[De l’Homme de Désir]1790 homme desir

En choisissant l’Homme de Désir, toutes ces difficultés disparaissent. Outre que, dans ce livre, l’auteur va serrant d'assez près les opinions reçues, j'ai pensé qu'en le composant il avait eu l'idée d'en faire une sorte d'introduction à l'étude de ses autres ouvrages. Si l'introduction présente ici un caractère particulier, si elle affecte spécialement la forme et l'inspiration lyriques, c'est que tout cela découle naturellement d'un fonds d'idées commun aux auteurs mystiques. Saint-Martin connaissait à fond le monde de la Bible : il devait aimer à réfléchir dans ses ouvrages les formes qui, par leur structure ou leur couleur antiques, rentraient dans ces époques primitives où sa pensée était venue souvent se poser. Or, dans les livres saints, avant que l'auteur arrive à son objet, il y a toujours le prélude, l'ouverture, le cantique ; même quand s'éveille le prophète, quand l’anathème s'élance tout armé de sa bouche, on ne voit pas la parole de colère déroger à la loi commune : une obscure particule conjonctive vient la lier à un chaînon primitif non apparent.

L'Homme de Désir sera donc pour nous l'hymne, le prélude, l'ouverture ; mieux encore, il sera ce qu'est la façade symbolique en avant du temple chrétien, il sera la page efflorescente et lumineuse qui fait embrasser tout d'abord l'ensemble des mystères que la vieille église développe solennellement sous ses voûtes : voilà bien, ce me semble, une introduction véritable. J'arrive à l’Homme de Désir.

[De la chute]

À l'heure de la création, l'homme avait été créé pour [page 264] la vie : sa nature subtile, immatérielle, indécomposable, se jouait avec toute la sécurité de l'innocence dans les merveilles d'un univers subtil, immatériel, indécomposable comme lui. L'homme était heureux et d'autant plus heureux qu'il était libre : car pour peu qu'on veuille y réfléchir, une félicité à laquelle on serait comme enchaîné, ne tarderait pas à devenir lourde, gênante, et à la fin insupportable. C'est par cette raison qu'au foyer même de l'éternelle béatitude, les anges ont été créés libres devant Dieu, et que leurs genoux ne s'assouplissent que par la suggestion intérieure de l'amour.

L'homme, dans un degré plus bas de l'échelle de la création, offrait aussi en lui-même ce tableau à la fois si extraordinaire et si logique de la liberté dans la félicité. Mais, un jour, le jeu mouvant et compliqué de cette liberté lui devint fatal : il s'embarrassa dans ses rouages ; il s'en retira meurtri, blessé, frappé à mort. Voilà ce crime primitif, ce péché originel devant lequel toute raison humaine recule épouvantée, et dont il faut pourtant bien admettre l'existence, puisque la sonde l'a rencontré au fond de toutes les traditions, puisque toutes nos institutions sociales, nos gouvernements, nos lois, nos armées, ont pour but une œuvre de restauration. — Mais ce crime, quel était-il ? Si l'on peut juger de la nature de la plaie par celle du baume que le médecin emploie pour la guérir, il y eut de la part du coupable, division, amour de soi. Division ! amour de soi ! crimes énormes, crimes sociaux, s'il en est qui méritent ce nom ! car tous les deux amènent la perte de l'unité ; le premier, en la brisant violemment ; le second, en lui substituant une unité vicieuse et mensongère. Alors commence la punition de l'homme. Son enveloppe corporelle se détend et s'extraligne : l'univers qui fait sa demeure va s'extralignant [page 265] en même temps que lui ; et cette loi de mort qu'il a suscitée, parcourant en tous sens, et avec une vitesse prodigieuse, l’air immense des mondes, il n'est pas d'atome si lointain, se balançant sans emploi aux confins de la création, qui ne se voie enveloppé d'ombre et de matière.

[De l’âme]

Ce n'est pas tout. Cette âme formée à l'image de Dieu, et qui ne peut suivre le corps dans sa ruine, elle subsistera, mais pour son propre supplice. Faite pour la vérité, et pour elle seulement, elle se consumera ici-bas dans une recherche incessante et vaine de ce bien ; et lorsque, sur le seuil d'une autre vie, il lui sera donné de l'envisager un moment, ce sera pour avoir à regretter éternellement sa présence : tel est l'anathème prononcé. L'homme et l'univers ayant ainsi corrompu leurs voies, toute la création inférieure qu'ils composaient ne se trouvait plus dans le plan de Dieu. II fallait ou qu'elle rentrât dans le néant pour faire place à une nouvelle émanation de la Toute-Puissance, ou que par un moyen quelconque , elle revînt à sa condition première de vertu et d'immatérialité. C'est à ce dernier parti que, selon les lois primordiales et naturelles de l'amour, devait s'arrêter celui qui ne frappe jamais que pour guérir.

