Soixante neuvième leçon. - Extrait, pages 277-284

Le poète russe Batiuchkof. — Le sentiment religieux s'éveille dans les poètes de la Pologne et de la Russie. — Chagrin et hésitation de l'empereur Alexandre après le congrès de Vienne. — Madame Krüdner et les mystiques. — Les Martinistes appelés au gouvernement ; Galitzin. — Opposition littéraire contre le gouvernement russe. — Puchkin. — Une véritable révolution se trame. — Impuissance de la conspiration basée sur une idée négative, sur la haine. — La littérature russe, incapable de faire un pas en avant, s'arrête avec Puchkin.

Mardi, 7 juin 1842.

Messieurs,

Les poésies de Batiuchkof appartiennent à l'histoire littéraire de la Russie et des pays slaves. Quelques unes rentrent dans l'histoire générale, comme souvenir de la grande lutte entre les coalisés inspirés et conduits par la Russie, et l'idée européenne représentée par l'empereur Napoléon.

Le poète, officier de l'armée russe, décrit ainsi ses impressions à la vue des bords du Rhin : [p.278]

« L'armée côtoyait en silence les bords du Rhin. Mon cheval, voyant au loin luire le fleuve, quitte les rangs, s'élance dans les ondes, et rafraîchit dans les vagues sa poitrine fatiguée des combats du jour.
» Quelle joie! me voilà sur tes bords, ô Rhin! promenant tour à tour mes regards sur ces riches campagnes et sur ces rochers où tous les châteaux de la chevalerie se sont donné rendez-vous. Me voilà au milieu de cette poétique contrée et en présence de ce fleuve magnifique, témoin perpétuel et contemporain immortel de toutes les grandes époques de l'histoire de l'Europe. »

Le poète raconte les événements dont le Rhin a été le témoin, en commençant par César. Cette manière de rattacher les événements à une donnée géographique sent un peu trop la rhétorique. Zukowski lui-même, dans ses premières poésies, ne s'est pas affranchi de cette méthode scolastique.

Je passe les strophes sur César et sur le moyen âge. Le poète continue :

« Y a-t-il longtemps que ton rivage gémissait à la vue des aigles du nouvel Attila ? Des guerriers ennemis vidaient ici des coupes de cristal, foulaient ces riches moissons, faisaient galoper leurs chevaux à travers ces forêts de vignes. Le destin a changé.
« Nous voici, fils du Nord, accourus des bords de la mer Glaciale, des vallées rocailleuses du Caucase, des sources du Don, des cimes de l'Oural et des rues de notre belle capitale de Saint-Pétersbourg !
» Là, sur une roche, un cavalier solitaire, appuyé sur sa lance, fixe le fleuve dont le courant paraît [p.279] emporter au loin ses regards et ses pensées. Il se rappelle sans doute son fleuve natal ; et il presse sur sa poitrine une petite croix en bronze.
» Plus loin, au centre de l'armée, au milieu d'un brillant cortège de chefs, se trouve un simple autel ombragé par mille drapeaux déployés. Tout à coup des milliers d'hommes armés et bruyants s'arrêtent muets et immobiles pour entendre la voix solennelle du prêtre qui bénit. Les soldats inclinent leurs carabines, les chefs courbent leur front ; on entonne un cantique, on invoque le Dieu des armées.
» Ils se lèvent enfin au signal donné ; les colonnes s'ébranlent et roulent comme les vagues d'une mer soulevée par un coup de foudre. »

Le ton de ces strophes rappelle singulièrement les poésies de Reklewski, de Gorecki; et cependant les poètes de la Pologne n'avaient aucune connaissance des poésies russes : c'est grave, c'est solennel et religieux. Batiuchkof est littérateur, sa forme est mieux soignée que celle des poètes polonais ; mais il n'est pas aussi simple, aussi vrai que Reklewski et Gorecki: il se rappelle trop souvent qu'il appartient à la classe des lettrés; il ne peut se défaire des souvenirs classiques des poètes latins et du Tasse.

