Soixante-huitième leçon.

Extrait, pages 262-270

[L'orthographe des noms propres a été conservée telle qu'elle]

De la littérature russe. — Deux sortes de parenté littéraire : l'une d'après la lettre, l'autre d'après l'esprit. — Nécessité d'étudier l'histoire littéraire d'après l'esprit et de la rattacher aux mouvements moraux se produisant dans des pays divers. — Réaction slave contre l'esprit dominant à Pétersbourg ; Martinistes de Moskou. — Caractère des littérateurs russes Dimitrieff. Dierzawin et Karamzin en présence du mouvement moral. — Congrès de Vienne; la question polonaise bouleverse toutes les combinaisons qui y sont proposées et confond tous les systèmes. — La Sainte-Alliance, près de se rompre par le désaccord des souverains, se resserre à la réapparition de Napoléon. — Haine contre la France seul lien des monarques; enthousiasme commun seul lieu entre la Pologne et la France

Mardi, 31 mai 1842.

Messieurs,

Dans l'histoire littéraire, qui représente, pour ainsi dire, l'arbre généalogique de l'esprit humain, on peut remarquer deux sortes de parenté : l'une d'après la lettre, et l'autre d'après l'esprit. La parenté d'après la lettre est très facile à déterminer ; il suffit de prendre un lexique littéraire. On y trouverait les noms des écrivains qui se sont succédé en s'imitant les uns les autres, et qui, divisés en [p.263] certains groupes ou familles, forment l'ensemble de ce qu'on appelle une époque littéraire.

Mais, au milieu de ces familles, on rencontre des individualités étranges. Pour trouver l'explication de cette sorte de phénomènes que nous rencontrions dans l'histoire russe et l'histoire polonaise, nous étions souvent obligé d'examiner des événements politiques et moraux qui se passaient loin des peuples slaves. Nous allons nous trouver maintenant dans la nécessité d'en agir de même avec l'histoire littéraire, afin de nous aider à comprendre ce qu'il y a d'extraordinaire dans la contemporanéité de Dierzawin, Karamzin , Batiuchkof, Zukowski et Puchkin.

Je vous ai déjà entretenu des ouvrages de Dierzawin.

Son contemporain, Karamzin, jeune homme d'un talent déjà reconnu, au lieu de composer, à son exemple, des odes triomphales, dans le but d'obtenir des grades et des décorations, parcourt les pays étrangers, recueillant des impressions de voyages. Il cite des auteurs anglais et allemands, dont Dierzawin paraît ignorer jusqu'aux noms.

Batiuchkof, officier dans l'armée triomphante pendant les campagnes de 1812 et de 1813, semble oublier les exploits de cette armée, que le vieux Dierzawin ne cesse de chanter. Il ne consacre qu'une seule pièce au souvenir de ses campagnes ; et même dans cette pièce il parle plutôt des paysages et des souvenirs chevaleresques des bords du Rhin, que de ses sentiments patriotiques et de sa haine contre la France. [p.264]

Zukovvski, après avoir composé un chant guerrier qui eut un long retentissement, se met à écrire des ballades, à traduire des ouvrages de Gœthe et de Schiller. La nouvelle génération des poètes paraît abandonner la Russie, émigrer de Pétersbourg.

Une réaction commençait : réaction religieuse et morale, qui préludait à une révolution slave contre l'esprit dominant à Pétersbourg.

Pétersbourg donnait le ton à la littérature russe. Cette capitale a influé sur la langue en en fixant les formes ; elle a imposé aux littérateurs ce ton léger et gracieux qui distingue l'époque de Catherine, et cet esprit philosophique que l'impératrice elle-même s'efforça de propager. Cependant, vers les dernières années de Catherine, apparurent dans la ville de Moskou, éloignée du centre du mouvement impérial russe, certains mouvements moraux qui, peu remarqués d'abord, finirent par fixer l'attention du gouvernement et exciter ses terreurs.

Il n'existait alors à Moskou qu'un département du sénat sans aucune influence, et une ancienne académie, éclipsée par l'Académie des sciences de Pétersbourg. Celle de Moskou [sic], formée jadis par les premiers Romanow, ne s'occupait que de philologie et de théologie ; elle ne prenait aucune part active au mouvement général des esprits. C'est cependant dans cette ville que devait éclore une vie nouvelle.