[De l’expiation]

L'homme sera donc rappelé à sa destination primitive, moyennant l'expiation. Mais quel genre d'expiation peut effacer un acte par lequel la créature s'était élevée directement et centralement contre Dieu, et quelle raison dépenser que l'homme déchu et embarrassé dans des liens si forts, puisse refaire ce qu'avait pu briser l'homme immatériel et tout récemment sorti des mains de Dieu ? aussi, n'est-ce point l'homme qui accomplira ce travail, ou pour parler plus exactement, il n'y remplira que le rôle indirect et passif qui, en tout temps, convient à son indignité et à sa faiblesse. Placé sous le sang de la victime, il devra la [page 266] recueillir et s'en laver ; puis, le sacrifice achevé, faire germer en lui jusqu'à maturité parfaite les semences de sa justification.

[Emmanuel]

La victime de l'expiation, la pierre angulaire de la régénération, c'est Emmanuel, le Verbe de Dieu. Le Verbe avait créé l'univers et les êtres pensants, mais l'œuvre de la renaissance de l'homme est d'un ordre bien supérieur à la création : dans celle-ci, il suffisait que la parole développât ses puissances, et ce développement, cette diffusion expansive est la véritable loi qui lui est propre : pour régénérer l'homme, il faut qu'elle les concentre, il faut qu'elle s'anéantisse et se suspende, pour ainsi dire, elle-même. — Au temps marqué pour ce labeur immense, le Rédempteur paraît. Il parle d'abord, il enseigne ; mais la parole vivante ne se produisant cette fois que sous l'écorce grossière qu'elle a dû revêtir dans ce monde des corps, ses accents subjuguent peu d'esprits. Un nombreux miracle s'opère, le miracle, de toutes les formes de la parole, la plus vive et la plus saisissante ; mais les yeux, depuis tant d'années fermés à la lumière, n'en connaissent plus la couleur ni les effets ; les apôtres eux-mêmes ne peuvent percer le sens des symboles ; on les voit se méprendre grossièrement sur l'éblouissante vision du Thabor. Quand Jésus se transfigura sur la montagne, ce ne fut pas pour donner un témoignage de plus de sa mission divine, ce fut pour développer dans toute sa nature le germe de l'homme primitif. Si les hommes n'eussent pas été aussi profondément enfoncés dans leurs ténèbres, si Pierre, Jacques et Jean, qui en étaient l'élite, et qui résumaient l'humanité tout entière en ce moment, eussent pu s'élever jusqu'à l'intelligence du merveilleux tableau, cette forme glorieuse serait restée dans sa splendeur, et elle aurait relevé l'homme par la seule force de son attraction. Mais il n'en fut point ainsi : Pierre, [page 267] Jacques et Jean furent aveugles comme aurait pu l’être le plus humble de leurs frères, et le Calvaire sanglant dut remplacer le Thabor.

Voilà que l'esprit des disputes vous pousse, et vous demandez comment il se peut faire qu'après l'accomplissement d'un sacrifice où la victime a été Dieu lui-même, l'homme se trouve toujours être donné en proie à tant et à de si grandes misères. Écoutez ceci : L'homme est régénéré, mais il n'est pas encore réintégré ; l'homme est réhabilité, mais il n'est pas encore glorifié. Descendu dans la région du temps, il faut qu'il subisse la loi du temps, jusqu'à l'extinction du temps. Écoutez encore : Par le crime primitif, le pendule avait été mis en mouvement pour l'éternité. Malgré toute l'industrie de l’homme, nul effort jusqu'à la mission volontaire du Réparateur, n'avait pu rompre l'effrayante parité de ses oscillations. Le Réparateur n'a pas arrêté l'action du pendule, mais il l'a rappelée aux lois ordinaires qui la régissent. De ce moment les oscillations du pendule purent diminuer par progression.

