tout d'un coup en vive lumière, n'est-il besoin que d'un manifeste éloquemment sympathique. Ce manifeste viendra, nous l'espérons : il est attendu, il est nécessaire. Comme pourtant ce n'est là qu'une espérance, et que celle-ci peut être déçue ainsi que l'ont été tant d'autres, j'ai cru qu'en l'absence de travaux plus complets, une analyse succincte, mais aussi claire, aussi exacte que possible, de l'un des principaux ouvrages de Saint-Martin, pourrait avoir l'heureuse fortune d'inspirer à quelques jeunes gens le désir d'étudier cet auteur ; et cette idée, si vague, si vaporeuse qu'elle fût, m'a déterminé à écrire. Une analyse, voilà tout mon objet : c'est dire en même temps que je m'abstiendrai de toute réflexion sur les questions qui vont passer successivement sous mes yeux. Si je n'avais pas de bonnes raisons pour cela, je saurais encore me rappeler qu'il n'est pas de moyen plus certain de gâter une cause que d'en prôner l'excellence outre mesure ; et c'est ce qui m'arriverait infailliblement, si je m'arrêtais trop longtemps sur Saint-Martin.

De tous les ouvrages de Saint-Martin, le plus grave, le plus profond, celui qui présente la pensée du philosophe conduite à son dernier développement, c'est le livre intitulé : Des erreurs et de la Vérité. Ce n'est pourtant pas celui dont je parlerai. En se faisant voir tel qu'il est, enseignant les ténèbres avec la lumière, avec la vérité simple et pure d'étranges et trompeuses subtilités, il aurait [page 263] l’inconvénient d'effaroucher dès l'abord le lecteur scrupuleux ou prévenu. Il serait d'ailleurs peu logique de donner le dernier mot d'une doctrine aussi compliquée, à celui que de précédentes initiations n'auraient pas amené de degré en degré, à l'endroit où tout voile obscur doit tomber devant les yeux de l'adepte.


[De l’Homme de Désir]1790 homme desir

En choisissant l’Homme de Désir, toutes ces difficultés disparaissent. Outre que, dans ce livre, l’auteur va serrant d'assez près les opinions reçues, j'ai pensé qu'en le composant il avait eu l'idée d'en faire une sorte d'introduction à l'étude de ses autres ouvrages. Si l'introduction présente ici un caractère particulier, si elle affecte spécialement la forme et l'inspiration lyriques, c'est que tout cela découle naturellement d'un fonds d'idées commun aux auteurs mystiques. Saint-Martin connaissait à fond le monde de la Bible : il devait aimer à réfléchir dans ses ouvrages les formes qui, par leur structure ou leur couleur antiques, rentraient dans ces époques primitives où sa pensée était venue souvent se poser. Or, dans les livres saints, avant que l'auteur arrive à son objet, il y a toujours le prélude, l'ouverture, le cantique ; même quand s'éveille le prophète, quand l’anathème s'élance tout armé de sa bouche, on ne voit pas la parole de colère déroger à la loi commune : une obscure particule conjonctive vient la lier à un chaînon primitif non apparent.

L'Homme de Désir sera donc pour nous l'hymne, le prélude, l'ouverture ; mieux encore, il sera ce qu'est la façade symbolique en avant du temple chrétien, il sera la page efflorescente et lumineuse qui fait embrasser tout d'abord l'ensemble des mystères que la vieille église développe solennellement sous ses voûtes : voilà bien, ce me semble, une introduction véritable. J'arrive à l’Homme de Désir.

[De la chute]

À l'heure de la création, l'homme avait été créé pour [page 264] la vie : sa nature subtile, immatérielle, indécomposable, se jouait avec toute la sécurité de l'innocence dans les merveilles d'un univers subtil, immatériel, indécomposable comme lui. L'homme était heureux et d'autant plus heureux qu'il était libre : car pour peu qu'on veuille y réfléchir, une félicité à laquelle on serait comme enchaîné, ne tarderait pas à devenir lourde, gênante, et à la fin insupportable. C'est par cette raison qu'au foyer même de l'éternelle béatitude, les anges ont été créés libres devant Dieu, et que leurs genoux ne s'assouplissent que par la suggestion intérieure de l'amour.