Quelques boyards russes, un Lopuchin et la famille Tourgienieff, fondèrent la première imprimerie particulière. Toutes les autres imprimeries appartenaient au gouvernement. [p.265]

Ces seigneurs étaient loin de vouloir exploiter l'entreprise dans leur intérêt personnel ; ils avaient un but élevé : ils voulaient instruire et moraliser le peuple. Aidés par un jeune officier, nommé Nowikoff, ils formèrent peu à peu un groupe influent et très actif. Ils faisaient traduire et imprimer des livres religieux allemands et anglais peu connus jusqu'alors, et cela à leurs propres frais. Les marchands et ceux du peuple qui savaient lire, et qui jusqu'alors ne connaissaient Dierzawin et Lomonosof que de nom, se jetaient avec avidité sur les brochures qui sortaient de la nouvelle imprimerie.

Vous serez étonnés d'apprendre que le germe de cette vie nouvelle venait de la France, d'un homme peu connu chez vous, de Claude Marie [sic pour Louis-Claude de] Saint-Martin, un de ces étrangers qui appartiennent à l'histoire des peuples slaves.

Dans les années qui précédèrent la Révolution, il y eut en France, dans une certaine classe de la société, une sorte de réveil de la vie religieuse, un vague sentiment de besoin d'une religion, au moment où tout le monde prévoyait la ruine de l'Église. Les loges franc-maçonniques de Montpellier et de Lyon, travaillées par ce besoin instinctif, s'efforçaient d'élever leurs mystères à quelques vérités fondamentales du Christianisme.

Il est singulier que dans ce temps où l'esprit humain rejetait avec tant de fureur toutes les formes de l'Église, il acceptât une société qui ne consistait à proprement parler que dans des formes. On niait [p.266] les dogmes du Christianisme, on s'enthousiasmait pour les mystères de la franc-maçonnerie.

Dans ces sociétés franc-maçonniques on remarquait Saint-Martin, et un certain juif portugais nommé Martinez Pasqualis, individu mystérieux, théurge et théosophe, qui, passant par la France, fit connaissance avec Saint-Martin. Saint-Martin, adonné aux sciences mystiques et forcé d'examiner à fond les questions religieuses, apprit l'allemand pour lire les ouvrages du fameux théosophe Jacques Boeme. C'est à cette époque qu'il fit la connaissance de quelques Russes et Polonais, qui portèrent ses ouvrages et ses opinions à Moskou. Ainsi commença le mouvement religieux russe. L'amiral Plechtcheief et un Polonais peu connu, le comte Grabianka , mort plus tard dans les prisons russes, paraissent avoir servi d'intermédiaires pour propager ce mouvement. Repnin ce terrible prince Repnin, jadis ambassadeur de Russie à la cour de Varsovie, qui avait abreuvé de tant d'outrages le roi Stanislas-Auguste et la Diète, faisait partie de ces loges moitié maçonniques, moitié chrétiennes. Là, les Russes et les Polonais agitaient de graves questions qui dominaient l'intérêt du moment. Plus tard, alors qu'il était disgracié, Repnin avouait aux Polonais combien il avait souffert dans son âme d'avoir été contraint par sa souveraine de se montrer si dur envers leur nation. L'ambassadeur, en public, sacrifiait au despotisme ; intérieurement il en souffrait. Le temps viendra où ce qui se passe dans l'intérieur de l'âme doit se produire au grand jour.

Lopuchin, plusieurs autres nobles russes et tous les [p.267] hommes sérieux comprenaient la nécessité de ranimer le sentiment religieux en Russie. Un demi-siècle avant eux, le même besoin s'était fait sentir en Allemagne. Le protestantisme, vers le XVIIe siècle, n'était plus qu'une formule aride et froide ; la théologie, qui d'abord avait commencé par combattre les formules scolastiques, avait fini par tomber elle-même dans le scolasticisme : la seule vie du protestantisme ne résidait plus que dans sa haine contre le catholicisme. On peut dire que la théologie vivait non par le cœur, mais par la bile.

Arndt, né vers la fin du XVIe siècle et mort vers le commencement du XVIIe, commença la réaction contre la réforme en cherchant à ranimer la vie religieuse. Il ne cessa de proclamer ces grandes vérités, que pour convertir les autres il faut se convertir soi-même ; qu'un théologien n'a de valeur qu'autant qu'il s'est lui-même sanctifié ; que les livres ne sont que d'une importance secondaire dans le Christianisme ; que la vie, les actes en constituent l'essence. Arndt attirait l'attention sur les prophètes de l'Ancien Testament ; il prédisait une ère nouvelle, un progrès nouveau du Christianisme, la réunion prochaine du peuple d'Israël avec l'Église chrétienne.