[Grand-Prêtre sur les mondes]

Maintenant que l'homme a renouvelé son alliance avec Dieu, quel usage fera-t-il de ses forces et de sa dextérité ? Quand l'oiseau des champs a été mouillé par l'orage, vous le voyez, aussitôt le calme revenu, se chauffer aux rayons du soleil, secouer la boue qui salit ses pieds, et lisser la ouate fatiguée de ses ailes. L'homme aussi a quelque chose à refaire après la pluie, c'est sa propre nature qu'il a si étrangement défigurée, c'est cette nature extérieure qui l'a suivi dans sa chute et dans son châtiment, parce qu'elle était solidaire de lui et de ses œuvres. Vous savez ce qu'est le point central dans la plus simple et la plus sublime des figures ! L'homme est le point central dans l'univers : tout part de lui et tout y ramène. Son autorité s'étend sur l'air, sur le son, sur la lumière , sur [page 268] les ténèbres. Seul canal par où la vérité puisse pénétrer ici-bas, si c'est par sa faute que le niveau a été déplacé, c'est aussi par lui qu'il doit être rétabli ; car Dieu, pour parler comme notre auteur, l'a constitué Grand-Prêtre sur les mondes. — Après la chute, tout suivait une loi inverse : tout allait en dérivant, en descendant, en fléchissant ; aujourd'hui tout doit tendre vers l'unité qui siège sur les hauts lieux, et la voie la plus courte, la plus directe vers l'unité, c'est la prière.

[De la prière]

La prière s'élève sur différentes ailes, selon les besoins du moment. Il y a la prière orale, la prière silencieuse et concentrée, la prière commune, la prière action : toute prière est action dans son essence, mais celle-là surtout mérite ce nom qui s'agite et se multiplie dans le monde. La prière doit être une passion, un fanatisme : Elle doit embrasser l'univers d'un cercle non interrompu. Que si vous sentez votre cœur sec et aride au-dedans de vous, ne vous découragez pas : c'est le tourment ordinaire de tout noviciat ; une pratique suivie vous la rendra facile, naturelle, abondante ; comme les corps graves, elle a sa loi intérieure d'accélération continue. Que si, au contraire, la joie vous arrive en priant, recevez-la comme une hôtesse amie ; ouvrez toutes vos portes, toutes vos issues, goûtez-la, respirez-la avec recueillement : la joie pure et sereine, la joie de la prière, c'est l'arôme de parfaite senteur que le Seigneur a laissé dans le monde en passant. — Mais que l'orgueil ne vienne pas vous saisir dans l'atmosphère raréfiée où la joie vous a emporté : votre chute serait lourde, pleine de périls, et probablement mortelle. En vous enivrant ainsi, vous oublieriez que votre mission sur la terre est sur toutes choses une mission de larmes, et que rien, pas même une faveur du ciel, ne doit vous en détourner. Vous avez une dette à satisfaire, [page 269] vous devez des larmes : il faut vous acquitter. Pleurez pour vous d'abord., car vous n'aurez jamais que trop de péchés amassés sur votre tête. Pleurez pour vos frères vivants, car quel que soit le tourbillon qui les emporte, une charité impérieuse, exigeante, doit toujours vous solliciter pour eux. Pleurez pour vos frères mort , car la pierre du tombeau ne pèse point sur l'esprit comme sur les os ; et aujourd'hui comme pendant leur vie, vous êtes responsable du sang de leurs âmes. Ainsi, pour vous, pour les vivants, pour les morts, vous pleurerez ; mais je vous dirai encore : Pleurez pour Dieu, n'avez-vous pas chargé Jésus depuis le ventre de votre mère, et tout fardeau injuste ne doit-il pas être déplacé ? Quand plusieurs âmes se réunissent, même pour la douleur, il y a dans leur frottement, dans leur action réciproque, dans leur communion intime, une sorte de magnétisme moral qui allège et dilate le cœur. Or Dieu, que nous avons chargé de nos fautes, Dieu, dont nous avons comprimé l'amour, peut être allégé , dilaté ainsi. Priez donc aussi pour Dieu.