L'homme, dans un degré plus bas de l'échelle de la création, offrait aussi en lui-même ce tableau à la fois si extraordinaire et si logique de la liberté dans la félicité. Mais, un jour, le jeu mouvant et compliqué de cette liberté lui devint fatal : il s'embarrassa dans ses rouages ; il s'en retira meurtri, blessé, frappé à mort. Voilà ce crime primitif, ce péché originel devant lequel toute raison humaine recule épouvantée, et dont il faut pourtant bien admettre l'existence, puisque la sonde l'a rencontré au fond de toutes les traditions, puisque toutes nos institutions sociales, nos gouvernements, nos lois, nos armées, ont pour but une œuvre de restauration. — Mais ce crime, quel était-il ? Si l'on peut juger de la nature de la plaie par celle du baume que le médecin emploie pour la guérir, il y eut de la part du coupable, division, amour de soi. Division ! amour de soi ! crimes énormes, crimes sociaux, s'il en est qui méritent ce nom ! car tous les deux amènent la perte de l'unité ; le premier, en la brisant violemment ; le second, en lui substituant une unité vicieuse et mensongère. Alors commence la punition de l'homme. Son enveloppe corporelle se détend et s'extraligne : l'univers qui fait sa demeure va s'extralignant [page 265] en même temps que lui ; et cette loi de mort qu'il a suscitée, parcourant en tous sens, et avec une vitesse prodigieuse, l’air immense des mondes, il n'est pas d'atome si lointain, se balançant sans emploi aux confins de la création, qui ne se voie enveloppé d'ombre et de matière.

[De l’âme]

Ce n'est pas tout. Cette âme formée à l'image de Dieu, et qui ne peut suivre le corps dans sa ruine, elle subsistera, mais pour son propre supplice. Faite pour la vérité, et pour elle seulement, elle se consumera ici-bas dans une recherche incessante et vaine de ce bien ; et lorsque, sur le seuil d'une autre vie, il lui sera donné de l'envisager un moment, ce sera pour avoir à regretter éternellement sa présence : tel est l'anathème prononcé. L'homme et l'univers ayant ainsi corrompu leurs voies, toute la création inférieure qu'ils composaient ne se trouvait plus dans le plan de Dieu. II fallait ou qu'elle rentrât dans le néant pour faire place à une nouvelle émanation de la Toute-Puissance, ou que par un moyen quelconque , elle revînt à sa condition première de vertu et d'immatérialité. C'est à ce dernier parti que, selon les lois primordiales et naturelles de l'amour, devait s'arrêter celui qui ne frappe jamais que pour guérir.

[De l’expiation]

L'homme sera donc rappelé à sa destination primitive, moyennant l'expiation. Mais quel genre d'expiation peut effacer un acte par lequel la créature s'était élevée directement et centralement contre Dieu, et quelle raison dépenser que l'homme déchu et embarrassé dans des liens si forts, puisse refaire ce qu'avait pu briser l'homme immatériel et tout récemment sorti des mains de Dieu ? aussi, n'est-ce point l'homme qui accomplira ce travail, ou pour parler plus exactement, il n'y remplira que le rôle indirect et passif qui, en tout temps, convient à son indignité et à sa faiblesse. Placé sous le sang de la victime, il devra la [page 266] recueillir et s'en laver ; puis, le sacrifice achevé, faire germer en lui jusqu'à maturité parfaite les semences de sa justification.