C'est le lieu de remarquer que parmi les classes élevées, les poètes slaves seuls conservaient encore le sentiment religieux; nous en avons des exemples dans les poésies de Batiuchkof, de Gorecki et de tant d'autres. Les monarques et les diplomates de cette époque parlaient souvent au nom de la religion, mais ce n'était que pour la forme. [p.280]

L'Europe réglée par le congrès de Vienne, l'empereur Alexandre retourna dans ses États, triste et soucieux. Le cabinet anglais se félicitait d'avoir réussi à former une barrière contre la France ; les monarques de l'Allemagne se promettaient d'exploiter à leur profit l'enthousiasme national excité par des promesses de concessions libérales ; l'Autriche, toujours fidèle au système du statu quo, applaudissait surtout à la sagesse politique du système. L'empereur Alexandre ne partageait pas ces illusions. Sincèrement religieux, il doutait de la durée d'une alliance universelle qui manquait de principe, d'unité religieuse. Où trouver ce principe? Chef de l'Église orientale russe, il savait que cette Église, absurde dans sa discipline, mal fondée en logique, attaquable par le raisonnement, était sans force d'action; mais il voyait l'impossibilité de la ramener au catholicisme.

D'ailleurs, l'empereur Alexandre, tout en protégeant le pape, avait des motifs d'être défiant à l'égard de l'Église de Rome. Plus d'une fois il s'était aperçu quo le sacré collège attachait plus d'importance aux négociations ayant trait à des possessions territoriales qu'à celles 'concernant la discipline de l'Église. Il se défiait également de la théologie de Metternich. Le prince Metternich ne cessait d'exposer avec une lucidité parfaite ce qu'il y avait de faux, d'absurde et d'inapplicable dans les systèmes philosophiques. Pour ce qui était du philosophisme, l'empereur n'avait rien à répondre aux raisonnements de Metternich ; mais il apercevait au fond de ces paroles [p.281] un but caché ; il voyait bien que la cour de Vienne ne visait qu'à exploiter ses sentiments religieux.

J'ai déjà dit que dans les premières années de son règne, l'empereur Alexandre ne s'entourait que de diplomates et de politiques ; les Martinistes n'avaient pas d'accès près de lui. Dans les années dont nous parlons, le sentiment religieux trouva des organes parmi les étrangers, dans madame Krüdner et ses amis, piétistes allemands, dans plusieurs ministres protestants. L'empereur respectait la sincérité de ces enthousiastes.

Madame Krüdner, saisissant le côté mystérieux de la lutte entre le Nord et le Midi, y voyait, comme Dierzawin et plusieurs mystiques de l'époque, la lutte entre les deux principes du bien et du mal. Elle voulait prouver que l'empereur Alexandre représentait le bon principe, qu'il était le génie blanc (c'est sous ce nom que les tribus finnoises le désignaient), et que l'empereur Napoléon était le génie noir. Elle méconnaissait toutes les qualités de Napoléon, tout ce qu'il avait fait dans l'intérêt de l'ordre et de l'Église ; elle ne pouvait lui pardonner sa force. Tous les hommes religieux de cette époque étaient dans les mêmes dispositions d'esprit. La religion, réduite depuis tant de siècles à mendier la protection des souverains, s'est accoutumée au rôle d'un inférieur toujours soumis, toujours résigné, toujours à genoux : on a fini par croire que tout homme fort est nécessairement irréligieux ; que toute la force vient de Satan. Les hommes de bonne foi confondaient la puissance de Napoléon avec celle du génie des [p.282] ténèbres. Tels étaient madame Krüdner et le comte de Maistre, représentant dans sa personne les légitimistes français. Le comte de Maistre écrivait que le Bellérophon, vaisseau sur lequel était embarqué l'auguste prisonnier, avait enfin vaincu la Chimère.

L'empereur Alexandre, en arrivant à Pétersbourg, au milieu de son cercle ancien, de ses diplomates, de ses généraux, de ses administrateurs, n'osa pas admettre madame Krüdner à sa cour ; il ne sut comment expliquer à son cabinet et à son conseil ce qui s'était passé dans son âme ; il eut honte de madame Krüdner, l'évita, l'éloigna même, ainsi que les plus enthousiastes de ses amis. Mais en même temps il protégeait les partisans du libéralisme, accordait une amnistie généreuse à la Lithuanie, cherchait à se rapprocher du prince Czartoryski et de plusieurs autres Polonais ; il projeta même de donner quelques garanties à la classe agricole, aux paysans. Continuant de suivre le système, du libéralisme nouveau, du libéralisme français, et ne sachant comment l'accorder avec celui des enthousiastes piétistes, comment réunir dans un même système le libéralisme avec le sentiment religieux, il prit un terme moyen, il appela auprès de lui les Martinistes déjà oubliés. Pour la dernière fois, les Martinistes paraissent dans le gouvernement.