Ainsi marche l'œuvre selon sa pente naturelle ; mais prenez garde encore, écartez toute fausse sécurité. Les plus hautes colonnes du temple ont failli : combien ne devez-vous pas trembler dans votre faiblesse ! Voici que sur le seuil de la lumière, les ténèbres vous gardent une dernière épreuve, une épreuve plus forte que toutes les autres. Un homme viendra sur la terre, qui, le ciel sur les lèvres, mais l'enfer dans son cœur, cherchera à vous prendre à l'appât toujours dangereux de la vérité ; il parlera comme les prophètes, mieux que les prophètes : du moins on en jugera ainsi. Comme les poussins se rangent sous la poule, comme les enfants se serrent auprès de leur mère, les peuples se rangeront sous lui et autour de lui. Il partagera son manteau aux quatre coins de la terre, [page 270] et le prêtre, et le juge et le guerrier, ne voudront plus d'autre vêtement que son manteau. C'est dans ce jour qu'il faut veiller, c'est aujourd'hui qu'il faut combattre ! rassemblez toutes vos forces, hommes de désir, allumez tous vos flambeaux ! Vous avez vu comme les grues, pour mieux fendre le vent dans leurs courses lointaines, s'assemblent et s'épaississent en nombreux bataillons ? faites comme ces oiseaux du ciel : unissez-vous à vos frères ; élevez, groupez, étagez un long amas de forces vives où puisse se rompre la force de l'ennemi. Cette épreuve passée, tout vous est aisé, tout vous est possible. Ne sauriez-vous donc veiller et prier un moment ? — Mais déjà le péril est passé : l'homme de désir est resté debout sur les débris épars des générations abusées. Que la couronne s'apprête pour le vainqueur ! que l'hymne du triomphe remplisse de ses mille voix le ciel qu'il a conquis, la terre qu'il a pacifiée, l'enfer dont il a terrassé les puissances ! En ce moment l'œuvre s'achève : la forme s'abaisse de toutes parts et laisse flotter à nu les essences primitives, l'homme qui vient de revêtir le vêtement enflammé du Thabor, se promène dans une terre fraîche, immatérielle, indécomposable, telle qu'était sa demeure au commencement. Mais déjà ce lieu n'est plus digne de lui ; une nouvelle patrie lui est acquise ; le ciel si longtemps fermé entr'ouvre à ses yeux et à ses pas l'azur sans fin de ses pavillons ;, et la terre qu'il abandonne, emportée par un souffle léger, va s'ajouter à la chaîne incommensurable des mondes.

[La création de l'âme]

Dans cette trame déjà si splendide par elle-même, l'auteur introduit des solutions plus ou moins exactes, mais toutes marquées au coin d'une vive originalité, des points les plus controversés de la métaphysique et de la morale. Chacune de ces questions, par son importance, {page 271] demanderait un examen particulier ; mais comme la plupart  d'entr'elles sont déjà tombées dans le domaine commun, je crois inutile de m'y arrêter ici. Je ferai pourtant exception pour le morceau sur la création de l'âme : non que cette question me semble précisément plus grave que les autres, mais parce qu'elle est présentée par l'auteur sous un point de vue tout particulier. Ici l'audace de pensée, la puissance d'exploration, passe tout ce qu'on a vu jusqu'à présent. S'il consulte encore !a tradition, la voix qui lui répond est si faible, si tenue, si fugitive, qu'on ne saurait guère l'entendre qu'en appuyant son oreille sur terre. Quoi qu'il en soit, —orthodoxe ou non, —voilà cette doctrine : Quand un homme paraît sur le seuil de ce monde avec sa double nature, d'où vient-il ? Son corps vient du sein de la mère où il a reçu, pendant neuf mois, sa substance et sa forme ;; — et son âme ?.. Ici se rencontre une immense difficulté. Direz-vous qu'elle a tiré sa vie de l'âme du père ? mais vous oubliez qu’il n'y a qu'un seul être qui puisse donner la vie immortelle et impérissable. Direz-vous que Dieu l'a fait naître dans le moment où l'époux et l'épouse accomplissaient la loi grossière de leur reproduction matérielle ? tous les sentiments de l'homme se soulèvent à cette opinion. Ces difficultés conduisent à classer les âmes humaines dans un lieu d'attente où elles vivent une première enfance, antérieure à celle de la terre et qu'elles peuvent quitter à leur tour, pour s'incorporer. Cette première enfance de l'homme est une croissance, parce qu’elle est un présent divin ; la seconde enfance est une dégénération, parce qu’elle est l'ouvrage de l’homme [Homme de désir, § 97]. Si nous ne nous souvenons pas d'une vie antérieure, si notre esprit ne peut rien nous apprendre à cet égard, c'est que notre esprit s'est obscurci en descendant sur ce théâtre d'expiation ; il a subi le froid contact de la matière ; et [page 272] vous le savez, la matière est le tombeau, la borne et les ténèbres de l'esprit. [Homme de désir, § 91]