[Emmanuel]

La victime de l'expiation, la pierre angulaire de la régénération, c'est Emmanuel, le Verbe de Dieu. Le Verbe avait créé l'univers et les êtres pensants, mais l'œuvre de la renaissance de l'homme est d'un ordre bien supérieur à la création : dans celle-ci, il suffisait que la parole développât ses puissances, et ce développement, cette diffusion expansive est la véritable loi qui lui est propre : pour régénérer l'homme, il faut qu'elle les concentre, il faut qu'elle s'anéantisse et se suspende, pour ainsi dire, elle-même. — Au temps marqué pour ce labeur immense, le Rédempteur paraît. Il parle d'abord, il enseigne ; mais la parole vivante ne se produisant cette fois que sous l'écorce grossière qu'elle a dû revêtir dans ce monde des corps, ses accents subjuguent peu d'esprits. Un nombreux miracle s'opère, le miracle, de toutes les formes de la parole, la plus vive et la plus saisissante ; mais les yeux, depuis tant d'années fermés à la lumière, n'en connaissent plus la couleur ni les effets ; les apôtres eux-mêmes ne peuvent percer le sens des symboles ; on les voit se méprendre grossièrement sur l'éblouissante vision du Thabor. Quand Jésus se transfigura sur la montagne, ce ne fut pas pour donner un témoignage de plus de sa mission divine, ce fut pour développer dans toute sa nature le germe de l'homme primitif. Si les hommes n'eussent pas été aussi profondément enfoncés dans leurs ténèbres, si Pierre, Jacques et Jean, qui en étaient l'élite, et qui résumaient l'humanité tout entière en ce moment, eussent pu s'élever jusqu'à l'intelligence du merveilleux tableau, cette forme glorieuse serait restée dans sa splendeur, et elle aurait relevé l'homme par la seule force de son attraction. Mais il n'en fut point ainsi : Pierre, [page 267] Jacques et Jean furent aveugles comme aurait pu l’être le plus humble de leurs frères, et le Calvaire sanglant dut remplacer le Thabor.

Voilà que l'esprit des disputes vous pousse, et vous demandez comment il se peut faire qu'après l'accomplissement d'un sacrifice où la victime a été Dieu lui-même, l'homme se trouve toujours être donné en proie à tant et à de si grandes misères. Écoutez ceci : L'homme est régénéré, mais il n'est pas encore réintégré ; l'homme est réhabilité, mais il n'est pas encore glorifié. Descendu dans la région du temps, il faut qu'il subisse la loi du temps, jusqu'à l'extinction du temps. Écoutez encore : Par le crime primitif, le pendule avait été mis en mouvement pour l'éternité. Malgré toute l'industrie de l’homme, nul effort jusqu'à la mission volontaire du Réparateur, n'avait pu rompre l'effrayante parité de ses oscillations. Le Réparateur n'a pas arrêté l'action du pendule, mais il l'a rappelée aux lois ordinaires qui la régissent. De ce moment les oscillations du pendule purent diminuer par progression.

[Grand-Prêtre sur les mondes]

Maintenant que l'homme a renouvelé son alliance avec Dieu, quel usage fera-t-il de ses forces et de sa dextérité ? Quand l'oiseau des champs a été mouillé par l'orage, vous le voyez, aussitôt le calme revenu, se chauffer aux rayons du soleil, secouer la boue qui salit ses pieds, et lisser la ouate fatiguée de ses ailes. L'homme aussi a quelque chose à refaire après la pluie, c'est sa propre nature qu'il a si étrangement défigurée, c'est cette nature extérieure qui l'a suivi dans sa chute et dans son châtiment, parce qu'elle était solidaire de lui et de ses œuvres. Vous savez ce qu'est le point central dans la plus simple et la plus sublime des figures ! L'homme est le point central dans l'univers : tout part de lui et tout y ramène. Son autorité s'étend sur l'air, sur le son, sur la lumière , sur [page 268] les ténèbres. Seul canal par où la vérité puisse pénétrer ici-bas, si c'est par sa faute que le niveau a été déplacé, c'est aussi par lui qu'il doit être rétabli ; car Dieu, pour parler comme notre auteur, l'a constitué Grand-Prêtre sur les mondes. — Après la chute, tout suivait une loi inverse : tout allait en dérivant, en descendant, en fléchissant ; aujourd'hui tout doit tendre vers l'unité qui siège sur les hauts lieux, et la voie la plus courte, la plus directe vers l'unité, c'est la prière.

