Saint-Martin l'Illuminé 

[Présentation]

1835 BruneauEn parcourant les publications périodiques où l'on s'occupe encore de matières philosophiques, il n'est personne qui n'ait dû rencontrer le nom de Saint-Martin, autrement dit Saint-Martin l’illuminé ou le Philosophe inconnu. Ce nom revient, en effet, assez dans les travaux critiques de la science contemporaine ; mais toutes les fois qu'il se présente, c'est avec un caractère si marqué de vague et de mystère, que le sentiment de curiosité qu'il peut soulever d'abord, s'affaisse et retombe presque aussitôt, comme dans l'impuissance absolue de se satisfaire. Quel est donc pourtant cet homme, dont les uns cherchent à s'étayer, que les autres s'attachent à combattre comme un antagoniste redoutable, et dont en définitive si peu de personnes ont le secret ? Saint-Martin n'est point Allemand d'origine, comme plusieurs l'ont pensé : il est né au centre même de la France, à Amboise, sur les bords de la Loire. Et, à ce propos, je ne crois pas inutile [page 258] de faire remarquer que ce beau bassin de la Loire, dont on a tant de fois dénoncé la stérilité en fait d'art et de poésie, a été de toutes les provinces de la France la plus féconde en philosophes et en penseurs distingués, il suffit de citer Jean Bodin, Rabelais, Volney, Saint-Martin, Delaforge et Descartes, le plus renommé de tous. Mais ce qui n'est pas moins digne d'attention, c'est que chacun de ces penseurs a fait paraître dans mille endroits de ses ouvrages un tour d'imagination vif et poétique, qui n'accuse peut-être pas moins de virilité intérieure que la plus mûre et la plus exercée de ses facultés philosophiques. Si donc, comme l'a dit M. Ballanche, et comme je suis assez disposé à le croire, l’art est la véritable couronne des peuples, l'Anjou, l'Orléanais, ni la Touraine, ne seront point inhabiles à cette pure et inviolable royauté, ces provinces aussi peuvent présenter leurs poètes. Mais je reviens à Saint-Martin, et à Saint-Martin philosophe.

Quelle singulière destinée que celle de cet écrivain ! contemporain de la dernière moitié du dernier siècle, et nageant pour ainsi dire en plein sensualisme, au lieu de se laisser aller, comme tant d'autres, au courant facile du siècle, il se met résolument à le remonter. Vainement voit-il passer à l'ennemi les intelligences les plus hautes, les caractères les plus droits, et à leur exemple, des classes entières de la société, l'ardent théosophe s'en afflige, mais il n'en est point ébranlé. Il a épousé le spiritualisme d'une étreinte chaste et passionnée ; cette union n'est pas de celles que puisse rompre l'absence d'encouragement et d'éloges. Quand l'enthousiasme paraît se suffire à lui-même, ce n'est pas qu'il se repaisse, à l'écart, d'indifférence et d'égoïsme ; c'est qu'il garde et nourrit dans son propre fonds, l'espoir vif et flatteur de voir ses doctrines chéries prendre l'essor à leur tour. Certain de [page 259] l'avenir, il attend : ainsi, sans doute, de Saint-Martin. Fermement persuadé que les générations repasseraient tôt ou tard par la voie antique du mysticisme, il travaillait sans relâche à l'élargir et à l'orner. Pendant le cours d'une assez longue vie, nuls efforts ne lui ont coûté pour parfaire l'illustration de sa doctrine : on pourrait même lui reprocher d'être allé quelquefois puiser à des sources peu limpides, témoin son initiation toute volontaire à la société secrète dite des Illuminés. [1] — Comme Saint-Martin possédait au plus haut degré le don d'écrire vite en écrivant bien, ses écrits se succédaient à de courts intervalles ; mais par une singularité très défavorable à la diffusion de ses opinions, singularité que l'extrême modestie de son caractère n'expliquerait pas encore suffisamment, tous ces ouvrages ne paraissaient point en France [2] il n'y attachait pas son nom ; il les laissait aller avec une sorte d'insouciance sous ce titre, au moins étrange : Par un Philosophe inconnu. Peut-être faut-il attribuer ces bizarreries de publication à la position dépendante qu'il s'était donnée par son affiliation à une société secrète ; il serait même difficile de se rendre compte autrement de l'obscurité presque absolue qui couvre un assez grand nombre de ses pages. Quoi qu'il en soit, notre philosophe s'enleva ainsi, du moins pour un temps, toutes les chances qu'il pouvait avoir d'un succès sûr et légitime ; ses ouvrages eurent peu ou point de retentissement dans le public non initié : et ce serait assurément en vain qu'on chercherait son nom parmi ceux que la coterie dominante de l'époque crut devoir, dans l'intérêt de sa cause attaquée, stigmatiser de son sarcasme intolérant.