[De la philosophie dominante ]

Une partie non moins remarquable de l'homme de désir, et qu'il faut d'autant moins passer sous silence qu'on pourrait reprocher à notre auteur de trop perdre la terre de vue ; c'est celle où il attaque la philosophie dominante de son temps. —Que font-ils ? et quel est l'accès de folie qui les pousse dans une route tortueuse et mouvante ? ils n'ont voulu voir que la matière, ou du moins, ils ont voulu tout voir dans la matière. Confondant l'œuvre de l'esprit avec l'œuvre de la matière, ils ont oublié que la première raison des choses produites était double, et que deux était la cause de toute génération ; de là, la négation de Dieu, de l'ange, de l'âme humaine, de tout ce qui est esprit ; et toutes les erreurs détestables que peut enfanter un principe aussi erroné. Ils s'applaudissent des progrès de ce qu'ils appellent les sciences exactes et naturelles. Oui, ils ont compté dans la nature des plantes, des animaux, des étoiles qui n'avaient pas existé pour leurs pères ; mais quel fruit leur reviendra-t-il enfin, de feuilleter sans cesse la page extérieure du livre, tandis que l'enseignement intérieur serait si profitable et si beau ? Oui, leurs travaux surajoutés à ceux des siècles passés ont fait découvrir une infinité de puissances au nombre, mais ces puissances sont mortes, et l'existence des puissances vivantes n'a pas même été soupçonnée par eux. Et maintenant qu'ont-ils fait dans le domaine de l'esprit ? hélas! des ruines partout ! — des ruines ou des monstres ! Dieu, l'idée-mère par excellence, est détrôné par le néant, idée négative et impuissante. L'âme, dépouillée de son nom antique et charmant, est condamnée à s'éteindre avec le corps, sous le nom métaphysique et pédantesque de principe vital, principe pensant. —

[De la morale]

C'est à tort qu'on a donné jusqu'à ce [page 273] jour, pour fondement à la morale, l'amour de Dieu et la charité fraternelle ; l'intérêt, bien entendu, est cette base : toute autre serait le fruit de la superstition ou du mensonge. C'est à tort qu'on a cru jusqu'à ce jour, qu'une loi politique et religieuse ne pouvait être supérieure à l’homme qu'autant qu'elle tiendrait de plus haut que lui : c'est lui-même qui fera la loi, et sa volonté sera vérité et justice. — En histoire, même audace ignorante et ruineuse. Pour faire mentir les traditions, ils reculent indéfiniment la grande ère primitive : on dirait que le puits des siècles est ouvert sous leur main, et qu'à l'image du Créateur, ils peuvent y puiser sans le tarir. Les langues ne sont pour eux qu'un agrégat, les langues, l’expression et le fruit de la vie même [Homme de désir, § 7]. Au lieu de voir dans la mythologie ce qu'elle est en effet, une dégénération, une putréfaction, ils en font un vaste symbolisme où les principaux objets de la nature se présentent à l'adoration stupide des hommes, sous un nom brillant de Dieu ou de Déesse. Que dirai-je du profond degré d'abaissement où ils ont fait descendre les arts ? Tant que le goût fut puisé aux sources savoureuses du principe, le goût ne produisit que des chefs-d’œuvre en tout genre, et cela devait être, car si le goût n’est pas la lumière, il en est du moins comme la forme et le vêtement [Homme de désir, § 182]. Leur poésie s'attache à décrire la nature extérieure ; mais la nature extérieure n'est partout qu'ombre et reflet d'une nature plus haute, et ne vouloir reproduire qu'elle, c'est se résigner d'avance à ne faire qu'une œuvre sans valeur ; même observation pour la peinture dont les moyens sont déjà si bornés.