[De la prière]

La prière s'élève sur différentes ailes, selon les besoins du moment. Il y a la prière orale, la prière silencieuse et concentrée, la prière commune, la prière action : toute prière est action dans son essence, mais celle-là surtout mérite ce nom qui s'agite et se multiplie dans le monde. La prière doit être une passion, un fanatisme : Elle doit embrasser l'univers d'un cercle non interrompu. Que si vous sentez votre cœur sec et aride au-dedans de vous, ne vous découragez pas : c'est le tourment ordinaire de tout noviciat ; une pratique suivie vous la rendra facile, naturelle, abondante ; comme les corps graves, elle a sa loi intérieure d'accélération continue. Que si, au contraire, la joie vous arrive en priant, recevez-la comme une hôtesse amie ; ouvrez toutes vos portes, toutes vos issues, goûtez-la, respirez-la avec recueillement : la joie pure et sereine, la joie de la prière, c'est l'arôme de parfaite senteur que le Seigneur a laissé dans le monde en passant. — Mais que l'orgueil ne vienne pas vous saisir dans l'atmosphère raréfiée où la joie vous a emporté : votre chute serait lourde, pleine de périls, et probablement mortelle. En vous enivrant ainsi, vous oublieriez que votre mission sur la terre est sur toutes choses une mission de larmes, et que rien, pas même une faveur du ciel, ne doit vous en détourner. Vous avez une dette à satisfaire, [page 269] vous devez des larmes : il faut vous acquitter. Pleurez pour vous d'abord., car vous n'aurez jamais que trop de péchés amassés sur votre tête. Pleurez pour vos frères vivants, car quel que soit le tourbillon qui les emporte, une charité impérieuse, exigeante, doit toujours vous solliciter pour eux. Pleurez pour vos frères mort , car la pierre du tombeau ne pèse point sur l'esprit comme sur les os ; et aujourd'hui comme pendant leur vie, vous êtes responsable du sang de leurs âmes. Ainsi, pour vous, pour les vivants, pour les morts, vous pleurerez ; mais je vous dirai encore : Pleurez pour Dieu, n'avez-vous pas chargé Jésus depuis le ventre de votre mère, et tout fardeau injuste ne doit-il pas être déplacé ? Quand plusieurs âmes se réunissent, même pour la douleur, il y a dans leur frottement, dans leur action réciproque, dans leur communion intime, une sorte de magnétisme moral qui allège et dilate le cœur. Or Dieu, que nous avons chargé de nos fautes, Dieu, dont nous avons comprimé l'amour, peut être allégé , dilaté ainsi. Priez donc aussi pour Dieu.

Ainsi marche l'œuvre selon sa pente naturelle ; mais prenez garde encore, écartez toute fausse sécurité. Les plus hautes colonnes du temple ont failli : combien ne devez-vous pas trembler dans votre faiblesse ! Voici que sur le seuil de la lumière, les ténèbres vous gardent une dernière épreuve, une épreuve plus forte que toutes les autres. Un homme viendra sur la terre, qui, le ciel sur les lèvres, mais l'enfer dans son cœur, cherchera à vous prendre à l'appât toujours dangereux de la vérité ; il parlera comme les prophètes, mieux que les prophètes : du moins on en jugera ainsi. Comme les poussins se rangent sous la poule, comme les enfants se serrent auprès de leur mère, les peuples se rangeront sous lui et autour de lui. Il partagera son manteau aux quatre coins de la terre, [page 270] et le prêtre, et le juge et le guerrier, ne voudront plus d'autre vêtement que son manteau. C'est dans ce jour qu'il faut veiller, c'est aujourd'hui qu'il faut combattre ! rassemblez toutes vos forces, hommes de désir, allumez tous vos flambeaux ! Vous avez vu comme les grues, pour mieux fendre le vent dans leurs courses lointaines, s'assemblent et s'épaississent en nombreux bataillons ? faites comme ces oiseaux du ciel : unissez-vous à vos frères ; élevez, groupez, étagez un long amas de forces vives où puisse se rompre la force de l'ennemi. Cette épreuve passée, tout vous est aisé, tout vous est possible. Ne sauriez-vous donc veiller et prier un moment ? — Mais déjà le péril est passé : l'homme de désir est resté debout sur les débris épars des générations abusées. Que la couronne s'apprête pour le vainqueur ! que l'hymne du triomphe remplisse de ses mille voix le ciel qu'il a conquis, la terre qu'il a pacifiée, l'enfer dont il a terrassé les puissances ! En ce moment l'œuvre s'achève : la forme s'abaisse de toutes parts et laisse flotter à nu les essences primitives, l'homme qui vient de revêtir le vêtement enflammé du Thabor, se promène dans une terre fraîche, immatérielle, indécomposable, telle qu'était sa demeure au commencement. Mais déjà ce lieu n'est plus digne de lui ; une nouvelle patrie lui est acquise ; le ciel si longtemps fermé entr'ouvre à ses yeux et à ses pas l'azur sans fin de ses pavillons ;, et la terre qu'il abandonne, emportée par un souffle léger, va s'ajouter à la chaîne incommensurable des mondes.