1. Louis-Claude de Saint-Martin n’a jamais fait partie de la société secrète dite des Illuminés ! Il a appartenu à partir de 1766 à l’Ordre des chevaliers maçons élus coën de l’univers, en abrégé Ordre des élus coën. Lors de son passage à Lyon en 1785, il a été coopté par Jean-Baptiste Willermoz au Régime Écossais Rectifié, pour pouvoir participer aux réunions de la Loge élue et chérie de la Bienveillance. (voir : L’Agent inconnu) Il demandera en 1790 d’être désinscrit de ce régime :

« Je le [Jean-Baptiste Willermoz] prie de présenter et de faire admettre ma démission de ma place dans l'ordre intérieur [du RER] et de vouloir bien me faire rayer de tous les registres et listes maçonniques où j'ay pu être inscrit depuis 1785. Mes occupations ne me permettant pas de suivre désormais cette carrière. Je ne le fatiguerai pas par un plus ample détail des raisons qui me déterminent. Il sçait bien qu'en ôtant mon nom de dessus des registres il ne se fera aucun tort puisque je ne lui suis bon à rien. Il sçait d'ailleurs  que mon esprit n'y a jamais été inscrit, or ce n'est pas être liés que de ne l'être qu'en figure. »1808 homme desir londres
« Lettre de Saint-Martin à Antoine Willermoz » : Strasbourg le 4 juillet 1790. Papus, L’illuminisme en France 1771 - 1803. Louis-Claude de Saint-Martin. Paris, 1902, pages 207-208.

2. Les ouvrages parus du vivant de Saint-Martin sont tous paru en France. Seuls, les deux premiers ont été édités à « Édimbourg ; » mais il s’agit en fait de Lyon. Il s’agit Des Erreurs et de la vérité (1775 et 1782) et du Tableau naturel des rapports qui existent entre Dieu, l'homme et l'univers (1782). Voici la liste des autres ouvrages, la date et le lieu d’édition :

Homme de désir 1790 Lyon; 1802 Metz
Le Nouvel Homme, 1796 Paris
Éclair sur l'association humaine, 1797 Paris
Le ministère de l'homme-esprit, 1802 Paris
De l'esprit des choses, 1802 Paris.
Œuvres posthumes, 2 vol. 1807 Tours

Notons qu'une réédition de l'Homme de désir a eu lieu en 1808 à Londres.

 

[De l'indifférence]