[De la musique]

Quant à la musique, ils l'ont peut-être encore plus étrangement pervertie. La musique est l'expression sensible des actions supérieures [Homme de désir, § 112] : à ce titre,  elle devrait toujours habiter dans les temples, et c'est la détourner de son but légitime [page 274] que de la faire monter sur un théâtre, pour y exprimer les passions et les fureurs de l'homme, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus infime et de plus désordonné. Si la musique opéra tant de merveilles chez les anciens, c'est qu'elle s'adaptait exactement aux canaux. Voulez-vous qu'elle les reproduise parmi vous ? ouvrez vos canaux : purgez-les de tout embarras impur ; et l'accès ainsi facilité, rien n'empêchera plus l’expression sensible des actions supérieures de pénétrer jusqu'à à vous, de s'imprimer au fond de vous. Hommes, hommes, jusqu'à quand voulez-vous remuer la matière, pour y chercher votre vie et votre joie ?

[De la matière]

La matière n'est pas une puissance, elle n'a même qu'une feinte réalité ; plus elle agit, plus elle se divise, jusqu'à ce que cette division la ramène à une ténuité voisine du néant : l'esprit, au contraire, plus il croît et s'élève, plus il se simplifie et sa région ne connaît ni division ni différence.

Enfin, dans plusieurs passages, l'auteur semble avoir été animé lui-même de cet esprit surnaturel et prophétique dont il aimait à poursuivre les traces dans les monuments des siècles primitifs. Penché vers notre époque, il a connu, par avance et pour ainsi dire dans leur seule puissance d'être, les événements dont le drame mobile affecte si douloureusement les hommes d'aujourd'hui. Ici je ne me contenterai pas de présenter une analyse, je vais citer. Aussi bien, il me lasse déjà d'avoir à resserrer dans un cadre étroit et mesquin des tableaux où le grandiose, et la beauté débordent de toutes parts. Laissons parler Saint-Martin.

[Extraits de l’Homme de désir, chant 64]

« La postérité humaine n'est pas abandonnée à elle-même Les mesures se comblent dans le sommeil-et dans le silence : elles se développent dans la douleur. Vous entendrez parler de guerre et de bruits de guerre. [page 275]
« Que sont nos guerres humaines et politiques dont l'histoire est remplie, et auxquelles nous voulons si directement appliquer le coup d'œil de la justice et la main du Dieu des armées ?
« Vous verrez renaître les guerres du peuple choisi contre les Amorrhéens, les Amalécites, les Philistins.
« Vous verrez renaître le temps des sacrificateurs de Baal ; la fin ressemblera au commencement ; mais l’épée de la justice se réveillera.
« Elle fera encore de plus grands ravages que dans les temps de ces peuples, parce que c'est le Verbe du Seigneur lui-même qui l'aiguisera et la fera marcher contre les impies.
« De l'état de nullité où sont les peuples, ils passeront à l'activité fausse, parce qu'elle est la plus voisine du néant. Ce n'est qu'après ces effroyables révolutions qu'ils retrouveront l'activité régulière. »

Je n'ai pas besoin de signaler la hauteur et la pénétrante sagacité de vues qui règnent dans tout ce morceau et principalement dans la dernière strophe. Serait aveugle qui ne verrait pas. Je puis également me dispenser de faire remarquer le procédé philosophique avec lequel l'auteur aborde ces questions sourcilleuses. Il ressort admirablement de tout ce morceau. Ce n'est pas la méthode lente, aisée, curieusement digressive, de l'école platonicienne ; ce n'est pas le syllogisme Aristotélien, adroit et infatigable athlète qui lutte encore sur la poussière et ne veut pas s'avouer vaincu, lors même que son adversaire lui tient le genou sur la poitrine : ce n'est pas non plus le mode analytique, tel que l'ont pratiqué Descartes et les modernes, lequel s'avance au combat avec une ardeur calme et réfléchie, armé pesamment pour l'attaque et [page 276] pour la défense, comme le soldat de l'antique légion. Saint-Martin ne pousse pas ses raisonnements flot à flot, il ne languit pas autour des questions : d'un seul effort toujours facile il aborde, pénètre, éclaire son sujet ; les rayons qui en viennent à l'intelligence toujours puissante, mais toujours placide, échauffent sans embraser, caressent sans éblouir. Heureux génie, de pouvoir voler d'une aile si facile là où d'autres ne font que se traîner ; d'embrasser et d'étreindre là où ils peuvent à peine porter la main ; de pouvoir entrer dans le sanctuaire, pendant que tant d'infirmes gisent entassés sur les degrés du temple ; de pouvoir enfin contempler Jéhovah, face à face, et de ne pas en mourir !

Jules BRUNEAU (de Saumur).

 bouton jaune Source : Saint-Martin, l'Illuminé par Jules Bruneau