Les ouvrages de ce premier réformateur du protestantisme furent choisis par les Martinistes russes (c'est le nom que prirent les réformateurs) pour commencer une réforme dans l'Église russe. Elle avait les mêmes besoins ; tout le monde reconnaissait sa profonde nullité. De pieux et savants évêques devinrent Martinistes et se mirent à propager les [p.268] doctrines d'Arndt et de Spenner, autre théologien allemand qui développa les doctrines d'Arndt. On traduisit en même temps quelques ouvrages peu connus de William Penn, célèbre quaker anglais.

La tendance de tous ces ouvrages était pratique. On se proposait de tirer le Christianisme de la sphère des raisonnements vagues où l'avait jeté le protestantisme, et de l'introduire dans la vie active. Ces penseurs rapprochaient ainsi, sans le savoir, le protestantisme de la religion catholique.

L'impératrice se riait d'abord de ce mouvement ; elle composa même, pour le tourner en ridicule, une comédie qu'elle fit représenter à Pétersbourg. Les Martinistes la firent jouer dans leur loge, ce qui fournit le prétexte de les persécuter. On commençait à Pétersbourg à s'inquiéter ; on donna l'ordre de les arrêter. La famille Tourgienieff fut disgraciée, Nowikoff jeté en prison, leur imprimerie détruite ; tout ce qui restait de leurs livres fut brûlé par l'ordre de l'impératrice : le mouvement parut étouffé pour toujours. Cependant les boyards et les écrivains dont nous avons parlé n'en continuaient pas moins d'agir sur l'esprit et le caractère de tous ceux qui les approchaient.

Dimitrieff, le dernier représentant de l'école du siècle de Catherine, écrivain de beaucoup d'esprit et de talent, ne partageait pas l'enthousiasme des Martinistes ; il les tolérait cependant. Quant à Dierzawin, il les détestait cordialement, et lançait des sarcasmes contre eux.

Karamzin [Nikolaï Karamzine (1766-1826)] fut créé pour ainsi dire par le [p.269] martinisme. La famille Tourgienieff, ayant fait connaissance de ce jeune homme, l'encouragea et l'envoya visiter Moskou et les pays étrangers. Karamzin, sans être entré complètement dans les opinions religieuses du martinisme, lui doit cependant tout ce qu'il a de grave, d'honnête, de religieux.

Karamzin, à l'époque où il publiait ses ouvrages les plus remarquables, s'était attaché aux littérateurs qui dominaient alors à Pétersbourg, et partageait les opinions de l'école libérale française, composée en grande partie de jeunes Russes auxquels les étrangers donnaient le ton. Cette école politique se préoccupait très peu des questions religieuses.

Les Martinistes furent les premiers qui dirigèrent l'attention de la jeunesse russe vers l'étude des langues allemande et anglaise qui jusqu'alors étaient ignorées, la langue française dominant exclusivement à la cour et dans la haute société de Pétersbourg.

Les ouvrages de Karamzin exercèrent une grande influence sur le public russe. Admirés d'abord pour le mérite du style concis, clair et simple, ils remuèrent pour la première fois le côté sensible du cœur humain. Karamzin est le premier écrivain romanesque, sensible aux beautés de la nature, susceptible d'attendrissement ; la vie de famille, la vie littéraire, avaient toutes ses affections. Il doit particulièrement sa renommée à son histoire de Russie.

C'est sous le règne d'Alexandre qu'il commença cette vaste composition.  Il appréciait bien la littérature d'alors en l'appelant de l’écume ; ce qu'il y avait de superficiel, de vague, il voulait y remédier par ce [p.270] qu'on appelle de la littérature grave, par des études consciencieuses. C'est en partie dans ce but qu'il écrivit l'histoire russe. On l'accuse, de nos jours, de n'avoir pas assez bien saisi le fil de la vie historique de la race slave, de n'avoir pas étudié les origines, d'avoir dénaturé quelques faits afin de les enfermer plus facilement dans le cadre qu'il s'était tracé, d'avoir conçu les peuples slaves comme formant un empire régulier présidé par la famille régnante, et enfin d'avoir pris pour modèle de la Russie ancienne ce qu'il avait sous les yeux. Mais les questions qu'on a soulevées plus tard étaient alors inconnues, et les plus grands historiens français et anglais avaient impunément commis les mêmes fautes.