Objet d'une indifférence si profonde pour la génération frivole qu'il avait voulu enseigner, on pense bien pourtant que, malgré leur sérieux, la révolution et l'empire [page 260] ne lui furent pas plus favorables. Ces deux époques, à tant d'égards si éminemment créatrices, ne trouvaient rien de mieux, sous d'autres rapports, que de continuer le régime qu'elles avaient si rudement dépossédé. Pour atteindre à certaines notions transcendantes de la Divinité, de l’âme ou du monde, il ne suffit pas à une époque d'être intelligente et hardie, il faut encore qu'elle réunisse en elle des conditions de foi, de spiritualité, de liberté, dont l'expérience a trop souvent fait signaler l'absence dans les révolutions des peuples, et leurs grands mouvements militaires. Ces conditions essentielles, on doit l'avouer, ne manquèrent pas à la Restauration : mais, pendant sa première période, elle les posséda mélangées de beaucoup d'éléments impurs, et dans la seconde, elle ne sut les développer parfaitement. Sa philosophie était timide. L'éclectisme voulait bien prendre des ailes pour ne pas ressembler à la doctrine qu'il venait de ruiner, mais ces ailes ne lui ont jamais servi à dépasser l'horizon de la terre ; jamais il ne leur demanda de l'emporter aux régions claires et sereines où le Verbe se produit sans emblème ni symbole. Avec si peu d'audace et de si chétifs moyens, l'éclectisme doit craindre d'aborder Saint-Martin, et doit encore moins le comprendre ; lisez l'histoire critique de M. Damiron, l'un de ses représentants les plus distingués : après quelques phrases bien vagues et bien diffuses, entremêlées çà et là de citations étrangères plus longues que son propre texte, il termine brusquement son travail, comme pressé de sortir d'un pas dangereux : il est évident qu'il ne comprend pas, ou du moins qu'il ne voit dans tout cela que les visions plus ou moins brillantes, plus ou moins poétiques, d'un cerveau échauffé. Un poète, voilà ce qu'est Saint-Martin pour lui ; et cette opinion qu'il ne prend même pas la peine de formuler logiquement, devient sur sa parole [page 261] l'opinion de tous ceux qui peuvent balbutier un peu de métaphysique. Mais qu'une intelligence plus élevée, qu'un homme bien plus digne de comprendre le théosophe français, que M. Cousin, par exemple, dans un de ces moments d'involontaire enthousiasme où tout semble facile, même l’impartialité philosophique, laisse tomber du haut de sa chaire un éloge de ce génie ; qu'il proclame devant tous que l'éternelle doctrine du mysticisme n'avait jamais été présentée avec autant de profondeur et de plénitude : pensez-vous que ce témoignage de conviction et de justice aura été recueilli avec intérêt, quelque curiosité du moins ? Hélas ! pas le moins du monde. Comme auparavant, Saint-Martin restera la propriété cachée, et pour ainsi dire indivise, de quelques admirateurs passionnés ; et ceux-ci, contents de savourer leur auteur à l'écart, ne sembleront même pas sentir le besoin de le faire connaître aux autres ; cette manière de voir et d'agir m'a toujours paru très blâmable. Je sais tout ce qu'il y a d'attraits, pour le lecteur aimant et recueilli, à se pénétrer en silence d'une belle production dont lui seul a le secret : là, comme pour d'autres voluptés, la jouissance emprunte un charme de plus au mystère, à la solitude, au sentiment de la possession absolue ; mais remarquez bien qu'il y a en ceci de l'égoïsme, et j'ai toujours cru, probablement avec raison, que cet ingrédient moral était de mauvaise mise partout. Mieux vaut agir et parler en pareil cas, comme autrefois la jeune fille de Nachor, quand elle fut rencontrée à la fontaine ; Je vous donnerai à boire , seigneur, et j'abreuverai aussi vos chameaux.

[De l’étude (oubliée) de Saint-Martin

Voilà donc quatre générations passées sans que le nom de Saint-Martin ait reçu la consécration publique qui lui était due à tant de titres ! doit-il mieux attendre de la génération qui commence ? Celle-ci lui accordera-t-elle ce [page 262] que l'indifférence ignorante ou dédaigneuse des autres lui a si durement dénié ? C'est ce qu'il serait sans doute téméraire d'affirmer. Cependant on a déjà pu saisir des symptômes favorables : le goût des hautes études s'est réveillé ; on se porte d'une curiosité vivace et sûrement féconde vers les questions mystérieuses que notre auteur a soulevées. Peut-être même, pour le mettre tout d'un coup en vive lumière, n'est-il besoin que d'un manifeste éloquemment sympathique. Ce manifeste viendra, nous l'espérons : il est attendu, il est nécessaire. Comme pourtant ce n'est là qu'une espérance, et que celle-ci peut être déçue ainsi que l'ont été tant d'autres, j'ai cru qu'en l'absence de travaux plus complets, une analyse succincte, mais aussi claire, aussi exacte que possible, de l'un des principaux ouvrages de Saint-Martin, pourrait avoir l'heureuse fortune d'inspirer à quelques jeunes gens le désir d'étudier cet auteur ; et cette idée, si vague, si vaporeuse qu'elle fût, m'a déterminé à écrire. Une analyse, voilà tout mon objet : c'est dire en même temps que je m'abstiendrai de toute réflexion sur les questions qui vont passer successivement sous mes yeux. Si je n'avais pas de bonnes raisons pour cela, je saurais encore me rappeler qu'il n'est pas de moyen plus certain de gâter une cause que d'en prôner l'excellence outre mesure ; et c'est ce qui m'arriverait infailliblement, si je m'arrêtais trop longtemps sur Saint-Martin.

De tous les ouvrages de Saint-Martin, le plus grave, le plus profond, celui qui présente la pensée du philosophe conduite à son dernier développement, c'est le livre intitulé : Des erreurs et de la Vérité. Ce n'est pourtant pas celui dont je parlerai. En se faisant voir tel qu'il est, enseignant les ténèbres avec la lumière, avec la vérité simple et pure d'étranges et trompeuses subtilités, il aurait [page 263] l’inconvénient d'effaroucher dès l'abord le lecteur scrupuleux ou prévenu. Il serait d'ailleurs peu logique de donner le dernier mot d'une doctrine aussi compliquée, à celui que de précédentes initiations n'auraient pas amené de degré en degré, à l'endroit où tout voile obscur doit tomber devant les yeux de l'adepte.