[La création de l'âme]

Dans cette trame déjà si splendide par elle-même, l'auteur introduit des solutions plus ou moins exactes, mais toutes marquées au coin d'une vive originalité, des points les plus controversés de la métaphysique et de la morale. Chacune de ces questions, par son importance, {page 271] demanderait un examen particulier ; mais comme la plupart  d'entr'elles sont déjà tombées dans le domaine commun, je crois inutile de m'y arrêter ici. Je ferai pourtant exception pour le morceau sur la création de l'âme : non que cette question me semble précisément plus grave que les autres, mais parce qu'elle est présentée par l'auteur sous un point de vue tout particulier. Ici l'audace de pensée, la puissance d'exploration, passe tout ce qu'on a vu jusqu'à présent. S'il consulte encore !a tradition, la voix qui lui répond est si faible, si tenue, si fugitive, qu'on ne saurait guère l'entendre qu'en appuyant son oreille sur terre. Quoi qu'il en soit, —orthodoxe ou non, —voilà cette doctrine : Quand un homme paraît sur le seuil de ce monde avec sa double nature, d'où vient-il ? Son corps vient du sein de la mère où il a reçu, pendant neuf mois, sa substance et sa forme ;; — et son âme ?.. Ici se rencontre une immense difficulté. Direz-vous qu'elle a tiré sa vie de l'âme du père ? mais vous oubliez qu’il n'y a qu'un seul être qui puisse donner la vie immortelle et impérissable. Direz-vous que Dieu l'a fait naître dans le moment où l'époux et l'épouse accomplissaient la loi grossière de leur reproduction matérielle ? tous les sentiments de l'homme se soulèvent à cette opinion. Ces difficultés conduisent à classer les âmes humaines dans un lieu d'attente où elles vivent une première enfance, antérieure à celle de la terre et qu'elles peuvent quitter à leur tour, pour s'incorporer. Cette première enfance de l'homme est une croissance, parce qu’elle est un présent divin ; la seconde enfance est une dégénération, parce qu’elle est l'ouvrage de l’homme [Homme de désir, § 97]. Si nous ne nous souvenons pas d'une vie antérieure, si notre esprit ne peut rien nous apprendre à cet égard, c'est que notre esprit s'est obscurci en descendant sur ce théâtre d'expiation ; il a subi le froid contact de la matière ; et [page 272] vous le savez, la matière est le tombeau, la borne et les ténèbres de l'esprit. [Homme de désir, § 91]

[De la philosophie dominante ]