Le prince Galitzin, honnête homme, religieux et rigide, est mis à la tête de l'instruction publique. Le prince était lié avec les anciens Martinistes, persécutés sous le règne de Paul. Ils cherchent ensemble à inculquer au gouvernement leur esprit religieux : [p.283] ils publient quelques ouvrages qui deviennent très populaires, que les paysans s'arrachent, qui excitent même la terreur des anciens administrateurs russes. Malheureusement cette religiosité, qui commence à dominer dans le cabinet, est exploitée par des hommes hypocrites, par des hommes immoraux, comme l'intrigant et dilapidateur Magnicki, qui tout d'un coup se font admirateurs des formes religieuses, propagateurs du mysticisme. En même temps, quelques vieux Russes, qui voulaient encore en revenir au système de Pierre le Grand, comme le général Araktcheieff, l'amiral Chichkoff, se rattachent à cette idée pour persécuter les étrangers, les Français, les Allemands, les Finlandais, qui encombrent les antichambres de tous les ministères. Tous ces hommes finirent par dépopulariser le système religieux de l'empereur Alexandre.

Le public confondit dans sa haine l'empereur Alexandre et tous les hommes sincèrement religieux représentés par Galitzin, avec les hypocrites représentés par Magnicki, et les vieux Russes représentés par Chichkoff. Une haine générale s'élève dans la génération nouvelle contre la dynastie des Romanow. Pour la première fois, on commence à conspirer, en vue de renverser la dynastie régnante ; on tente une révolution dans le sens propre de ce terme, une révolution comme celle de la France, un renversement pour marcher vers un but indéterminé.

Les hommes de lettres, qui étaient presque tous administrateurs, ou officiers de l'armée, entrent dans cette conspiration ; la littérature russe, vers [p.284] l'année 1820, passe tout entière du côté de l'opposition, s'enferme, vis-à-vis du gouvernement, dans un silence menaçant. La Russie présentait alors un spectacle singulier : un monarque puissant, révéré dans toute l'Europe, auquel il suffisait d'envoyer à un écrivain étranger une bague, une tabatière pour avoir des poèmes, des livres écrits à sa louange, et faire insérer dans les journaux français et anglais les plus accrédités des articles défendant sa politique, louant sa personne, ce monarque ne pouvait plus alors obtenir une seule strophe d'aucun poète russe, un seul article d'un écrivain de quelque renommée. On allait jusqu'à faire des avances à des hommes ignorés pour qu'ils voulussent bien insérer dans un livre ou dans un journal quelques mots d'éloge pour l'empereur ; et encore ne pouvait-on rien obtenir : l'opinion publique eût condamné l'écrivain assez faible pour se laisser séduire. Toute la littérature ne faisait qu'un vaste ensemble d'opposition. Bientôt une voix s'élève, elle domine tout ce mouvement et commence une époque nouvelle dans l'histoire russe : la voix d'Alexandre Puchkin.

Extrait, pages 295-296

[…] Récapitulons l'histoire des littératures des pays slaves. Nous avons vu d'abord les poètes bohèmes précéder tous les Slaves. Les Polonais suivirent leurs traces dans le XVIe siècle et bientôt les devancèrent. Les Russes, lors du réveil de leur littérature, surpassèrent en force les poètes polonais. Cependant toute cette poésie écrite, la littérature proprement dite, n'a marché jusqu'à présent que sur les traces de l'Europe : elle a reproduit la vie des peuples européens qui l'avaient devancée dans la civilisation. Le moment est arrivé où les peuples slaves sont appelés à montrer ce qu'ils ont dans leur propre fond. Une idée mère, un germe ! la protection des monarques, [p.296] les applaudissements du public, tous les moyens vulgaires de favoriser une littérature ne suffisent pas pour les créer. Vous avez vu que les Martinistes, hommes obscurs, avec une idée religieuse ont eu sur la littérature russe une influence durable et plus féconde que Pierre le Grand avec sa toute puissance et Catherine II avec sa protection civilisatrice.

La question est de savoir duquel des pays slaves doit probablement surgir cette idée nouvelle. La Russie ? Sa littérature n'a pas encore de caractère qui lui soit propre. Pour vous citer une autre opinion que la mienne, voici ce que le prince Wiazemski, un des critiques les plus distingués de la Russie, dit à ce sujet : « Le peuple russe demande une littérature. Jusqu'à présent la littérature a pris tous les caractères : elle a été française, allemande, romantique, classique ; elle n'a jamais été russe. »