Une partie non moins remarquable de l'homme de désir, et qu'il faut d'autant moins passer sous silence qu'on pourrait reprocher à notre auteur de trop perdre la terre de vue ; c'est celle où il attaque la philosophie dominante de son temps. —Que font-ils ? et quel est l'accès de folie qui les pousse dans une route tortueuse et mouvante ? ils n'ont voulu voir que la matière, ou du moins, ils ont voulu tout voir dans la matière. Confondant l'œuvre de l'esprit avec l'œuvre de la matière, ils ont oublié que la première raison des choses produites était double, et que deux était la cause de toute génération ; de là, la négation de Dieu, de l'ange, de l'âme humaine, de tout ce qui est esprit ; et toutes les erreurs détestables que peut enfanter un principe aussi erroné. Ils s'applaudissent des progrès de ce qu'ils appellent les sciences exactes et naturelles. Oui, ils ont compté dans la nature des plantes, des animaux, des étoiles qui n'avaient pas existé pour leurs pères ; mais quel fruit leur reviendra-t-il enfin, de feuilleter sans cesse la page extérieure du livre, tandis que l'enseignement intérieur serait si profitable et si beau ? Oui, leurs travaux surajoutés à ceux des siècles passés ont fait découvrir une infinité de puissances au nombre, mais ces puissances sont mortes, et l'existence des puissances vivantes n'a pas même été soupçonnée par eux. Et maintenant qu'ont-ils fait dans le domaine de l'esprit ? hélas! des ruines partout ! — des ruines ou des monstres ! Dieu, l'idée-mère par excellence, est détrôné par le néant, idée négative et impuissante. L'âme, dépouillée de son nom antique et charmant, est condamnée à s'éteindre avec le corps, sous le nom métaphysique et pédantesque de principe vital, principe pensant. —

[De la morale]

C'est à tort qu'on a donné jusqu'à ce [page 273] jour, pour fondement à la morale, l'amour de Dieu et la charité fraternelle ; l'intérêt, bien entendu, est cette base : toute autre serait le fruit de la superstition ou du mensonge. C'est à tort qu'on a cru jusqu'à ce jour, qu'une loi politique et religieuse ne pouvait être supérieure à l’homme qu'autant qu'elle tiendrait de plus haut que lui : c'est lui-même qui fera la loi, et sa volonté sera vérité et justice. — En histoire, même audace ignorante et ruineuse. Pour faire mentir les traditions, ils reculent indéfiniment la grande ère primitive : on dirait que le puits des siècles est ouvert sous leur main, et qu'à l'image du Créateur, ils peuvent y puiser sans le tarir. Les langues ne sont pour eux qu'un agrégat, les langues, l’expression et le fruit de la vie même [Homme de désir, § 7]. Au lieu de voir dans la mythologie ce qu'elle est en effet, une dégénération, une putréfaction, ils en font un vaste symbolisme où les principaux objets de la nature se présentent à l'adoration stupide des hommes, sous un nom brillant de Dieu ou de Déesse. Que dirai-je du profond degré d'abaissement où ils ont fait descendre les arts ? Tant que le goût fut puisé aux sources savoureuses du principe, le goût ne produisit que des chefs-d’œuvre en tout genre, et cela devait être, car si le goût n’est pas la lumière, il en est du moins comme la forme et le vêtement [Homme de désir, § 182]. Leur poésie s'attache à décrire la nature extérieure ; mais la nature extérieure n'est partout qu'ombre et reflet d'une nature plus haute, et ne vouloir reproduire qu'elle, c'est se résigner d'avance à ne faire qu'une œuvre sans valeur ; même observation pour la peinture dont les moyens sont déjà si bornés.

[De la musique]

Quant à la musique, ils l'ont peut-être encore plus étrangement pervertie. La musique est l'expression sensible des actions supérieures [Homme de désir, § 112] : à ce titre,  elle devrait toujours habiter dans les temples, et c'est la détourner de son but légitime [page 274] que de la faire monter sur un théâtre, pour y exprimer les passions et les fureurs de l'homme, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus infime et de plus désordonné. Si la musique opéra tant de merveilles chez les anciens, c'est qu'elle s'adaptait exactement aux canaux. Voulez-vous qu'elle les reproduise parmi vous ? ouvrez vos canaux : purgez-les de tout embarras impur ; et l'accès ainsi facilité, rien n'empêchera plus l’expression sensible des actions supérieures de pénétrer jusqu'à à vous, de s'imprimer au fond de vous. Hommes, hommes, jusqu'à quand voulez-vous remuer la matière, pour y chercher votre vie et votre joie ?

[De la matière]

La matière n'est pas une puissance, elle n'a même qu'une feinte réalité ; plus elle agit, plus elle se divise, jusqu'à ce que cette division la ramène à une ténuité voisine du néant : l'esprit, au contraire, plus il croît et s'élève, plus il se simplifie et sa région ne connaît ni division ni différence.

Enfin, dans plusieurs passages, l'auteur semble avoir été animé lui-même de cet esprit surnaturel et prophétique dont il aimait à poursuivre les traces dans les monuments des siècles primitifs. Penché vers notre époque, il a connu, par avance et pour ainsi dire dans leur seule puissance d'être, les événements dont le drame mobile affecte si douloureusement les hommes d'aujourd'hui. Ici je ne me contenterai pas de présenter une analyse, je vais citer. Aussi bien, il me lasse déjà d'avoir à resserrer dans un cadre étroit et mesquin des tableaux où le grandiose, et la beauté débordent de toutes parts. Laissons parler Saint-Martin.

[Extraits de l’Homme de désir, chant 64]

« La postérité humaine n'est pas abandonnée à elle-même Les mesures se comblent dans le sommeil-et dans le silence : elles se développent dans la douleur. Vous entendrez parler de guerre et de bruits de guerre. [page 275]
« Que sont nos guerres humaines et politiques dont l'histoire est remplie, et auxquelles nous voulons si directement appliquer le coup d'œil de la justice et la main du Dieu des armées ?
« Vous verrez renaître les guerres du peuple choisi contre les Amorrhéens, les Amalécites, les Philistins.
« Vous verrez renaître le temps des sacrificateurs de Baal ; la fin ressemblera au commencement ; mais l’épée de la justice se réveillera.
« Elle fera encore de plus grands ravages que dans les temps de ces peuples, parce que c'est le Verbe du Seigneur lui-même qui l'aiguisera et la fera marcher contre les impies.
« De l'état de nullité où sont les peuples, ils passeront à l'activité fausse, parce qu'elle est la plus voisine du néant. Ce n'est qu'après ces effroyables révolutions qu'ils retrouveront l'activité régulière. »

Je n'ai pas besoin de signaler la hauteur et la pénétrante sagacité de vues qui règnent dans tout ce morceau et principalement dans la dernière strophe. Serait aveugle qui ne verrait pas. Je puis également me dispenser de faire remarquer le procédé philosophique avec lequel l'auteur aborde ces questions sourcilleuses. Il ressort admirablement de tout ce morceau. Ce n'est pas la méthode lente, aisée, curieusement digressive, de l'école platonicienne ; ce n'est pas le syllogisme Aristotélien, adroit et infatigable athlète qui lutte encore sur la poussière et ne veut pas s'avouer vaincu, lors même que son adversaire lui tient le genou sur la poitrine : ce n'est pas non plus le mode analytique, tel que l'ont pratiqué Descartes et les modernes, lequel s'avance au combat avec une ardeur calme et réfléchie, armé pesamment pour l'attaque et [page 276] pour la défense, comme le soldat de l'antique légion. Saint-Martin ne pousse pas ses raisonnements flot à flot, il ne languit pas autour des questions : d'un seul effort toujours facile il aborde, pénètre, éclaire son sujet ; les rayons qui en viennent à l'intelligence toujours puissante, mais toujours placide, échauffent sans embraser, caressent sans éblouir. Heureux génie, de pouvoir voler d'une aile si facile là où d'autres ne font que se traîner ; d'embrasser et d'étreindre là où ils peuvent à peine porter la main ; de pouvoir entrer dans le sanctuaire, pendant que tant d'infirmes gisent entassés sur les degrés du temple ; de pouvoir enfin contempler Jéhovah, face à face, et de ne pas en mourir !

Jules BRUNEAU (de Saumur).

 bouton jaune Source : Saint-Martin, l'Illuminé par Jules Bruneau